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Un héritage pour comprendre la crise démocratique française au XXIème siècle ?

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Rafaël Amselem et Baptiste Gauthey

Rafaël Amselem est chargé d’études de GenerationLibre et Baptiste Gauthey est doctorant en histoire contemporain et contributeur à l'Express.

Un héritage pour comprendre la crise démocratique française au XXIème siècle ?

 

Dans leur contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Rafaël Amselem et Baptiste Gauthey opposent la conception libérale et constitutionnelle de la démocratie à la souveraineté populaire rousseauiste. A l’aune de la pensée de Raymond Aron, pour qui le compromis est nécessaire à la concurrence pacifique dans une démocratie, ils expliquent en quoi l’hyperprésidentialisation, l’excès de radicalité, et le refus de l’altérité politique sont des obstacles à ce même compromis. Enfin, Baptiste et Rafaël appellent à une rupture avec la logique verticale de nos institutions, la culture du contrôle administratif et la frénésie égalitariste.  

 

Introduction

 

« Expliquer un régime politique ou l’analyser, c’est toujours le dépoétiser, et c’est pourquoi il y a une grande sagesse dans les régimes qui interdisent qu’on les remette en question »

Raymond ARON, Introduction à la philosophie politique : démocratie et révolution, Paris, Libr. Générale Française, coll.«Le livre de poche références », n ̊ 536, 1997, p. 55.

 

Que ce soit dans Démocratie et totalitarisme, Introduction à la philosophie politique ou encore Essai sur les libertés, la démocratie chez Aron est minutieusement dépecée, disséquée, morceau par morceau, décortiquant à la fois les institutions de la démocratie, la structure sociale qui les sous-tend, le poids des groupes d’intérêts, les dynamiques historiques qui ont guidé leur évolution, les liens qui régissent encore les rapports entre société civile et parlementaires, parlementaires et gouvernement, gouvernement et syndicats ; et on croirait s’y perdre, les détails – parfois insignifiants en apparence – s’accumulant et les digressions surgissant de toutes parts. C’est sans doute ce mode de discours marqué par le trop-plein-de-descriptif qui valut à Aron la réputation d’une certaine tiédeur, voire d’auteur rébarbatif. S’il y a une grande sagesse à ne pas dépoétiser un régime, alors, définitivement, Aron n’est pas un poète et il s’applique avec méthode et franchise à ne pas l’être.

 

Pourtant, c’est ce buisson d’informations qui fait la valeur de son œuvre. Le diable se cache dans le détail : Aron l’a bien saisi. S’il n’est pas un poète, c’est que sa démarche entière consiste à saisir le réel dans toute sa complexité. La nuance qui marque son parcours n’est donc pas la traduction d’une mollesse d’esprit ou pire un manque d’audace intellectuelle : sa nuance est le souci permanent de discourir à partir d’éléments vérifiés, partant du déroulé historique, et non fantasmés depuis la tour d’ivoire de l’idéologie.

 

Alors il faut mettre les mains dans le cambouis. « Le café, c’est la maison ouverte, de plain-pied avec la rue, lieu de la société facile ». Par cette formule, Levinas émettait un reproche à l’adresse de certains de ses contemporains se complaisant dans le commentaire facile de l’actualité, « de plain-pied avec la rue », en infraction avec la mission de l’intellectuel. Assurément, Aron n’était pas de ceux-là.

 

Cette capacité à surenchérir dans le détail est ce qui permet à Raymond Aron, à la fin d’un long développement, de trancher. En l’occurrence, les démocraties sont des régimes fragiles. Certes, les démocraties ont des mérites irréductibles : elles distillent le souci de l’égalité, elles cadrent le pouvoir, l’assiègent de normes, avec cet autre souci concomitant de prévenir l’arbitraire. Sans doute, les démocraties sont les régimes qui ont le mieux pensé les garanties des citoyens contre les abus du gouvernement : constitutionnalisme, séparation des pouvoirs, recours juridictionnels, État de droit. Mais les démocraties sont empêtrées dans les contradictions. Dans leur essence, déjà, tiraillées entre un versant libéral visant à limiter le pouvoir et garantir les droits de l’opposition, et un versant populaire qui tend à organiser la toute-puissance du peuple ; dans leur organisation, aussi, institutionnalisant le conflit permanent entre groupes et individus, au risque de la dislocation de l’unité nationale ; dans leur évolution, encore, dépréciant à la fois le pouvoir au nom de l’égalité, mais réclamant dans le même temps d’organiser l’égalité sociale au nom du même principe, découlant sur une extension des pouvoirs de l’État. Il n’y a pas de certitude quant à leur évolution historique. Ce qui est certain en revanche, c’est que les démocraties comportent leurs propres facteurs d’instabilité et de corruption. Ce sont ces facteurs que nous tenterons d’étudier dans ce propos.

 

Faire parler les morts, voilà une tâche audacieuse. Nous ne nous y risquerons pas. Notre propos ne sera pas un exercice de ventriloque. Nous ne savons pas ce que dirait Aron sur les institutions de la Vème République telles que pratiquées aujourd’hui, ni sur l’état de la société française alors que les urgences en tout genre (sanitaire, sécuritaire, écologique) s’accumulent. A fortiori, la pensée de Aron est celle d’un homme de son temps, qui analyse ses contemporains, sans abstraction : ainsi évoque-t-il le PC, les gaullistes, les courants révolutionnaires des années 50. Cette donnée inconnue nous oblige à l’humilité. Mais quelque chose nous reste malgré tout permis. Un exercice qu’on pourrait appeler d’interprétation déductive, formule que nous empruntons à Moshe Halbertal (1). Nous ne dirons pas à la place de Raymond Aron. Nous pouvons en revanche mobiliser ses écrits pour analyser, avec nos mots, les dynamiques qui traversent nos institutions, en 2023. Ce n’est pas Aron qui parlera, mais nous. Ce qui est toutefois à espérer, c’est qu’à travers nos réflexions, nous arriverons, d’une part, à rester fidèle à ses écrits et, d’autre part, à mettre en valeur sa pensée. Voilà ce que nous entendons par interprétation déductive : déduire une analyse à partir des mots de Aron, sans toutefois avoir la prétention de se substituer à l’auteur.

 

Qu’est-ce que la démocratie ?

 

Qu’est-ce que la démocratie ? Le fait majoritaire, pardi ! Voilà ce que serait sans doute la réponse d’un passant quelconque qu’on interrogerait, au hasard, dans la rue : la démocratie, c’est d’abord le pouvoir de la majorité, l’expression populaire, la consultation du peuple. C’est contre nos premières évidences que se fonde la leçon de Raymond Aron. Diverses conceptions et esthétiques sont en fait en concurrence pour s’approprier la définition de la démocratie. C’est cette polysémie, qui inclut des tendances contradictoires internes au phénomène démocratique, qu’il nous faut aborder pour commencer notre étude.

« La nécessaire défense des libertés, la lutte contre l’arbitraire, la garantie des droits – nous conduisent à la conclusion politique suivante : il nous faut désormais prôner la rupture. »

 

Aron oppose deux visions, deux interprétations contradictoires de la démocratie qui, selon lui, traversent les sociétés modernes, et qu’il explore dans des cours rassemblés dans son Introduction à la philosophie politique. À la suite d’Alexis de Tocqueville, Aron considère que les sociétés démocratiques modernes voient se développer en leur sein deux tendances, une libérale et une dite de la souveraineté populaire.

 

La démocratie de la souveraineté populaire

 

La démocratie de la souveraineté populaire s’inscrit dans la continuité du Contrat social rousseauiste. Pour Aron, l’idée maîtresse du Contrat social « est que le pouvoir doit être l’expression du peuple, considéré comme un ensemble cohérent » (2). Ainsi pour Rousseau, « la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun » (3). Cette notion de « bien commun », qui doit être déterminée par le « peuple » lui-même, est centrale puisque c’est en son nom que le pouvoir étatique légitime les contraintes imposées aux individus : « c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée ». C’est encore en ce sens qu’il affirme que « le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte, comme j’ai dit, le nom de souveraineté » (4).

 

Si la démocratie rousseauiste qui se dessine dans Du contrat social se donne pour objectif de « trouver une formule d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (5), le philosophe dévoile quelques lignes plus tard la véritable nature du régime qu’il appelle de ses vœux : « l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer : car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature se subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine » (6). Dans cette structure prime une conception holiste du pouvoir, c’est-à-dire l’idée que les injonctions de la collectivité supplantent les volontés individuelles et les droits personnels. Dans un renversement logique plutôt subtil, l’effacement de l’individu n’en est pas un : associé aux autres citoyens dans une entité (le « peuple ») qui partage la recherche d’un « intérêt général » en commun, l’action de collectivité ne peut se faire à l’encontre des intérêts de l’individu.

