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Aron, une dialectique pour notre temps : les Désillusions du Progrès

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Perrine Simon-Nahum

Directrice de recherches au CNRS et professeure attachée au département de philosophie de l’ENS-Ulm, elle est notamment l'auteur de l'essai Sagesse du politique : Le devenir des démocraties (2023).

Aron, une dialectique pour notre temps : les Désillusions du Progrès

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Perrine Simon-Nahum expose l’intérêt de l’intellectuel pour l’économie et l’organisation des sociétés. Elle considère Aron comme le « héraut d’une Raison critique de l’histoire » et juge son oeuvre comme le témoignage d’une espérance qui doit nous inviter à l’action.

 

On a souvent classé R. Aron parmi les penseurs de la droite conservatrice, qui minorent le poids de l’économie et du social au profit des facteurs politiques. Le livre qu’il fait paraître en 1969 sous le titre Les Désillusions du progrès vient démentir cette présentation (1). Il témoigne du fait qu’Aron n’a cessé de s’intéresser à l’économie et à l’organisation des sociétés qui en découle. Il est d’ailleurs en France l’un des premiers à le faire comme le montre un article, paru dans la Revue de métaphysique et de morale alors qu’il est tout jeune professeur de philosophie, intitulé « Réflexions sur les problèmes économiques français » (2). Pour celui qui caractérise la modernité comme l’ère des sociétés industrielles, l’économie constitue l’une des principales variables à prendre en compte pour apprécier la nature et l’évolution de ces dernières. Pourtant Aron, qui sera aussi un des principaux lecteurs de Marx, refuse d’établir la primauté de celle-ci sur le politique. De plus, si l’économie est le lieu de rencontre avec le réel, Aron n’en tirera jamais une méthode interprétative. Ainsi le progrès dont il est question désigne, au-delà du seul processus de croissance qui caractérise alors les sociétés occidentales, ce qui constitue le telos de la modernité. Il fait signe vers un discours sociologique comme science de la société au sein duquel s’effectue la rencontre entre la réalité des faits et leur représentation. Les Désillusions du progrès prolongent donc les réflexions de Tocqueville s’agissant des tensions créées par l’aspiration à l’égalité des citoyens dans les sociétés démocratiques en passant du niveau individuel au niveau des sociétés. Il avance l’idée que si la croissance économique permet d’aller plutôt vers l’harmonisation des sociétés que la révolte des classes défavorisées, il faut se garder de la considérer comme le remède à tous les maux et s’inscrit en faux contre les prophètes de l’époque.

« Les Désillusions du Progrès est un ouvrage prophétique et contemporain à la fois. »

 

A ce titre, Les Désillusions du Progrès ne figurent pas seulement comme l’un des grands livres d’Aron mais nous ouvrent le chemin d’interrogations qui n’ont rien perdu aujourd’hui de leur actualité. Les antinomies qu’il repère au cœur même des sociétés modernes, loin de disparaître, se sont en effet accentuées et demeurent toujours un élément central des difficultés actuelles. En ce sens, nous le verrons, il s’agit d’un ouvrage prophétique et contemporain à la fois.

 

I – Les Désillusions du progrès, un exercice de compréhension des sociétés contemporaines.

 

Le propos du livre n’ouvre pas directement sur une discussion du progrès mais sur la manière dont le discours sociologique permet de rendre compte du social. L’homme moderne, dit Aron, se définit en effet comme un être social, englobant à la fois la dimension économique des existences individuelles et collectives et leur dimension politique. Présentée ainsi la chose pourrait paraître triviale. Il n’en est rien. Le point de vue général auquel se place Aron fait en réalité intervenir une triple dialectique qu’il place au cœur de la modernité.

