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Aron, compagnon de route de la liberté du XX au XXIème siècles

Auteur
Auteur
Nicolas Baverez

Economiste et essayiste, il est notamment l'auteur de l'ouvrage Aron : penser la liberté, penser la démocratie (2005).

Aron, compagnon de route de la liberté du XX au XXIème siècles

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Nicolas Baverez retrace le parcours de l’intellectuel durant le XXème siècle et l’influence des guerres sur sa pensée. Il y décrit son apport dans l’introduction de l’œuvre de Marx en France. Enfin, il tire de son combat en faveur de la liberté et de la raison quelques enseignements pour les défis du XXIème siècle. 

 

Raymond Aron reste la figure majeure du libéralisme français au XXème siècle. Dans la lignée de Montesquieu, Constant, Tocqueville et Elie Halévy, il s’inscrit dans l’école française de sociologie politique, qu’il définissait en ces termes dans Les Étapes de la pensée sociologique : « C’est une école de sociologues peu dogmatiques, intéressés avant tout par la politique, qui, sans méconnaître l’infrastructure sociale, dégagent l’autonomie de l’ordre politique et pensent en libéraux » (1). Son libéralisme et sa posture de spectateur engagé lui donnent une place unique au sein des intellectuels français du siècle dernier mais lui confèrent aussi une étonnante actualité pour penser et défendre la liberté au XXIème siècle.

 

Un destin télescopé par les grandes guerres du siècle des idéologies

 

La vie et l’œuvre de Raymond Aron furent télescopées par les « grandes guerres conduites au nom des idéologies » qui, conformément à la prédiction de Nietzsche, dominèrent l’histoire violente du XXème siècle. Elle s’ouvrit en 1914 avec la Grande Guerre, neuf ans après sa naissance, pour s’achever en 1989 avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique, six ans après sa disparition.

 

Raymond Aron naquit en 1905 dans une famille d’origine juive, intégrée, patriote et républicaine. Un brillant parcours universitaire le conduisit à l’École normale supérieure en 1924, où il se lia d’amitié avec Sartre et Nizan tout en fréquentant Alain. Après avoir obtenu l’agrégation de philosophie, Aron séjourna à Cologne puis à Berlin de 1930 à 1933. La première rupture fut intellectuelle : Max Weber et les phénoménologues – Husserl et Heidegger – l’éloignèrent de l’idéalisme et du positivisme et l’amenèrent à se fixer le programme de travail d’une vie lors d’une promenade sur le Rhin : « comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur » (2). La seconde fut politique : la montée du nazisme, l’accession au pouvoir d’Hitler et la liquidation de la République de Weimar l’amenèrent à rompre avec le pacifisme de sa jeunesse.

 

Affecté à son retour d’Allemagne au lycée du Havre puis au centre de documentation économique et sociale de l’École normale supérieure, Aron publia un essai sur La Sociologie allemande contemporaine (1935) tout en fréquentant assidûment le séminaire d’Alexandre Kojève qui introduisit Hegel dans la philosophie française. En 1939, il soutint sous la direction de Léon Brunschvicg sa thèse consacrée à la philosophie de l’histoire (3), qui fit scandale en inaugurant, en France, l’épistémologie du soupçon dans le domaine des sciences sociales. Enfin, aux côtés d’Elie Halévy, Raymond Aron fut l’un des premiers à mettre en lumière la nouveauté et les traits communs du fascisme, du nazisme et du communisme ainsi que leur opposition commune aux démocraties et à alerter sur leur course à la guerre.

 

Mobilisé en 1939 et affecté comme chef d’un poste météo au nord de Mézières dans l’axe de la percée allemande, Raymond Aron réussit à replier sa section jusqu’au nord de Paris, puis à gagner Bordeaux. Il répondit à l’appel du général de Gaulle en juin 1940 et rejoignit Londres où il dirigea jusqu’à la Libération la revue « La France Libre ». La seconde guerre mondiale fut une suite de déchirures, avec le quadruple choc de la débâcle, de l’exil loin de sa femme Suzanne et de sa fille Dominique, de la révocation de l’Université en application du statut des Juifs décidé par le régime de Vichy ainsi que de la destruction de ses livres, du génocide des Juifs enfin.