 

Comme le critiqueront par la suite les philosophes libéraux, l’intention rousseauiste porte beaucoup plus sur l’identité du titulaire du pouvoir que l’étendue de celui-ci. Là où Rousseau affirme qu’il faut remplacer le monarque par le peuple et que là réside le pouvoir légitime, les libéraux répondent que l’un et l’autre peuvent être despotiques : tout dépend des prérogatives qu’on leur attribue.

 

Dans cette lignée, Aron rejette cette tendance égalitaire : elle risque de « conduire à la dictature du peuple » (7) puisque « le peuple – ou ceux qui disent qu’ils représentent le peuple – veut avoir tous les pouvoirs » (8) ; Benjamin Constant ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que le contrat social rousseauiste, « si souvent invoqué en faveur de la liberté », est en fait « le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme » puisqu’il accomplit « l’aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté » (9). Ainsi, il s’empresse d’alerter son lecteur du fait qu’en absence de définition et de délimitation exacte de l’étendue de la souveraineté du peuple, « le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application » (10) . Ces citations témoignent d’une crainte partagée quant aux dérives probables de la démocratie de souveraineté populaire : la dictature du peuple ne serait qu’une autre forme de despotisme.

 

Fidèle à sa marque de fabrique, Aron en critique de surcroît la praticabilité. « Régime impossible », résultant d’une « mystique », il nous rappelle que toute organisation politique est pour l’essentiel une oligarchie (11), c’est-à-dire qui repose sur la mainmise du pouvoir par une minorité. Lorsque le peuple est composé de millions d’âmes, comment imaginer qu’une majorité se mette d’accord sur une conception unique de l’intérêt général ?

 

La démocratie à tendance libérale et constitutionnelle

 

La continuité entre la pensée des deux auteurs se poursuit dans le type de régime démocratique auquel ils donnent leur assentiment : la démocratie à tendance libérale et constitutionnelle.

 

On peut la définir selon les termes de Constant : « la souveraineté du peuple n’est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste […] Tout despotisme est donc illégal […] Car il s’arroge, au nom de la souveraineté du peuple, une puissance qui n’est pas comprise dans cette souveraineté… » (12) Et Aron d’abonder : « la justification qui me paraît la plus forte de la démocratie, ce n’est pas l’efficacité du gouvernement que se donnent les hommes lorsqu’ils se gouvernent eux-mêmes, mais la protection qu’apporte la démocratie contre les excès du gouvernement. » (13) La conclusion qui s’impose chez nos deux auteurs libéraux est donc que le pouvoir ne tire pas sa légitimité de sa seule origine populaire, mais de son caractère constitutionnel, « c’est-à-dire [qu’il] ne soit exercé que selon des règles, dans le respect d’un certain nombre de principes juridiques applicables à tous les citoyens » (14). Contre la souveraineté populaire qui aboutit « à la toute-puissance de la majorité parlementaire » (15), Aron oppose « l’idée de constitutionnalisation des pouvoirs » (16).

« Tout le monde est libre par principe, tout le monde est d’abord innocent, et ce n’est qu’a posteriori, en fonction d’un acte d’incrimination, qu’il y a des criminels à sanctionner. »

 

La grille de lecture aronienne porte en elle-même une première tension centrale, qui détermine toutes les autres, et qui se situe dans la coexistence, au cœur même des démocraties modernes, de deux visions contradictoires : « Dès l’origine de l’idée démocratique, écrit Aron, il y avait deux tendances, une tendance libérale et une tendance autoritaire, populaire, une tendance à l’autonomie des personnes et une tendance à la puissance de l’État, ou encore une tendance aux libertés individuelles et une tendance à l’égalité » (17). Ces deux façons d’envisager l’idée démocratique se fondent sur deux interprétations opposées des rapports entre individu et collectivité. La tendance égalitaire fait écrire à Rousseau que « mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens » (18), quand la tendance constitutionnelle libérale, sous la plume de Constant, tire la couverture du côté des individus puisqu’il y a « une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale » (19).

Résumons. Aron distingue deux tendances contradictoires de la démocratie. Alors que l’idée de souveraineté populaire peut conduire à la dictature du peuple, « l’idée de constitutionnalisation des pouvoirs aboutit à la conclusion que l’essence de ce régime est de respecter l’opposition » (20).

 

La démocratie libérale-constitutionnelle : la grande fabrique du compromis ?

 

Nous venons de le voir, la démocratie n’est pas que le pouvoir de la majorité, l’expression populaire et la consultation du peuple. Elle est avant tout concurrence pacifique pour le pouvoir.

 

« Quand on dit « souveraineté du peuple », on rend possible toutes sortes de jeux idéologiques. En effet, comme on ne sait pas très bien ce que c’est que le peuple et qu’il y a, dans l’idéologie politique, toutes sortes de manipulations de la notion de peuple, il vaut mieux laisser de côté des notions obscures et partir de faits très simples » (21). La concurrence pour le pouvoir est un de ces faits très simples : sur l’agora, chacun en conviendra, il y a des luttes partisanes et personnelles pour acquérir le pouvoir, et la démocratie est un système qui organise la concurrence pacifique de ces batailles, considérant que ceux désignés en fin de processus ne le sont pas par naissance ou privilège quelconque. Des règles encadrent d’emblée cette rivalité, des règles elles-mêmes publiques, issues d’un processus de représentation électorale, et sous-tendues par la nécessité de garantir les libertés politiques et personnelles. Sans elles, le processus de concurrence serait vicié : « pour que la concurrence soit pacifique, il faut que les citoyens ne courent pas un risque excessif d’être mis en prison s’ils expriment certaines opinions » (22). En ce sens, la démocratie est une réalité institutionnelle : une concurrence organisée. Réalité sociale contraire, nous dit Aron, à un autre phénomène social universel : la concurrence pour les faveurs du prince, réalité informelle encadrée par aucune règle, si ce n’est des normes implicites, interpersonnelles et infra-légales, en clair, une concurrence non organisée.

 

Or, point fondamental, l’institutionnalisation de la concurrence pacifique passe par la fabrication, dit-il, du compromis. Compromis ? La pleine puissance majoritaire pourrait-elle souffrir d’accommodements avec la minorité électorale déchue ? Pour Aron, non seulement cela est souhaitable, mais encore nécessaire : pas de compromis, pas de concurrence pacifique… Notons qu’il est bien question de construction : en bon libéral, le social comme le politique ne sont pas considérés en premier lieu comme des données naturelles, elles sont avant tout une construction, c’est-à-dire le résultat de projections préalables de volontés humaines plus ou moins conscientes sur la société (23) en vue d’une fin déterminée. Les institutions occupent à cet égard une place déterminante en ce qu’elles incitent à l’adoption de certains comportements : qu’un gouvernement dispose ou non du 49.3, il en résulte des rapports de force avec le Parlement et des stratégies législatives bien différenciées. Ainsi, le compromis n’est pas d’emblée. Il n’a rien de spontané. Il résulte avant tout d’une structure étatique déterminée qui incite les acteurs en concurrence à considérer la perspective des autres pour atteindre les siennes.

 

Si donc le compromis est construit, encore faut-il en comprendre la nécessité. Elle résulte chez Aron de deux perspectives. Une première, historique : concrètement, la démocratie s’est installée par l’inclusion des forces sociales nouvelles dans le spectre politique – la bourgeoisie au moment de la Révolution, le prolétariat par la suite. « En France, l’évolution vers un système comparable s’est accomplie à la suite d’une série de révolutions, parce que, à chaque époque, les groupes privilégiés ont hésité à conclure des compromis avec les représentants des forces sociales nouvelles. En effet, quand un groupe veut participer au pouvoir et que les anciens privilégiés l’écartent, il y a une probabilité de révolution. » (24)

 

De cette perspective historique découle une nécessité politique plus générale : si d’aventure les forces sociales nouvelles se sentent exclues du cadre institutionnel, soit qu’elles n’aient aucune chance d’accéder au pouvoir, soit que ses revendications ne trouvent aucun écho, leur relation au pouvoir ne pourra être qu’un lien de frustration, de marginalisation, voire de retranchement. Se sentir étranger au pouvoir en place, c’est non seulement voir sa liberté politique être froissée (« ils ne me représentent pas ! »), mais c’est encore basculer dans un rapport d’hostilité à celui-ci. Être étranger au pouvoir, voilà le critère déterminant pour acquérir le sentiment intime qu’il est autoritaire.

 

En un mot, le compromis permet de construire un rapport d’identification entre toutes les forces sociales avec les institutions qui se réclament d’elles. Parce que la concurrence pacifique nécessite l’acceptation d’une alternance politique non-conflictuelle, c’est-à-dire d’être d’accord de voir le pouvoir passer à des mains autres que les siennes, sans que les acteurs ne perdent espoir d’avoir voix au chapitre une fois retranché dans le camp minoritaire, il faut construire le compromis ; sinon, personne n’accepterait les changements politiques mis en oeuvre, voire les règles elles-mêmes, de manière pacifique. Ainsi, le compromis entretient un rapport d’altérité et de reconnaissance réciproque : chacun reconnaît à l’autre sa légitimité à être au pouvoir, d’appliquer des idées qui lui sont opposées, en même temps que les acteurs en marge du pouvoir se sentent reconnus dans leurs convictions dans ce qu’elles ont de représentatives au sein de la société. Le compromis est donc déterminant en tant que vecteur de pacification.