 

La première dialectique, définie comme celle de l’égalité, articule le désir des sociétés modernes d’assurer l’égalité entre les individus, notamment des citoyens sur le plan politique, et l’existence inévitable d’inégalités au plan économique, liées au désir de chacun de servir au mieux ses intérêts. Un deuxième mouvement dialectique met en regard la volonté pour un groupe social de voir perdurer les normes qui le définissent face à l’autonomie à laquelle aspirent les individus et qui est précisément la caractéristique de la modernité. Aron la désigne comme une « dialectique de la socialisation ». Enfin une troisième dialectique vient compléter le tableau, celle de l’universalité, qui désigne le double mouvement de l’humanité, laquelle va à la fois dans le sens de l’uniformisation et de la différenciation. Une question les traverse qui interdit résolument de faire d’Aron un penseur de droite: celle des inégalités qui, selon lui, sont aussi bien économiques que pédagogiques et culturelles. La fin de l’ouvrage évoque notamment le thème alors à la mode des inégalités de développement existant entre les différents peuples. Les désillusions du progrès naissent ainsi au creux des processus par lesquels les sociétés modernes dérogent inévitablement aux valeurs qu’elles affirment être à leur fondement. La pauvreté ne disparaîtra jamais ni les inégalités qui accompagnent notre condition historique, même s’il s’agit de les combattre.

 

Au terme du déploiement de ces trois dialectiques, la notion aronienne de progrès apparaît non seulement comme composite mais porteuse du mouvement même de l’histoire, conçu non comme le développement linéaire de forces productives présentes à un moment donné mais reprenant la définition qu’il en donnait lui-même dans sa thèse soutenue en 1938, l’Introduction à la philosophie de l’histoire à savoir un mouvement de l’histoire laissant toute leur place également à l’incertitude comme aux interventions des acteurs désireux d’intervenir dans son cours.

« La notion aronienne de progrès apparaît non seulement comme composite mais porteuse du mouvement même de l’histoire. »

 

On mesure ainsi l’originalité d’Aron à cette époque. Elle est triple.

 

D’une part, cette présentation d’un progrès aléatoire et soumis à de possibles retournements s’oppose à la présentation de la notion de croissance et de ses phases tout juste décrites par l’économiste W. W. Rostow en 1960 et son étude du décollage. Il se positionne également en faux contre l’hypothèse répandue à l’époque du rattrapage du PNB des Etats-Unis par l’Union Soviétique prévu autour des années 1970 ou de la convergence vers un modèle politique commun soutenue par des politistes comme M. Duverger. (3)

 

D’autre part, elle met en lumière l’importance des représentations à une époque de triomphe du marxisme et de sa théorie de l’importance des infrastructures. Aron montre en effet combien ni les classes sociales, ni leur évolution ne se laissent définir à l’aune de leur seule place dans le processus de production, thème qu’il développe amplement à la même époque dans les Dix-huit Leçons sur la société industrielle et la Lutte de Classes. Ce qui est une autre façon de donner toute sa part à la réalisation d’un projet politique dans la cohésion des sociétés.

 

Enfin, il se distingue des philosophes qui, tels Claude Lefort ou Cornélius Castoriadis, établissent une critique du marxisme et entreprennent de repenser le social autour des théories du travail. Il faut en effet se souvenir que la publication de l’ouvrage intervient immédiatement après les événements de Mai 68 qui ont vu le marxisme orthodoxe rejeté par les mouvements d’extrême-gauche. A l’aube des années 1970, Aron se distingue donc également des penseurs de la deuxième gauche qui voient dans le surgissement de l’événement la possibilité de l’émancipation des individus.

 

II – Contemporain et prophétique

 

Si Les Désillusions du progrès nous parlent encore aujourd’hui c’est qu’il s’agit d’un livre prophétique et contemporain à la fois. Contemporain parce que prophétique pourrait-on même dire, au sens où nous l’entendons : non pas parce qu’il s’inscrit dans ce qu’on désigne aujourd’hui comme les prophéties de malheur dont notre époque est friande mais parce que la lucidité du schéma historique qu’il dégage conserve toute son actualité.

 

Le fait qu’il résonne en accord avec l’air du temps peut interroger. Le texte fut, on le sait, en réalité écrit en 1964-1965 pour l’Encyclopedia Britannica. Aron y prolonge une démonstration entamée dans l’Opium des Intellectuels en mettant l’accent sur le fossé qui sépare les idéologies de la réalité. S’il consonne apparemment avec la critique du marxisme par les mouvements d’extrême-gauche, la contestation de l’autorité et de la société de consommation par les jeunes de Mai 68, et bientôt la remise en cause des bienfaits de la croissance par le Rapport Meadows, c’est bien la pensée de l’histoire qui constitue le coeur du propos.