 

À son retour en France, Raymond Aron choisit de ne pas rejoindre le poste dont il avait été révoqué à l’Université de Toulouse pour devenir journaliste à Point de vue puis à Combat au Figaro. Le déclenchement de la guerre froide par Staline le vit s’affirmer, avec André Malraux, comme l’un des rares intellectuels français à s’opposer au communisme. Cet engagement au service de la démocratie contre le soviétisme lui valut un isolement complet. Mis au ban par l’Université et l’intelligentsia, brouillé avec Sartre, son petit camarade, et avec la plupart de ses amis normaliens, il fut un homme seul de 1947 à 1955.

 

Raymond Aron fit son retour à l’Université en 1955. Malgré la publication de L’Opium des intellectuels (4), il fut élu à la chaire de sociologie de la Sorbonne en juin 1955. Il poursuivit alors jusqu’à sa mort une double activité d’universitaire – de la Sorbonne au Collège de France en passant par l’École des hautes études – et d’éditorialiste au Figaro (1947-1977) puis à L’Express (1977-1983).

 

Pleinement reconnu à l’étranger tant comme savant que comme analyste de l’actualité, Raymond Aron resta en France dans une position de permanent contrepied. Il déchaîna les fureurs de la droite nationaliste – jusqu’à devenir une cible de l’OAS – en prenant position dès 1957 pour l’indépendance de l’Algérie. Il devint la bête noire des gaullistes en raison de ses critiques de la conception gaullienne de l’indépendance nationale et de l’affaiblissement qui en résultait pour les démocraties face à l’Union soviétique. En mai 1968, alors qu’il avait été l’un des critiques les plus vigoureux de l’archaïsme de l’Université et un ardent défenseur de sa réforme, ses prises de position contre le nihilisme des étudiants révoltés et de leur révolution introuvable lui valurent de devenir la tête de turc des enragés et de leurs thuriféraires, en tête desquels Sartre.

 

Alors même que la défense de la démocratie et l’antitotalitarisme l’emportaient dans les années 1970, notamment sous le choc créé par Soljenitsyne, la réconciliation d’Aron avec les intellectuels de gauche fut différée à la fin des années 1970. Elle reste symbolisée par la poignée de main avec Sartre, le 20 juin 1979, dans les salons de l’hôtel Lutétia, à l’occasion de la conférence de presse organisée pour soutenir les boat people fuyant le Vietnam communiste. Les Français réservèrent un accueil enthousiaste au Spectateur engagé et aux Mémoires. Raymond Aron mourut quelques semaines après leur publication, le 17 octobre 1983, alors qu’il travaillait à un nouveau livre sur les dernières années du XXème siècle (5), terrassé par un arrêt cardiaque à la sortie du Palais de Justice où il venait de témoigner en faveur de Bertrand de Jouvenel accusé de fascisme par Zeev Sternhell (6).

« Pleinement reconnu à l’étranger tant comme savant que comme analyste de l’actualité, Raymond Aron resta en France dans une position de permanent contrepied. »

 

Une réflexion sur l’histoire du XXème siècle à la lumière de Marx

 

La pensée d’Aron, à la fois authentiquement libérale et pleinement politique, influença profondément la philosophie et la sociologie françaises. Il contribua de manière décisive à l’introduction en France de l’œuvre de Max Weber, de la phénoménologie et de la sociologie allemandes, ouvrant ainsi la voie à la critique du positivisme et à la naissance d’une philosophie française de l’histoire ainsi que le souligna Jean Cavaillès. Il fut l’un des pères de l’existentialisme, dont sa thèse constitue un manifeste. Il redécouvrit Tocqueville, ouvrant la voie aux travaux de François Furet. Il s’affirma comme le meilleur exégète français de Marx, faisant la part entre l’analyste fécond de la société industrielle et le prophète maudit de la révolution. Il se fit également le biographe et l’interprète de Clausewitz, à partir duquel il examina les mutations de ce caméléon qu’est la guerre.

 

Aron définit son œuvre comme « une réflexion sur le XXème siècle, à la lumière du marxisme, et un essai d’éclairer tous les secteurs de la société moderne : l’économie, les relations sociales, les relations de classe, les régimes politiques, les relations entre les nations et les discussions idéologiques » (7). Avec pour principe de penser l’Histoire telle qu’elle se fait et non telle qu’on la rêve.

 

S’émancipant des clivages traditionnels entre les disciplines, Aron a exploré de nombreux champs du savoir : la philosophie, la sociologie, l’histoire, les relations internationales, la controverse idéologique, le commentaire de l’actualité. Sa pensée fonde son unité dans la conception de la condition humaine élaborée dans sa thèse. Elle se trouve résumée en une formule : « L’homme est dans l’histoire; l’homme est historique; l’homme est une histoire». L’existence humaine est tragique, qui impose à chacun de décider de son destin à partir de connaissances partielles et d’une raison limitée ; mais elle n’est pas pour autant condamnée au désespoir et à l’absurde, car l’engagement permet de surmonter la relativité de l’histoire et des savoirs pour accéder à une part de liberté et de vérité.