 

Tensions, contradictions et défis de l’État démocratique moderne

 

La concurrence pacifique : facteur de désunion ?

 

Cette idée du compromis ne va pas de soi. Nous la comprenons comme idée générale, comme nécessité abstraite, mais dans la réalité de notre vécu, elle comporte quelque chose de très insatisfaisant pour l’esprit humain, tant du côté du politique que du côté de la société civile.

 

En considérant qu’une philosophie politique doit être complète pour emporter l’ensemble de ses effets qu’on postule positifs pour la société – sans quoi on n’adhérerait pas à tel ou tel projet politique – le compromis ne peut être que vexatoire. Il oblige en permanence à la retenue, à renoncer à la cohérence systémique, à ce que toute proposition ou presque comporte un astérisque.

« Les institutions sont d’autant plus enclines à la centralisation et à l’omnipotence que les citoyens demandent d’être mis sous tutelle. »

 

Le en même temps macronien condense assez bien ce phénomène, de même que le « libérer, protéger » promu par ce même camp lors de la campagne de 2017 : schématiquement, à ne libérer que l’économie, on laisse de côté les classes populaires en proie à des dynamiques de domination ; à ne protéger que les salariés, on mésestime ce qui, dans les revendications patronales, revêt de légitime. Alors, on ménage la chèvre et le chou. Mais là réside la réalité non-assumée par les démocraties : tout pouvoir doit ménager la chèvre et le chou, et en cela, la doctrine macronienne n’ajoute rien aux pratiques du passé. On se souvient de cette formule d’« UMPS » régulièrement employée par Marine Le Pen lors de sa première campagne présidentielle (en référence au Parti Socialiste et au parti UMP, devenu depuis Les Républicains). Elle nous semble traduire ce sentiment : les majorités passent, changent de couleur, reviennent, puis repartent, encore et encore, et pourtant rien ne semble fondamentalement distinguer les partis politiques majoritaires une fois au pouvoir.

Assurément, tout ne tient pas à cet argument, et on ne saurait exclure le manque de courage de tel ou tel dirigeant, ou de tous, dans l’absence d’audace politique. Mais la nécessité du compromis participe sans doute à rendre les oppositions moins irréductibles qu’attendues. Réformer le statut de la SNCF et celui des travailleurs ne peut pas aller sans le rachat de la dette par l’État ; autoriser le travail du dimanche ne peut se faire sans offrir de contreparties salariales conséquentes ; allonger l’âge de départ à la retraite ne peut être envisagé sans garantir aux retraités modestes des avantages sociaux ou des mécanismes compensatoires pour les carrières longue durée.

 

Cela ne signifie pas que toute réforme ne consiste qu’en un jeu d’équilibriste, où il suffirait de mélanger et d’additionner de façon égale l’intégralité des opinions exprimées sur tel ou tel projet de loi pour obtenir l’approbation générale ; dit autrement, la nécessité du compromis n’implique pas l’absence de dominante politique ou de coloration idéologique. Cela ne signifie pas non plus, dans cette logique, que toute réforme ne se voit pas opposer des revendications ou qu’elle ne soulève jamais de confrontation, y compris virulente. Nombreux sont les acteurs publics (syndicats, journalistes, militants, ONG, associations etc.) à se mobiliser tout au long du calendrier législatif, allant même parfois jusqu’à invoquer le registre du scandale ou de la grève.

 

En revanche, là est le point central, ces oppositions ne vont pas, dans un cadre de compromis, jusqu’à une volonté de renverser le pouvoir en place, bref, de cesser d’exercer son activité politique hors d’un cadre pacifique, point de non-retour.

 

Lorsque l’équilibre du compromis est rompu, ou en tout cas qu’il apparaît comme tel dans la psychologie collective, émerge alors le risque de contestation violente. La crise des Gilets Jaunes a ainsi trouvé sa résolution dans un signal fort à l’égard des classes populaires de la part du gouvernement, par le déploiement d’un ensemble de dépenses publiques ciblées, visant ainsi à donner à nouveau le sentiment d’une inclusion des classes sociales démunies dans le spectre de la politique publique.

La nécessité du compromis nous conduit dès lors à marquer une nouvelle tension inhérente au régime démocratique : elle rend pénible toute recherche d’efficacité. Exception faite des périodes de violence politique, dont le contexte rend possible la radicalité des réformes, la démocratie est en quelque sorte condamnée à la demi-mesure. Or, Raymond Aron nous rappelle que les peuples démocratiques sont assez peu enclins à supporter la mollesse politique. Cela pour deux raisons.

 

La première tient à la première tendance démocratique qui tend à l’égalité. Lorsqu’un régime ne cherche que l’égalisation des conditions, il lui faut un État interventionniste, voire technocratique, amené, par le bras armé de son administration et son lot d’experts, à organiser la société de telle sorte qu’elle produise l’égalité sociale (par des mécanismes de redistribution ciblés, une politique éducative d’émancipation, des régulations sectorielles etc.).

« La nécessité du compromis nous conduit à marquer une nouvelle tension inhérente au régime démocratique : elle rend pénible toute recherche d’efficacité. »

 

Cette nécessité est d’autant plus palpable que, deuxième élément, les sociétés modernes sont marquées, nous dit Raymond Aron, par des ambitions prométhéennes : les diverses révolutions technologiques, le productivisme, la maîtrise de la nature par l’homme, nous conduisent à considérer que l’ensemble des données du monde social (le niveau de richesse, les inégalités, la pauvreté etc.) n’ont rien de naturel, qu’elles peuvent être modifiées pour le mieux, pourvu que nous nous dotions de la bonne infrastructure politique. Derrière donc l’ambition prométhéenne se masque une demande accrue d’efficacité de l’action politique. Sur ce que l’efficacité entretient de conflictuel avec le compromis, nous y reviendrons.

 

Auparavant, il nous faut étudier la deuxième tension qui émerge entre nécessité du compromis et démocratie et qui touche au risque de désunion nationale.

 

Parce que les détenteurs du pouvoir ne sont jamais fixés une bonne fois pour toutes, « aucune ambition [n’étant] interdite » (25), la démocratie consacre la bataille permanente entre les revendications, groupes et intérêts opposés au sein de la société. Aron parle ainsi de la démocratie comme « l’organisation du mécontentement ». Il ira même plus loin : « Ce qu’on peut dire, en généralisant, c’est que, à travers le régime de concurrence pacifique s’exerce la lutte de classes. Pratiquement, tout système de compétition se trouve superposé à une société inégalitaire dans laquelle existent des groupes rivaux, et ces groupes rivaux continuent leurs querelles à travers le système de concurrence. » (26).

 

Nous nous engueulons collectivement : à longueur de plateaux de radio, de télévision, par voie de presse écrite, de tribune parlementaire, de commissions, nous ne faisons pas autre chose que de nous engueuler, passant nos journées à animer nos luttes partisanes, opposant l’écriture inclusive à la menace woke, la lutte contre la précarité à la baisse de la fiscalité, le maintien des services publics au désendettement du pays ; et chacun pourra aisément compléter cette liste. Nous voyons en quoi, chez Aron, la démocratie est bien une conjonction, celle de considérations institutionnelles et sociologiques : nous nous engueulons parce que nous avons théorisé un cadre institutionnel prévu à cet effet, nous nous engueulons également parce que nous avons intégré dans nos mentalités la nécessité d’opposer nos opinions respectives dans l’agora ; et il est désormais difficile de savoir qui des institutions ou de la sociologie, de notre Constitution ou de nos mœurs collectives, de l’œuf ou de la poule, est à l’origine de cette dynamique politique.

 

En résumé, « cette concurrence suppose une bataille continue entre les individus et les groupes » (27). Dès lors, la démocratie emporte en son sein, pour reprendre l’expression de Raymond Aron, sa propre corruption. La concurrence pacifique comporte les risques de sa dissolution. D’où cette question fondamentale : « quelle est l’intensité des querelles compatibles avec le maintien de la concurrence pacifique ? » (28). En d’autres termes, comment sauvegarder l’unité nationale dans un cadre de concurrence interne permanente ? Question qu’on peut renforcer si on considère l’unité comme une condition préalable et nécessaire à la création de compromis : en effet, le compromis n’est rendu possible que si les parties en présence partagent un projet, un cadre ou un minimum de valeurs en commun.