 

Le progrès est tout sauf une notion monolithique. Certes, le progrès technique a changé la face de nos sociétés. Pour la première fois, comme Aron le faisait déjà remarquer dans les Dimensions de la conscience historique (1960), l’humanité partage une même histoire sous le régime de l’atome et des possibilités de destruction totale. Pourtant sa signification ne saurait s’arrêter à ses réalisations concrètes. L’homme ne se soumet jamais à la pure rationalité et n’a de cesse de se projeter dans des projets intellectuels et créations à venir. La conclusion des Désillusions du progrès souligne, sous le titre « Technique et histoire », l’importance de cette idéation laquelle fait retour vers une pensée de l’histoire. Elle reprend un grand nombre des thèmes, depuis le refus d’une téléologie de l’histoire, l’influence du hasard et la référence au mathématicien Cournot, jusqu’au pluralisme du sens à lui accorder. Le sentiment historique des sociétés modernes, marqué par une accélération, doit être rapporté à cette définition. Ainsi le progrès ne saurait être identifié à un telos, une fatalité ou un destin. Mais il ne peut non plus être assimilé à une volonté. Telle est aux yeux d’Aron l’antinomie ultime de nos sociétés: celle qui oppose le désir d’émancipation humaine et les obstacles qui l’éconduisent.

 

Les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, qu’il s’agisse du changement climatique, des pandémies ou des questions de sécurité sanitaire ou d’intelligence artificielle nous renvoient à l’antinomie globale mise en lumière par Aron. Ils font signe vers la vision que nous avons de l’individu et de « l’angoisse » ou de « l’espérance » qui accompagnent la vision de son avenir. (4) Pourtant loin d’endosser l’habit du prophète de malheur que revêtent à la même époque G. Anders et H. Jonas, Aron demeure le héraut d’une Raison critique de l’histoire. Il croit au pouvoir de cette dernière. D’où la nécessité de comprendre à quoi répond ce qu’il entend par « dialectique ». Elle ne renvoie ni au dépassement d’un terme par un autre dans une ultime synthèse, ni à une forme d’alternance mais désigne la manière que nous avons d’agir en même temps pour le meilleur et pour le pire. La vision monolithique du progrès qu’élaborent les idéologies, pour s’en réclamer ou le critiquer, est mise en échec par la variabilité de la nature humaine. L’homme est traversé d’antinomies qui déjouent les cadres sociaux qu’il s’est lui-même construits. La condition historique qui est la sienne interdit toute marche linéaire, quelque chose qui s’apparenterait à un destin qu’il soit individuel ou collectif. Considérée de ce point de vue, l’homogénéité culturelle, plus répandue encore aujourd’hui que dans les années soixante du XXème siècle, demeure un « mythe ». Cette diversité, ce pluralisme doit permettre de répondre aux tendances mortifères du progrès comme aux déceptions qu’il emporte avec lui. On pourrait ainsi conclure que c’est l’inévitable déception qu’il engendre à chaque étape de notre vie individuelle et collective, par la manière dont il déjoue à chaque instant les prédictions avancées que le progrès joue un rôle salutaire dans nos vies : celui de montrer que nous demeurons en dépit de tout des êtres libres même si nos actions ne relèvent pas entièrement du rationnel.

« Le progrès ne saurait être identifié à un telos, une fatalité ou un destin. Mais il ne peut non plus être assimilé à une volonté. »

 

Les désillusions, non seulement, ne valent pas condamnation mais portent en elles une forme d’espérance, celle que le philosophe place dans l’horizon régulateur de la raison en dépit des incertitudes du développement humain. « L’histoire n’est pas finie » comme l’écrit Aron, ce qui signifie que l’avenir dont les sociétés attendent une réponse non seulement ne leur répond pas mais leur « renvoie sous une autre forme, les questions que nous lui avons posées » (5). Tel est sans doute le meilleur antidote contre le catastrophisme et la démission démocratique que nous connaissons aujourd’hui. Le philosophe réclame d’une lucidité de jugement, ce qui ne constitue pas pour autant pour Aron une raison pour cesser d’agir dans le monde.

 


Pour lire notre recueil en intégralité, cliquer ICI 

 

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