 

Pour Aron, la liberté politique est première, mais ce primat est historique et non philosophique. Elle n’obéit pas à une révélation providentielle, à un principe transcendant ou à une loi de l’histoire. Elle est le produit singulier de l’Europe des Lumières, au confluent des révolutions anglaise, américaine et française. Elle n’est jamais acquise mais repose sur la volonté des citoyens qui doivent la construire et la défendre en tenant compte des configurations géopolitiques, des institutions, des systèmes économiques et des mœurs propres à chaque époque. Elle est plurielle car elle juxtapose des droits hétérogènes, politiques, économiques, sociaux, environnementaux. Elle repose sur un pari pascalien sur l’existence de la raison et sa capacité à endiguer les passions. Pour toutes ces raisons, la démocratie est un régime très fragile mais qui peut aussi montrer une force de résistance insoupçonnée si elle est capable de mobiliser le désir d’engagement, l’énergie et la créativité des citoyens.

 

Dès lors que le XXème siècle était placé sous le signe des idéologies, ces religions séculières qui entendaient supplanter la démocratie, Aron réserva une grande part au commentaire critique de Marx – chez lequel il sépare le sociologue de la révolution industrielle du prophète maudit de la révolution -, et des marxistes – au premier rang desquels Sartre, Merleau-Ponty et Althusser -. Il démontra l’impossibilité de concilier l’idée d’un sens de l’histoire avec la liberté, opposa le développement des économies occidentales à la prédiction d’une crise inéluctable du capitalisme, souligna le mélange pervers de foi et de terreur qui servait de ciment à l’empire soviétique.

 

La sociologie des sociétés industrielles explore ainsi les points communs et les différences entre les régimes libéraux et socialistes à travers la trilogie : Dix-huit leçons sur la société industrielle (1962), La Lutte des classes (1964), Démocratie et totalitarisme (1965). Pour Aron, « industrielle serait la société dans laquelle les grandes entreprises constituent la forme caractéristique de l’organisation du travail », ce qui va de pair avec l’accumulation du capital et la généralisation du calcul économique. Les traits que partagent les systèmes capitalistes et communistes n’impliquent pas pour autant leur convergence, puisque leurs structures politiques restent irréductiblement antagonistes : le pluralisme s’oppose au parti unique, les libertés fondamentales à l’existence d’une vérité d’État, l’autonomie des acteurs sociaux à leur contrôle, l’État de droit à un appareil de répression hypertrophié, le marché à la planification centralisée.

« Pour Aron, la liberté politique est première, mais ce primat est historique et non philosophique. »

 

L’étude des relations internationales constitue le contrepoint naturel de l’analyse de la société industrielle : d’un coté le surgissement de la violence avec l’alternance de la guerre et de la paix, la lutte des nations et des empires ; de l’autre la logique de la société marchande, porteuse d’une compétition pacifique, vecteur d’un individualisme qui cherche à s’émanciper de la tutelle des États. Venu à la stratégie durant son séjour à Londres à travers l’analyse des théâtres d’opérations du conflit mondial, associé très tôt aux réflexions pour conceptualiser l’usage de l’arme nucléaire, commentateur régulier de l’actualité internationale, Aron proposa dans Paix et Guerre (1962) une interprétation théorique du système diplomatique et stratégique mondial, fondée sur le rôle clé des États, seuls arbitres du recours aux armes. Penser la guerre, Clausewitz (1976) poursuit l’exploration des relations antinomiques entre la violence et la raison, la souveraineté et les empires. A partir de l’ambivalence de la pensée de Clausewitz, qui est à la fois le théoricien de la guerre totale et du conflit limité, de l’ascension aux extrêmes et du contrôle de la force, Aron montre comment les différentes configurations du système international au cours du XXème siècle combinent les passions des peuples et les intérêts des États, la vision des stratèges et l’équilibre instable des puissances rivales.