 

Raymond Aron aborde un ensemble de conditions qui ne sauraient être exposées dans leur intégralité. Nous nous bornerons à celles qui nous paraissent les plus essentielles pour appréhender notre temps. Ces conditions, encore une fois, tiennent tant à des facteurs institutionnels qu’à des facteurs sociologiques. Nous rappelons systématiquement ce fait, il est d’importance. La conjugaison des deux souligne que, chez Aron, une crise démocratique ne saurait se suffire d’un changement constitutionnel ; voilà qui évacue toute forme de slogan simpliste.

 

Sur le premier point, nous le citerons directement dans le texte : « Le moyen le meilleur, quand il est possible, c’est de donner à l’ensemble des dirigeants politiques le respect des valeurs communes et un certain sentiment de solidarité. Il faut ce que, en général, on dénonce, à savoir que l’ensemble des parlementaires se sentent plus solidaires les uns des autres qu’ennemis les uns des autres. Cette proposition peut sembler paradoxale : d’ordinaire, on dénonce le fait que les parlementaires, après avoir échangé des injures dans la salle des séances, se retrouvent ensuite à la buvette. Je prétends quant à moi que le régime parlementaire fonctionne d’autant mieux que ce sentiment de solidarité entre les adversaires politiques est plus fort. Ce n’est absolument pas paradoxal. Un régime parlementaire ou un régime démocratique suppose des oppositions sur un certain nombre de questions, mais aussi le respect de valeurs communes. Quand il n’y a plus du tout de valeurs communes – et malheureusement nous constatons le phénomène dans un certain nombre de pays aujourd’hui -, le système de compétition pacifique ne peut plus fonctionner. Encore une fois, ce n’est pas du tout un paradoxe, mais simplement du bon sens : il faut que les différents partis politiques gardent le sens de certaines valeurs communes, au moins le sens de la valeur commune du système de la concurrence pacifique. » (29) Quand l’appétit va, tout va !

 

En clair, Raymond Aron nous dit qu’il faut que l’animosité politique, donnée irréductible à la sphère politique, ne conduise pas à une animosité personnelle irrémédiable. Il va de soi que la politique est aussi affaire d’incarnation, et les détestations sont monnaie courante dans les couloirs des assemblées ou bureaux politiques. Reformulons : il ne faut pas que les différences d’opinion – le fait que les uns soient libéraux et les autres socialistes, que les uns défendent la retraite à 65 ans et les autres à 60 ans – aboutissent à criminaliser la personne d’autrui. Les différences d’opinion ne doivent pas devenir des crimes, il faut qu’on les admette comme admissibles dans le débat public.

 

Ce qui paraît être une lapalissade devient de moins en moins courant. La violence politique se normalise, tant en termes de vocabulaire employé que de violence physique. Elle nous semble résulter de trois facteurs différents.

 

D’une part, il faut dénoncer une certaine forme de radicalité politique. Mais, sur ce point, il nous faut être précis et tendre à l’impartialité. La radicalité, surtout chez Aron, n’est pas seulement possible, elle revêt un caractère quasi-nécessaire. « [Les citoyens] doivent éprouver des passions partisanes pour animer le régime et empêcher le sommeil de l’uniformité » (30). Et d’ajouter : « Je n’oserais dire que le bonheur des citoyens se mesure à l’intensité des troubles politiques ressentis par la cité, mais la qualité d’un régime politique ne se mesure pas non plus à la paix apparente » (31). La chose est dite. Toutefois, l’excès de radicalité peut conduire à l’incapacité à trouver un terrain commun de discussion. La radicalité peut mener à la criminalisation de ses adversaires politiques. On se souvient par exemple de ce député qui, durant la réforme des retraites, a posé son pied sur un ballon de football à l’effigie d’Olivier Dussopt, ministre alors en charge de la réforme. On se souvient encore, dans la même séquence, d’une autre députée ayant traité ses collègues du camp présidentiel de « monstres ». On se souvient, là aussi, toujours dans la continuité de cette séquence, de ce député ayant traité le ministre Dussopt « d’assassin » en plein hémicycle.

« Nous projetons dans la verticalité de nos institutions des vertus pacificatrices qui sont, il faut bien l’admettre, fantasmagoriques. »

 

Cette surenchère ne traduit pas seulement l’expression d’une opposition frontale, légitime au demeurant. Nous parlions de tendre à l’impartialité : ce qui est en jeu ici n’est pas le fait de défendre la VIème République, la dénonciation du racisme systémique ou de violences policières. Il y a là autre chose. Nous assistons à la confusion consciente entre les personnes et leurs actes, entre les individus et leurs idées, considérant que de mauvaises opinions (chose a priori inexistante du point de vue de l’Etat) traduisent une souillure de soi, voire la manifestation d’une faute. Toute la brutalité de l’expiation, consubstantielle à la réparation d’une faute, ne peut donc passer que par la dépréciation de nos adversaires politiques jusque dans leur intimité personnelle, à en faire des sujets de mépris. Cette culture ne peut engendrer que de la violence et la délégitimation de ses adversaires, y compris lorsqu’ils sont majoritaires. Comment se retrouver en toute cordialité à la buvette après s’être fait traiter d’assassin ? Comment envisager des discussions politiques apaisées lorsqu’un adversaire nous enjoint à « fermer sa gueule » ? (32) Ce genre d’attitudes est incompatible avec un système de concurrence pacifique.

 

Deuxième facteur, cette fois-ci imputable à la majorité présidentielle : l’emploi ad nauseam de la rhétorique de l’arc républicain. La parole des cadres Renaissance essentialise régulièrement toute alternance politique à la dichotomie suivante : celle des modérés contre les radicaux, des responsables aux populistes – et pourquoi pas encore, celle des raisonnables contre les fous ; discours qu’on peut aisément condenser dans la formule « Moi ou le Déluge ». Les innombrables procès en sécession, en volonté de faire tomber la République, qui volent tant à l’égard du Rassemblement national que de la Nupes, sonnent comme autant de discours qui s’attribuent la rationalité par défaut. Certes, on ne saurait refuser toute hiérarchisation des discours et propositions politiques ; c’est le fondement même de la politique militante. Adhérer à un parti ou un projet politique, c’est considérer la moindre valeur des discours alternatifs. De même, l’absence de fermeté à l’égard de doctrines extrémistes peut être assimilée à du relativisme. Mais l’excès de partisanisme et l’excès de modération partagent en réalité plus qu’ils ne veulent bien le concéder : une forme de vindicte morale, qui fait de l’altérité politique une figure du mal. Le bloc central alimente de cette façon la surenchère en radicalité. Il y a là un autre facteur qui empêche la construction de compromis.

 

Troisième facteur, qui nous amène à quitter le terrain sociologique pour retourner sur celui institutionnel : la structure de la Vème République qui fait du chef de l’Etat le pivot de la politique nationale ; prédominance institutionnelle qui grippe la mécanique du compromis.

 

Revenons à des considérations moins d’actualité. Comment se construit le compromis ? Sans doute recouvre-t-il à la fois une dimension spatiale et une autre temporelle : spatiale, au sens qu’il nécessite un ou des espaces de discussion dans le(s)quel(s) seront arbitrés les désaccords ; temporelle, au sens d’une temporalité intrinsèque qui voit le déploiement opérationnel de ces discussions selon des impératifs divers et concurrents (calendrier législatif, médiatique etc.). En clair, construire un compromis, considérer la pluralité des idées, cela demande du temps, de la maturation, et à aller trop vite, on risque surtout de froisser ses interlocuteurs.

 

Concrètement, on pense ici aux administrations ministérielles, où se rencontrent représentants de l’Etat, techniciens, représentants syndicaux ou sectoriels ; au Parlement qui abrite les discussions de couloirs, les discussions en commissions, les discussions en hémicycle, où les oppositions s’affutent en même temps qu’elles débattent des amendements potentiellement acceptables, des accords législatifs à construire, des propositions de loi ou résolutions à même de faire consensus. Par-delà la diversité des situations évoquées, on retrouve quelques traits communs : une pluralité d’acteurs aux intérêts, opinions et objectifs différenciés, au sein d’une hiérarchie complexe qui voit se déployer des personnages tout à fait distincts (allant du ministre au représentant d’intérêt en passant par le président de telle commission et même des influences externes plus ou moins diffuses – le corps électoral en circonscription), soutenus entre eux par divers rapports de force (le député d’opposition ne saurait avoir le même poids que le rapporteur de telle loi soutenue par le gouvernement). Nous pouvons dire qu’une démocratie en bonne santé construit l’intérêt général – et le compromis – par la confrontation institutionnalisée de l’ensemble de ces perspectives, tout en maintenant la pluralité inhérente à ce processus, tant dans les acteurs investis dans le débat que ceux qui participent in fine à l’arbitrage des discussions.

 

En fait, on peut dire qu’une démocratie saine assume et préserve le tumulte des discussions, pour la simple et bonne raison que la société civile elle-même est traversée par la richesse de ses divisions. Nous pouvons même dire que le postulat qui fonde toute démocratie représentative réside dans le constat d’une irréductible division de la société civile mue par des opinions parfois radicalement opposées à laquelle il nous faut penser une issue institutionnelle, donc collective et pacifiée. John Locke imagine ainsi l’impossible pérennité de l’état de nature par l’incapacité des individus à se mettre d’accord, sans l’intervention d’un tiers, ne serait-ce que sur la définition du tien et du mien. Le passage de la société de nature à la société politique trouve ainsi son point de bascule dans l’instauration de l’État, compris comme « l’ensemble des procédures permettant à cette société dans lesquels les intérêts à l’œuvre sont contradictoires de les régler par le mécanisme de la démocratie parlementaire » (33). Le fédéralisme américain répond de la même logique : une construction circonscrite dans un héritage historique déterminé, qui tente de résoudre le problème de la division à l’aune d’une crise politique singulière et irréductible, celle qu’ont connu les Américains à partir de la fin du XVIIIème siècle. On est loin de la description abstraite de l’Etat issue de l’empyrée des idées, répondant d’une logique de pure philosophie. Définition ici organique de l’Etat, vidée de toute substance mystique, qui pense l’unité nationale comme une construction lente, tumultueuse, et foncièrement prosaïque, au sens qu’elle cherche les moyens pratiques à cette fin (un Parlement, des ministères, des droits politiques, des entités décentralisées etc.), sans le grandiose d’une esthétique politique ou un salut quelconque. Si esthétique il y a, c’est plutôt celle du mécanicien, les mains dans le cambouis.

 

Nous autres Français avons fondé l’ensemble de nos régimes politiques depuis au moins la Révolution sur une perspective toute autre. «Rousseau vient présenter une construction qui est antagoniste aux thèses de Montesquieu, de Voltaire et plus tard de Tocqueville, une conception dans laquelle l’unité de la nation va se trouver réalisée par l’assomption d’un Etat tout-puissant procédant mystiquement d’une volonté générale que personne ne peut jamais décrire. Nous attendons une révélation. » (34) Précisément, pensent les libéraux, parce que l’intérêt général n’est jamais une donnée objective et anhistorique, il ne saurait résulter d’une logique de pure verticalité, révélée par l’Etat à la société.

 

Or, au lieu d’imaginer des institutions qui pansent la division interne à la société dans une dynamique allant de bas en haut, dans une inertie qui va de la société civile à ses représentants, de ses représentants aux ministres, des ministres au chef de l’Etat, nous avons produit le contraire. Nous projetons dans la verticalité de nos institutions des vertus pacificatrices qui sont, il faut bien l’admettre, fantasmagoriques. Le Président de la République est perçu comme le pivot à même d’arbitrer nos contradictions. Bien que n’étant pas un farouche opposant à la Vème République (contexte de crise politique et de crise algérienne obligent, sans doute), Aron condensait cette perspective dans la formule suivante : « La IVe République réduisait l’autorité de l’exécutif au-delà de la raison, la Ve ampute les prérogatives des Assemblées au-delà de tout bon sens », avant de conclure, « tout se passe comme si une mauvaise fée jetait un sort sur chacun des régimes français au berceau et en préparait la mort au jour de sa naissance. » (35) Et Raymond Aron de rappeler, dans son Essai sur les libertés, de quelle manière le Président de la République domine la Vème, plaçant les parlementaires dans un rapport de subordination. « Un homme fait élire les députés qui se réclament de lui bien loin de passer par leur intermédiaire avant de se présenter aux suffrages » (36).

 

Les députés sont ainsi piégés dans une position de redevabilité, non devant le corps politique, mais devant le président qui les a fait élire ; fait aggravé par l’inversion du calendrier électoral. En conséquence, le gouvernement ne trouve pas dans le Parlement l’incarnation d’un frein à ses ambitions mais, au contraire, une majorité de soldats prêts à combattre pour ses desseins – et une opposition réduite au rôle de témoin. À ce propos, le vice-président de l’Assemblée nationale, Hugues Renson, en motivant il y a quelques temps le non-renouvellement de son mandat, nous livra un précieux témoignage : « L’Assemblée nationale en vient à être considérée – et parfois à se considérer elle-même – comme une chambre d’enregistrement de décisions élaborées ailleurs. » Cette relation de subordination est aggravée par l’incapacité du Parlement à confronter efficacement l’exécutif sur des sujets techniques, ne disposant pas de moyens suffisants et d’un corps administratif dédié à cette tâche.

 

Cette architecture institutionnelle complique radicalement l’émergence du compromis. Nous avons posé plusieurs conditions à sa réalisation : une dimension spatiale (un ou des espaces de fabrication du compromis), une dimension temporelle (temporalité intrinsèque qui voit le déploiement opérationnel de ces discussions selon des impératifs divers) et le pluralisme des acteurs engagés. L’hyper-présidentialisation est en rupture avec chacune des conditions citées. La multitude des intérêts et idées divergents, et son réseau complexe d’interactions au sein d’une séparation claire des pouvoirs, a été remplacée par la solitude d’un homme face à la foule. Comble de l’affaire, la toute-puissance présidentielle réduit sa capacité d’action. Réputé à la fois chef du gouvernement, leader de la majorité parlementaire, faiseur des prix et des salaires, chevalier en lutte contre le chômage, maître de la politique industrielle, au fond, réceptacle de toutes les interrogations, espoirs, colères, le chef de l’Etat se retrouve comme paralysé, bien incapable de donner satisfaction à l’ensemble des injonctions contradictoires et des regards qui scrutent jusqu’à son modèle de montre.

 

Pour cause, nos institutions n’ont pas pour objectif de donner pleine satisfaction à tous ces acteurs et enjeux. Les institutions ont en revanche vocation à leur donner un écho et une place dans la détermination des politiques publiques, par la diversité des acteurs les représentant au sein de l’Etat, chose rendue largement inopérante par la concentration du pouvoir autour du Président. Le Parlement est devenu muet, la société civile aussi, réduite à des moyens de contestation bien maigres – allant de la manifestation bruyante à la voie judiciaire. Un homme décide. Le tempo comme le fond des dossiers sont décidés à l’Elysée. Le reste n’a qu’à suivre. Si Raymond Aron marquait sa méfiance pour les régimes de toute-puissance parlementaire, il semble bien que ce soit l’inverse, un régime d’hégémonie présidentielle, qui est en train de se produire.

 

Les mécaniques du compromis sont grippées, mais ce n’est pas tout. Raymond Aron rappelle que si le compromis nécessite l’unité nationale autour d’un socle de valeurs en commun, et si la démocratie produit d’elle-même ses facteurs de division, il nous faut alors consacrer un espace de neutralité au sein des instances étatiques dans lequel l’unité du corps politique prend forme. Par neutralité, il entend le besoin de soustraire certains organes de l’État de la lutte partisane. Il vise par cette idée l’administration, mais il vise encore le chef de l’Etat qui doit dans cette perspective incarner une stabilité inhérente à la sauvegarde des institutions, dans une position à même de dépasser le conflit des passions. Certes, sous la Vème République, le Président est formellement soustrait aux luttes partisanes pendant la durée de son mandat, il n’en reste pas moins très (trop ?) engagé dans la bataille politique. Il ne s’agit pas seulement de voir de quelle manière une grande partie de sa tactique est d’emblée engagée dans sa réélection, de même que ses opposants qui sont engagés dans la même dynamique (comment pourrait-on leur reprocher d’ailleurs ?). Il s’agit de voir comment la starification de la figure présidentielle conduit à ce que le vecteur de stabilité élémentaire de nos institutions qu’est le chef de l’Etat devienne lui-même l’objet de toutes les animosités. Tout débat tend à départager qui est pour ou contre le Président. Les gadgets du « grand débat », des « conventions citoyennes » jusqu’à la « commission transpartisane » accentuent à contre-emploi la crise politique puisqu’ils concurrencent une institution représentative élue trop affaiblie (l’Assemblée nationale) tout en entretenant le pivot présidentiel de la vie politique. De même, il est aberrant d’observer de quelle manière, un an à peine après l’élection de 2022, toutes les attentions et hypothèses portent sur 2027.

« Les élites comme les citoyens doivent accepter la lenteur du travail parlementaire. Il faut être démocrate avant d’être technicien. »

 

Excès de radicalité ou de démagogie, excès de modération, centralité de la figure présidentielle : pour le dire grossièrement, tout mène à rendre le compromis insupportable, vécu par tout le monde comme une concession à l’ennemi, si ce n’est une trahison. Cet énoncé peut sembler trop caricatural pour décrire la réalité vécue (des compromis persistent et le pays n’est pas à feu et à sang) : il pointe néanmoins la dynamique à l’œuvre dans la société et qui ne peut qu’augurer d’une fracturation toujours croissante de la société.