 

Raymond Aron propose ainsi une analyse originale des relations internationales, qui allie le réalisme et le libéralisme. Sa pensée est réaliste dans la mesure où elle cherche à comprendre au plus près les décisions des acteurs à partir de l’affrontement des volontés de puissance, de la rivalité des États, des ambitions des dirigeants politiques et des chefs militaires. Mais elle reconnaît aussi la liberté des hommes qui « font leur histoire même s’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » (8). Elle récuse tout déterminisme en assumant la complexité, l’incertitude et la vaste palette des possibles. Surtout, au cœur d’un siècle dominé par trois guerres mondiales, Aron s’est résolument engagé au service de la défense des nations contre les empires et des démocraties contre les totalitarismes.

Parallèlement à ses travaux universitaires, Aron joua ainsi le rôle de « professeur d’hygiène intellectuelle des Français », selon la formule de Claude Lévi-Strauss, à travers ses chroniques du Figaro et de L’Express, les revues libérales Preuves, Contrepoint ou Commentaire qu’il anima ou fonda, et plus encore ses essais. L’Opium des intellectuels, publié en 1955 à la veille de l’intervention soviétique en Hongrie, décilla une première génération de compagnons de route du communisme, parmi lesquels François Furet. Dès 1957, il prit position en faveur de l’indépendance de l’Algérie au grand scandale des conservateurs. En 1968, il analysa les événements de mai comme une pseudo-révolution : l’emballement des discours idéologiques masquait l’absence de projet politique, débouchant sur un nihilisme destructeur tant pour la République que pour l’Université. Les Désillusions du progrès (1969) développent une méditation sur le désenchantement des sociétés démocratiques, tandis que le Plaidoyer pour l’Europe décadente (1977) exhorte l’Europe, riche et vulnérable, à retrouver un statut d’acteur politique majeur, en échappant à l’alternative de l’intégration dans la sphère d’influence des États-Unis ou de l’asservissement au sein de l’empire soviétique.

 

Penser et défendre la liberté au XXIème siècle

 

Raymond Aron demeure un des héros du combat pour la liberté et la raison au XXème siècle : « Quand on se bat pour quelque chose, on ne calcule pas la probabilité de gagner ou de perdre… on se bat » martèle-t-il dans Le Spectateur engagé. Il fut l’un des très rares qui sauvèrent l’honneur des intellectuels français au XXème siècle par son engagement contre le nazisme dans les rangs de la France Libre, contre le stalinisme au cœur de la guerre froide, au service de la liberté et des victimes du totalitarisme – du soutien aux dissidents de l’est à celui des boat people -. Il témoigne de ce que le courage n’est pas le monopole des hommes d’action mais peut aussi être le privilège des hommes de pensée. Mais il peut être tentant de célébrer sa clairvoyance pour mieux l’enfermer dans le passé. Raymond Aron, victime de sa volonté de penser au plus près la politique et l’histoire, serait aussi irremplaçable pour expliquer le XXème siècle qu’inutile pour comprendre le XXIème siècle.

 

De fait, l’âge de la mondialisation est très différent de celui des idéologies. Le nationalisme et la religion effectuent un retour en force. Le capitalisme est devenu universel en même temps que son centre de gravité basculait vers l’Asie-Pacifique. L’économie numérique a supplanté la société industrielle. Le monde bipolaire de la guerre froide, dominé par les deux superpuissances et régulé par la dissuasion nucléaire, a cédé la place à un système multipolaire très instable. Trois cycles majeurs se sont achevés qui fournirent le cadre des réflexions d’Aron. L’Occident, qui dominait le monde depuis la fin du XVème siècle, a perdu le contrôle de l’ordre mondial en 2001 avec les guerres perdues d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak et du Sahel, du capitalisme avec le krach de 2008, de la capacité à gérer les crises avec l’épidémie de Covid en 2020. Le système international mis en place en 1945 est paralysé et contesté par les empires autoritaires et le Sud global. Enfin, les États-Unis, traversés par une profonde crise intérieure qui divise la société et déstabilise leur démocratie, ne sont plus en position de réassurer seuls le système international et le capitalisme.

« Raymond Aron fut l’un des très rares qui sauvèrent l’honneur des intellectuels français au XXème siècle par son engagement contre le nazisme dans les rangs de la France Libre, contre le stalinisme au cœur de la guerre froide, au service de la liberté et des victimes du totalitarisme. »

 

Pour autant, Raymond Aron n’a jamais été plus actuel et reste notre contemporain tant pour penser l’histoire universelle du XXIème siècle que pour défendre la liberté, prise sous le feu croisé des empires autoritaires et du djihadisme, des populismes et des religions de l’identité. Sa pensée n’obéit en effet pas à un système dogmatique. Elle confronte sans cesse les idées et les faits, les bouleversements systémiques et l’action des hommes ; elle épouse le cours de l’histoire sans rien renier de l’universalité de certaines valeurs qui sont nées en Occident mais qui demeurent décisives pour l’humanité. Elle appelle chaque génération à réfléchir aux principes de la période historique dans laquelle elle se trouve plongée, à trouver en elle la volonté et les moyens de protéger la liberté pour décider de son destin, sans le remettre entre les mains d’une improbable Providence ou d’hommes forts dont les promesses se résument à l’alliance du mensonge et de la terreur.