 

Le paradoxe de la démocratie française : un État omnipotent mais inefficace

 

Cette problématique de l’efficacité anime une troisième tension qui touche à l’essence même des démocraties modernes. Le paradoxe de nos régimes politiques est d’avoir organisé dans le même temps la limitation du pouvoir et son extension indéfinie. L’État, ayant historiquement démontré sa capacité de nuisance par des pratiques arbitraires, devait être limité par des contre-pouvoirs et le système des libertés publiques ; c’est la naissance du libéralisme politique. Mais l’Etat est dans le même temps le tiers nécessaire à la garantie des droits, des droits d’ailleurs toujours croissants au fil de l’histoire. Ainsi avons-nous inclus dans la nomenclature des droits politiques, en plus des droits dits formels propres à la Déclaration de 1789 (liberté d’expression, d’association, de conscience etc.), les droits dits économiques et sociaux de la Déclaration universelle de 1948 (liberté syndicale, droit au logement, droit à la santé etc.).

 

Les sociétés démocratiques face à l’extension indéfinie de l’aspiration égalitaire

 

Un développement soutenu d’ailleurs par l’infusion de l’idée démocratique au sein de la société civile. Tocqueville fut en la matière un des observateurs les plus lucides de ce phénomène : à mesure de l’avancement de la démocratie, du travail qu’opérait l’idée d’égalité sur la société elle-même, le corps social ne pouvait plus seulement se contenter de l’égalité des droits, elle devait réaliser l’égalité dite des conditions. À charge donc à l’Etat d’organiser, non plus simplement l’égalité des droits, mais l’égalité sociale, ou réelle, tant dans le domaine de l’économie ou de l’éducation ; faire en sorte que les plus démunis puissent avoir les conditions de leur subsistance, que les inégalités ne soient pas trop marquées, que les moins éduqués puissent recevoir une formation qualifiante etc.

 

Pour l’auteur de De la démocratie en Amérique, que Raymond Aron appelait dans La Révolution introuvable son maître, cette dynamique de l’égalité sociale distille l’autoritarisme en germes, cela en deux temps. D’une part, elle produit l’individualisme : pourvu que l’Etat distribue le bonheur, il devient gré aux yeux de tous de vivre isolé de ses pairs, tentation d’autant plus pesante à l’heure où la société industrielle produit d’immenses bienfaits matériels. Confortables et repus, les citoyens s’engouffrent dans le matérialisme et, pour reprendre un langage de gauche, participent d’un processus de dépolitisation, car se désinvestissant des affaires publiques. Quel meilleur allié pour le pouvoir, nous dit Tocqueville, que des citoyens qui délaissent la liberté politique ? En clair, qui n’opposent plus de résistance aux velléités du gouvernement ? On le voit d’ailleurs, la liberté des libéraux ne saurait être entendue comme l’égoïsme. De surcroît, l’égalité sociale, non contente de distendre les liens sociaux, attribue un ensemble de prérogatives nouvelles à la faveur de l’administration et du politique, renforçant dès lors son imprimatur. Ainsi, Tocqueville de conclure : « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie » (37).

 

Raymond Aron aura ce privilège de l’histoire sur Tocqueville : deux siècles après ses analyses, il est non seulement témoin de l’hégémonie du productivisme dans la sphère économique, avec un accroissement incomparable du niveau de vie général, mais il assiste également à la prolifération des droits économiques et sociaux à même de reconnaître et d’organiser l’égalité sociale. À noter qu’à la différence de l’auteur normand, Aron adopte une position moins rigide sur l’ampleur du phénomène : dit simplement, il considère que la combinaison des libertés formelles et des libertés réelles, des droits personnels avec les droits économiques et sociaux, constitue la meilleure synthèse historique entre les idéaux libéraux et socialistes. Cette synthèse le conduira toutefois à conclure : « La démocratie politique, dans les sociétés industrielles, semble conduire nécessairement à une forme de socialisme » (38) ; conclusion d’autant plus définitive qu’elle résulte d’un compromis social qui nécessite l’inclusion des classes populaires dans le spectre des institutions. Cette « démocratie des masses », comme il l’appelle, est « une démocratie où l’État remplit des fonctions économiquement et socialement importantes, et d’une importante croissante » (39). La thèse forte d’Aron, c’est que cette quête égalitaire mène inévitablement à une « socialisation » partielle des démocraties libérales.

 

Ainsi, Aron considère que les démocraties à l’ère de la société industrielle ne peuvent s’accommoder d’un libéralisme économique total. La combinaison de la compétition pacifique et de l’obsession des problèmes économiques qui caractérise son époque rend inévitable une demande citoyenne croissante d’intervention de l’État dans l’économie. Il s’oppose ainsi à Hayek (40) dans un débat bien connu et tire une conclusion que l’Autrichien ne pouvait accepter : le libéralisme politique ne va pas de pair avec le libéralisme économique. « Le système de la compétition en vue de l’exercice du pouvoir, écrit-il, lorsqu’il fonctionne dans une société cristallisée en groupes d’intérêts, tend à rendre difficile le fonctionnement d’un système d’économie libérale, l’essence de l’économie libérale étant de laisser les cruautés du progrès économique s’exercer par la force aveugle du marché […] Lorsque les intéressés n’acceptent plus de souffrir à cause des forces aveugles du marché, comme on dit, ils demandent à l’état pour atténuer les chocs » (41).

 

Les démocraties libérales des sociétés industrielles sont donc condamnées à un régime d’économie mixte, c’est-à-dire une société de marché s’accommodant d’une direction partielle de l’économie. L’État-providence qui en résulte porte, selon Aron, une instabilité chronique liée à la tentative de conciliation entre sauvegarde des libertés individuelles, développement d’une bureaucratie utilitariste, et délibération politique.

 

Quarante ans après, la demande égalitaire s’est accentuée

 

Difficile de ne pas donner raison à Aron. La quasi-intégralité des Etats occidentaux ont multiplié ces dernières décennies des mécanismes sociaux en matière de pauvreté, de santé, de logement ou d’éducation. La France s’illustre par une croissance particulièrement marquée de tels dispositifs. L’immixtion de l’Etat n’est pas seulement fiscale, elle est encore normative et administrative, les gouvernements successifs multipliant plans et numéros verts pour pallier aux défaillances de la société. Dynamique heureuse ? Là-dessus, il nous faut séparer le bon grain de l’ivraie. Dans Pensée sociologique des droits de l’homme, Aron s’oppose là encore aux libéraux classiques, estimant qu’au fond, la distinction entre droits dits personnels et droits économiques et sociaux, entre liberté formelle et liberté réelle, est surfaite. Non qu’il n’existe aucune tension entre ces deux pôles : mettre en œuvre le droit à la santé implique un appareil administratif et un interventionnisme bien plus prégnants que la simple garantie de la liberté d’expression. Mais le droit formel, dès lors qu’il est reconnu par la législation nationale, consacre le droit réel : ce qui permet in concreto de s’exprimer librement, c’est de voir sa liberté d’expression consacrée par le Parlement. La fin reste donc inchangée, tendre à rendre réel les droits formels ; seuls les moyens peuvent différer. Aussi considère-t-il que les droits personnels ne furent qu’une étape, tout à fait historique, dans un processus plus vaste qui consiste, en un mot, dans la défense du propre : contre l’arbitraire royal et la menace qu’il faisait peser sur la dignité personnelle, il nous a fallu inventer l’Etat de droit ; contre les mécaniques iniques de la société industrielle ultérieure, il a fallu créer les droits économiques et sociaux. Là encore, la fin reste invariable : la défense du propre, du sujet, de la dignité.

 

D’autant que, depuis la mort d’Aron en 1983, le phénomène de l’extension de la demande d’égalité au-delà des terrains politiques et économiques s’est poursuivie. Avec l’effondrement du communisme et le développement des théories post-structuralistes en sciences sociales, la gauche occidentale a connu d’importantes mutations ces dernières décennies. Les dominés ont changé de visage et les rapports de dominations ne sont plus essentiellement économiques. Avec l’intersectionnalité, notion d’abord descriptive et réservée aux thèses de sociologies et de science politique, et maintenant réappropriée par le langage militant de ce que nous appellerons la gauche identitaire (42), les discriminations deviennent multiples, protéiformes, et s’entrecroisent. Pour comprendre plus finement les rapports de dominations qui sont en jeu au sein des sociétés occidentales, la race, la sexualité, le genre, l’âge, la morphologie, la culture, sont autant de caractéristiques qui viennent compléter et s’ajouter à la catégorie classique de « classe sociale ».

 

Le succès du paradigme post-structuraliste, indépendamment des apports non négligeables que ce dernier a pu apporter aux sciences sociales, s’explique aussi par la continuation logique de l’extension de l’idée égalitaire. Une dynamique d’ailleurs déjà soulignée dans ses balbutiements par Raymond Aron dans Liberté, libérale ou libertaire ?. En résulte là encore des appels incessants à un surcroît d’interventionnisme politique, considérant la pertinence de l’Etat comme appareil de correction des structures sociales perpétuant l’oppression. Dans la continuité de ce débat entre liberté formelle et liberté réelle – ou plutôt ici, égalité formelle et égalité réelle – reste à savoir ce qui relève d’un souci légitime et nécessaire d’analyser les structures empêchant la pleine détermination de l’individu et ce qui dénote de considérations résolument illibérales. C’est une chose de constater les conséquences normatives d’un imaginaire structurellement masculin dans la détermination et la répartition des tâches ménagères ou des professions entre hommes et femmes ; une autre que d’en appeler à l’Etat pour sanctionner des hommes trop enclins à laisser leurs femmes passer l’aspirateur ou faire le repassage ; fin qui impliquerait la naissance d’une structure policière d’ampleur – si seulement celle-ci est possible. On peut rejoindre au moins partiellement l’analyse dans son pan descriptif, mais nullement ses conclusions normatives. Aron adoptait d’ailleurs une attitude semblable à l’égard de Marx : grand lecteur de l’auteur du Capital, appuyant régulièrement sur la finesse de ses constats quant à l’aliénation ou la nécessité de rendre les libertés réelles, Aron s’attaqua régulièrement au coût institutionnel de la dictature du prolétariat, pointant d’emblée les germes autoritaires qui imprègnent cette pensée (43).

 

L’État-providence français : quand individualisme et paternalisme vont de pair

 

Cette dynamique qui considère que la liberté sociale constitue bien une partie intégrante du domaine de la liberté s’est mue en France en une allergie pour les libertés personnelles et économiques.

 

Là où les libéraux doivent rechercher l’équilibre entre les libertés, comme le soulignait régulièrement Raymond Aron, la France a basculé dans une préférence nette pour une croissance indéfinie de la socialisation de l’économie. En démontre l’augmentation massive des dépenses publiques, la part toujours plus large de l’administration, la multiplication des agences gouvernementales et autres organes publics d’intervention dans l’économie, les plans en tout genre, qui concernent tant l’administration locale que l’Etat central ; et même, en élargissant, il ne se trouve pas aujourd’hui un parti politique majeur qui ne défende pas, à quelques exceptions près, d’accroître les dépenses (44), ceux proposant un rationnement somme toute mineur se voyant immédiatement opposer l’accusation en ultra-libéralisme.

 

L’ambiance générale n’est pas à la liberté, elle est à la tutelle : chacun quémande pour soi des avantages, quelques bienfaits, et des torts pour les autres. Ainsi voit-on régulièrement des groupes d’intérêt réclamer ici ou là des aides économiques – les temps sont toujours difficiles – mais se fiche royalement qu’on conditionne le RSA ou qu’on pointe régulièrement du doigt les familles les plus modestes quant à l’allocation de rentrée scolaire ou l’allocation chômage ; le tout, à la faveur d’une administration toujours plus encline à contrôler. Que des groupes d’intérêt existent, c’est une chose convenue en démocratie – Aron y voyait même le développement normal d’une société atomisée où la voix individuelle perd en influence. Que ces groupes se meuvent en règne des idiosyncrasies où l’intérêt général importe peu tant que l’Etat veille au confort de chacun, voilà qui est beaucoup plus inquiétant et qui confirme le cauchemar tocquevillien tant redouté. Ce ne sont pas seulement les libertés économiques qui en pâtissent, ce sont encore, de façon paradoxale, les libertés sociales qui en font les frais (par l’accroissement toujours plus large du pouvoir de l’Etat), et les libertés politiques, qui ne sauraient survivre au sein d’un appareil d’Etat mu par la verticalité.

 

La combinaison de l’individualisme auquel se référait Tocqueville et de la croissance du paternalisme étatique dans le cadre de l’État-providence contribue à réduire à peau de chagrin la responsabilité individuelle. Alors qu’ils délèguent de plus en plus de prérogatives à l’État, les citoyens n’abandonnent pas pour autant leur aspiration à la liberté individuelle.

« En clair, Raymond Aron nous dit qu’il faut que l’animosité politique, donnée irréductible à la sphère politique, ne conduise pas à une animosité personnelle irrémédiable. »

 

Le récent psychodrame des retraites illustre à merveille cet individualisme orphelin de responsabilité individuelle. Malgré la réalité du problème budgétaire et démographique que pose le système par répartition, et refusant par principe de discuter d’un changement de mode de financement (en instaurant, par exemple, une part de capitalisation), les contestations symbolisent ce refus de choisir entre hausse des cotisations des actifs, baisse des pensions des retraités et augmentation de l’âge de départ à la retraite. Ainsi, le citoyen se désintéresse complètement des contraintes réelles que nous venons d’exposer : il exige que l’État apporte une solution rapide et indolore. Qu’on ose soulever l’insoutenabilité du système, il rétorquera avec dédain : « alors, taxons les riches ! ». Cette déresponsabilisation s’observe également sur la question climatique. Alors que tout le monde communie dans la dénonciation de l’inaction du gouvernement et la revendication d’une action forte et volontaire, personne ne semble prêt à consentir au moindre effort. On trouve toujours plus pollueur que soit à qui demander d’assumer la résolution du problème.

 

Ces deux exemples dévoilent la mécanique perverse du despotisme démocratique se nourrissant de l’affaissement de l’engagement civique : dans une valse incessante, la responsabilité se transfère des uns aux autres, incapable de se fixer sur un hôte susceptible de l’assumer. En attendant, faute d’une réforme réaliste et ambitieuse, le problème persiste. On ne peut donc comprendre la crise de la démocratie française si l’on évacue de l’équation sa dimension culturelle : les institutions sont d’autant plus enclines à la centralisation et à l’omnipotence que les citoyens demandent d’être mis sous tutelle.

 

La mise sous tutelle des citoyens renforcée par la demande d’efficacité

 

Mais revenons à la question de l’efficacité. Elle devient pressante quand, comme exposé, vient l’heure de gloire de l’économie mixte. C’est qu’en effet, si l’Etat voit ses prérogatives s’accroître, si sa présence doit se faire plus manifeste, si l’attention se focalise sur ses bienfaits (souhaités, pas toujours réalisés), alors l’Etat doit toujours tendre à l’efficacité. Dès lors se fait à nouveau jour la question des libertés : peut-on concilier respect des libertés politiques, respect des libertés personnelles et efficacité de l’action administrative ? En d’autres termes, dans une ère qui accorde ses faveurs aux experts, techniciens et ingénieurs, peut-on toujours souffrir des lenteurs inhérentes à la délibération démocratique et à la garantie des droits ? « La confiance que nous éprouvons dans la science, la technique, l’organisation s’irrite des lenteurs qu’entraîne la délibération comme de la paralysie que risquent de causer les checks and balances, dans lesquels les auteurs de constitutions voyaient jadis l’art suprême et la garantie de la liberté. Ce qui était hier la fierté des législateurs fait aujourd’hui le désespoir des techniciens. » (45) L’efficacité est d’essence rythmique. Les temps morts sont un mal. Il faut aller vite. Toujours plus vite. « Parce que, vu sous l’angle de l’efficacité des travaux et de leur organisation, ce système de compétition entraîne une déperdition de forces. Il est insupportable pour un homme qui a le goût de l’efficacité d’être obligé de consacrer des heures, des jours, des semaines, des mois à convaincre des gens qui ne savent pas de quoi il s’agit, et il est inévitable que, au fur et à mesure que les sociétés sont davantage dirigées par des meneurs de masses, par des techniciens, par des administrateurs, ceux-ci aient de moins en moins de goût pour les règles, pour le jeu de la compétition électorale. » (46)

La mentalité de l’ingénieur est assez peu compatible avec l’esprit démocratique. Elle l’est d’autant moins qu’elle tente de prospérer sur fond d’un inconfort : « l’évolution du système démocratique conduit à une situation structurellement instable, en obligeant l’Etat à être responsable d’une très grande partie de l’économie, tout en réduisant considérablement son pouvoir de décision. » (47) Nous retrouvons ici la tension primordiale d’un régime démocratique moderne, entre limitation du pouvoir et souveraineté populaire qui tend à élargissement de ses prérogatives : limitation contre l’arbitraire, extension pour l’égalité sociale. « L’évolution du système parlementaire tend à l’affaiblissement du pouvoir, alors que l’évolution économique du système démocratique tend à l’extension des fonctions de l’Etat. » (48) Et Aron de conclure : « Il en résulte donc une nécessité apparente, un État de plus en plus étendu et de plus en plus faible, ou encore un Etat dont le prestige, la capacité d’action et de décision vont en diminuant, et dont les fonctions s’étendent » (49). L’exemple qu’il cite est assez frappant de notre époque. Concernant la politique des prix, les gouvernements cherchent toujours à convaincre les syndicats d’être modérés et, s’adressant au patronat, lui demandent en parallèle de limiter la distribution de dividendes. On peut difficilement s’empêcher de penser ici à un Bruno Le Maire demandant continuellement aux grandes enseignes depuis la crise en Ukraine de limiter leurs marges afin que le coût de l’inflation ne repose pas dans son intégralité sur les consommateurs. Parce qu’il doit organiser l’égalité sociale, l’Etat est perçu comme le garant du pouvoir d’achat (extension de ses prérogatives), ce même Etat incapable d’imposer des mesures trop restrictives comme le blocage des prix ou la limitation des marges, au risque d’affaiblir irrémédiablement la dynamique économique (limitation de son pouvoir).