Aron fut l’un des tout premiers à entrevoir le basculement vers l’histoire universelle, même s’il n’avait prévu ni la désintégration de l’Union soviétique de l’intérieur, ni l’avènement du capitalisme mondialisé. Dès 1960, il avait imaginé les futurs principes de la mondialisation – notion qu’il utilisa dès 1969 (9) -, dans une conférence consacrée à « L’Aube de l’histoire universelle » qu’il définissait comme la naissance d’une société humaine vivant une seule et même histoire. Or l’âge de la mondialisation repose précisément sur un mouvement dialectique entre le caractère universel du capitalisme et des technologies, d’une part, l’instabilité propre à un système multipolaire, l’hétérogénéité radicale des valeurs et des institutions politiques, de l’autre. Le dilemme fondamental de notre époque apparaît dès lors celui qu’Aron avait explicité en ces termes : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entretuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? » (10).

 

L’invasion de l’Ukraine constitue une rupture historique et stratégique, qui marque le retour de la guerre de haute intensité en Europe mais ouvre surtout une grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties. La géopolitique reprend le pas sur l’économie, les États sur les marchés, la protection sur le libre-échange, la sécurité sur l’optimisation des chaînes de valeur. La mondialisation éclate et se reconfigure autour de blocs dominés par la reconstitution de murs entre les États-Unis et la Chine, l’Europe et la Russie. Face à la revendication des empires autoritaires d’étendre sans limites leur zones d’influence et de construire un monde post-occidental qui est en réalité un monde post-démocratique, les nations libres mesurent qu’elles s’étaient bercées dans l’illusion d’une guerre impossible et d’une paix perpétuelle alors que la paix est impossible et la guerre omniprésente. Elles redécouvrent les dilemmes explorés par Aron de la définition d’une stratégie de dissuasion des empires autoritaires qui évite l’escalade, y compris nucléaire, et respecte leurs valeurs. Comme il l’avait décrit, elles sont confrontées au défi de se réarmer non seulement sur le plan militaire et technologique mais sur le plan politique, intellectuel et moral, ce qui est particulièrement difficile pour l’Europe qui s’était abandonnée à la tentation de renoncer aux armes : « Les Européens voudraient sortir de l’histoire, de la grande histoire, celle qui s’écrit en lettres de sang. D’autres, par centaines de millions y entrent ou y rentrent » (11).

« Aron fut l’un des tout premiers à entrevoir le basculement vers l’histoire universelle, même s’il n’avait prévu ni la désintégration de l’Union soviétique de l’intérieur, ni l’avènement du capitalisme mondialisé. »

 

L’autre péril qui menace les démocraties, et sur lequel se fondent les empires autoritaires pour juger leur déclin inéluctable, découle de leur crise intérieure. Les classes moyennes, qui forment le socle des nations libres, ont été profondément déstabilisées par la mondialisation qui a libéré du pouvoir d’achat en contrepartie de la délocalisation de l’industrie et des emplois, par la révolution numérique qui polarise les statuts sociaux et les territoires, par la guerre culturelle qui instaure une lutte des identités – l’ultranationalisme et le racisme répondant au wokisme – , par le sentiment de déclin face à la montée de l’Asie et des régimes autoritaires, notamment de la Chine. Les individus sont atomisés et toute forme de bien commun disparaît. Il en résulte une montée des populismes, qui aggrave les maux qu’ils dénoncent en paralysant le fonctionnement des institutions, en légitimant le recours à la violence, en divisant les nations et en faisant éclater la communauté des citoyens. Et ce au moment même où s’entrecroisent les crises sanitaire, énergétique, alimentaire, financière, géopolitique et climatique.

 

Au cœur de ces tensions comme de la recherche de leur résolution, on trouve les trois dialectiques dont Raymond Aron faisait le moteur des sociétés modernes : l’égalité, la socialisation et l’universalité. L’âge de l’histoire universelle et de la révolution numérique exacerbe les antinomies de la liberté moderne, écartelée entre d’une part une rationalité toujours plus exigeante des techniques, des comportements et des institutions, d’autre part les revendications identitaires et la flambée des passions collectives. Face aux démagogues et aux extrémistes comme aux djihadistes et aux autocrates, Aron nous rappelle que la survie de la démocratie ne passe pas par les utopies révolutionnaires, qui font culminer la violence et détruisent l’État de droit, mais par l’éducation des citoyens à la responsabilité et à la liberté ainsi que par un travail permanent de modernisation économique, de solidarité sociale et de réforme des institutions. La seule solution à la crise des démocraties reste la liberté politique.

 

L’ultime enseignement d’Aron concerne l’engagement dans le combat pour la liberté et sa conviction qu’il peut être gagné si les démocraties savent mobiliser l’énergie et la créativité de leurs citoyens. La conclusion à laquelle Aron aboutit dans L’Opium des intellectuels (12) n’a rien perdu de son acuité : « la liberté est l’essence de la culture occidentale, le fondement de sa réussite, le secret de son étendue et de son influence ». Cette liberté est d’abord politique et non pas économique. Elle ne saurait se réduire au marché qui relève de la catégorie des moyens et non des fins. Elle ne constitue pas davantage un monopole ou une rente de l’Occident et a vocation à réunir tous les hommes. Elle n’est jamais acquise mais toujours à conquérir et à réinventer.

 

La liberté politique est redevenue, depuis la guerre d’Ukraine, l’enjeu central de l’histoire du XXIème siècle avec la grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties, comme elle le fut au XIXème siècle avec l’opposition entre sociétés démocratiques et d’Ancien Régime ou au XXème avec la lutte à mort entre totalitarismes et démocraties. Les nations libres s’y engagent avec retard et difficulté, handicapées par leurs erreurs – démesure de l’hyperpuissance pour les États-Unis et tentation de la fin de l’histoire pour l’Europe – et par leur crise intérieure. Mais elles continuent à disposer de formidables capacités de résistance pour peu qu’elles arrivent à remobiliser et rassembler leurs citoyens, à refonder leur légitimité et à refaire leur unité.

« L’ultime enseignement d’Aron concerne l’engagement dans le combat pour la liberté et sa conviction qu’il peut être gagné si les démocraties savent mobiliser l’énergie et la créativité de leurs citoyens. »

 

S’il est loin d’être gagné, ce combat n’est pas perdu comme l’a montré l’année 2022, qui confirme le jugement qu’Aron portait sur l’issue de la guerre froide dans ses Mémoires : « Je ne veux pas céder au découragement. Les régimes pour lesquels j’ai plaidé et dans lesquels certaines ne voient plus qu’un camouflage de pouvoir par essence arbitraire et violent, sont fragiles et turbulents, mais tant qu’ils resteront libres, ils garderont des ressources insoupçonnées » (13). Cette année tragique a aussi prouvé que les autocraties n’étaient ni invincibles – avec la débâcle stratégique de la Russie de Vladimir Poutine – ni infaillibles – avec l’impasse de la stratégie zéro Covid, la fin des Quarante Glorieuses et les dilemmes de l’amitié sans limite avec la Russie de la Chine de Xi Jinping -. Dans le même temps, les démocraties, après un temps de sidération, ont fait front, sortant du déni et de la passivité pour engager un réarmement militaire mais aussi économique et politique : puissant réinvestissement de l’Allemagne et du Japon dans leur défense ; soutien militaire et financier de l’Union à l’Ukraine, y compris avec la perspective d’une adhésion accélérée ; réengagement des États-Unis en Europe ; résurrection et élargissement de l’OTAN à la Finlande et à la Suède dès que la Turquie aura levé son veto ; mise en place progressive d’une stratégie de cantonnement des empires autoritaires.

 

Face à l’accélération de l’histoire, à l’ensauvagement du monde et au retour de menaces existentielles sur la démocratie, le courage et la détermination de Raymond Aron nous invitent à la raison et à la modération mais aussi à la mobilisation et à l’action. Il nous rappelle que l’ultime rempart de la liberté réside dans l’engagement des citoyens à la défendre. Il nous incite à refuser la résignation et à faire le choix du combat pour la dignité et la liberté des hommes, à ne pas laisser le dernier mot à la violence et à faire le pari de l’espoir : « Je crois, affirmait-il en juin 1939, à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent ».

 


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Sources :

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