Dans ce climat, quel avenir pour l’Etat de droit et le parlementarisme ? Il y a un risque clair de dépréciation des institutions où, définitivement, l’ingénieur devient président. Tout dépend in fine de l’état d’esprit ambiant, tant des dirigeants que des citoyens – et même en réalité, bien plus de la « psychologie des chefs ». « Il faut que les dirigeants politiques aient un certain respect de ces règles du jeu et veuillent qu’elles soient respectées. Or, la psychologie des meneurs de masses, la psychologie des économistes dirigistes, la psychologie des ingénieurs qui construisent les barrages, tout cela est extrêmement peu favorable au système de la compétition. » (50) En clair, il ne faut jamais que les impératifs d’efficacité prennent le pas sur l’esprit démocratique. Les élites comme les citoyens doivent accepter la lenteur du travail parlementaire. Il faut être démocrate avant d’être technicien.

 

Le paradoxe de la modernité se matérialise donc par la tension qui existe entre deux aspirations incompatibles. La première, celle de la liberté, sous-tend une société plurielle, dans laquelle les individus sont appelés à se différencier et à se singulariser, mais implique l’acceptation d’une hiérarchisation et d’inégalités. La seconde, celle de l’égalité, sous-tend une société de l’uniformité et de l’indifférenciation, laissant peu de place aux initiatives individuelles, le citoyen n’existant qu’à travers la collectivité. La première tend au retrait de l’État et à la responsabilisation des individus, la seconde implique un état centralisateur, vertical et technocratique.

 

Nous partageons avec Aron l’idée selon laquelle les démocraties modernes, à l’ère de la complexité des sociétés industrielles, ne peuvent échapper à ce paradoxe amenant à un régime mixte contenant une part de socialisation. En revanche, Tocqueville avait raison de noter que les démocraties peuvent emprunter deux chemins, celui de la liberté ou celui de la servitude. Car des deux aspirations, l’on peut choisir d’en privilégier une aux dépens de l’autre, de faire pencher la balance du côté des libertés. Montesquieu, Constant, Tocqueville, Aron, tous voient dans la démocratie libérale constitutionnelle le modèle le plus apte pour se prévenir de la route de la servitude.

 

Quel avenir pour le modèle de la démocratie libérale constitutionnelle en France ?

 

Nous vivons l’époque de toutes les urgences. Climat, covid, terrorisme, islamisme, insécurité, paupérisation, recul des démocraties libérales, montées en puissance des logiques belliqueuses : sommes-nous à la croisée des chemins ? L’air de la liberté n’est-il pas voué à se raréfier, voire disparaître, au risque d’étouffer ? Tout conspue à la quête irrépressible d’efficacité. Ainsi s’enchaînent les plaidoiries en faveur de l’ordre : face au terrorisme, cessons avec la présomption d’innocence et enfermons préventivement les fichés S ; « nous sommes en guerre », à quoi bon délibérer ? ; la planète se réchauffe, il nous faut d’urgence planifier, restreindre, administrer ; la délinquance prospère, rompons avec cet État de droit auréolé de naïveté ; les Jeux Olympiques approchent, réinstaurons des QR codes et des zones de contrôle. Ce n’est pas seulement l’aisance avec laquelle les doctrines de l’ordre se transmettent, selon un principe d’inertie, des intellectuels aux politiques, des politiques aux parlementaires, des parlementaires aux ministres, des ministres au Président, sans arrêtoir quelconque, qui doit nous inquiéter. C’est encore cette adhésion de façade chez les citoyens au système des libertés qui ne passe jamais l’épreuve du réel. Il est aisé d’être scandalisé par les atteintes aux libertés. Tout le monde est outré de voir de quelle manière, par exemple, les restrictions liées aux Jeux Olympiques vont infiltrer jusqu’aux aspects les plus élémentaires de la vie sociale (comme circuler dans sa rue ou aller à son travail). A l’unisson, il ne se trouve pas une personne – ou presque – qui ne voit pas en horreur la multiplication de tels dispositifs restrictifs. Pourtant, c’est avec une certitude d’expert qu’on peut affirmer que tous les esprits concéderaient à la nécessité de telles mesures si par malheur survenait une attaque terroriste. L’urgence l’exigerait. Personne aujourd’hui ne pourrait ainsi défendre la fin des caméras de surveillance sans passer pour un gauchiste bisounours de la dernière heure.

« Être étranger au pouvoir, voilà le critère déterminant pour acquérir le sentiment intime qu’il est autoritaire. »

 

Qu’on s’entende bien : la demande en sécurité est fondamentalement légitime. Mais si la question institutionnelle pouvait être résumée à la sécurité et l’efficacité, nul besoin de construire une société politique faite de pouvoirs et contre-pouvoirs, de sujets de droit et de mécanisme de contrôle, nul besoin d’un Parlement, nulle utilité à des élections : il nous suffirait d’accorder l’administration des choses aux experts ou aux fanatiques de la matraque (les deux allants souvent de pair…). Si on légitime le pouvoir sur l’unique critère de la nécessité de la force publique, si l’instauration d’un Léviathan condense la finalité de toute société politique, si, dit autrement, le pouvoir s’auto-légitimait, alors il n’y a substantiellement plus rien qui ne différencie les régimes démocratiques des régimes autoritaires – ces derniers seraient sans doute d’ailleurs considérés comme plus vertueux.

 

Les régimes libéraux sont fondés sur un rapport inverse : l’Autorité est astreinte par la société civile ; là où la nécessité du pouvoir pense l’inverse. La société civile est créancière à l’encontre du pouvoir d’un ensemble de droits inaliénables. Le pouvoir est au service de la société civile, non l’inverse. À ce titre, il ne saurait jamais être illimité. Dès lors qu’on inverse ce rapport, que le pouvoir cherche à restreindre les libertés et les droits de chacun, motifs pris parfois de considérations très sérieuses et nobles, c’est la nature même de l’Autorité qui change, non plus fondé sur la nécessité du Droit, mais sur l’extension indéfinie du gouvernement. On repense à cette phrase de François Sureau : « On peut dire tant qu’on voudra que la liberté de boire des bocks en terrasse ne se compare pas à celle d’écrire. C’est bien possible, et c’est tout à fait indifférent. Personne d’autre que le citoyen n’a qualité pour juger de l’emploi qu’il fait de sa liberté ».

 

La quête d’efficacité, en plus d’être irrépressible, est, elle aussi, légitime et nécessaire. Mais la dynamique qui s’installe est toute autre : celle d’une efficacité qui se fait systématiquement au détriment des droits politiques. Nous parlons par exemple d’instaurer la rétention de sûreté – l’idée qu’on puisse prolonger la peine de prison d’un individu sur la base de soupçons conséquents d’un risque de récidive. L’objectif est clair : prévenir la criminalité, empêcher un surcroît d’insécurité, voire de drame. Mais à quel prix ? L’idée fondamentale en société libérale est qu’avant l’incrimination, il n’y a rien. Un rien éloquent, un rien qui énonce, un rien normatif. Ce postulat renferme toute la structure de la société du Droit : la liberté est. Sans astérisque, sans condition, sans devoir parallèle. Tout le monde est libre par principe, tout le monde est d’abord innocent, et ce n’est qu’a posteriori, en fonction d’un acte d’incrimination, qu’il y a des criminels à sanctionner. « Dès lors qu’il n’y a que des coupables potentiels et que la répression est mise en œuvre par l’Etat ou susceptible de l’être, il n’y a plus de citoyens libres ; il n’y a qu’une masse de personnes susceptibles tôt ou tard de voir peser sur eux la férule de l’Etat ». Cette formule de Sureau condense merveilleusement la bascule qui s’opère à travers les logiques sécuritaires : on passe de la liberté à la suspicion généralisée, de l’innocence à la culpabilité présumée, du sujet de droits, digne, singulier, à la masse, indifférenciée, magmatique, qui, tôt ou tard, pourra faire l’objet de la répression. C’est en ce sens que nous parlons d’une efficacité qui se fait au détriment des droits : on ne saurait enfermer un individu sur la base de rien (ce qu’est la rétention de sûreté), sauf à être en infraction avec nos propres principes ; et si la suspicion suffit, au fond, nous n’avons rien à envier au crédit social à la chinoise. Pourquoi la pensée se dirige-t-elle immédiatement vers la dépréciation des droits et non vers des hypothèses plus prosaïques, certes moins idéologiques, qui concernent les moyens et les missions de l’administration et des services de renseignement, les moyens concrets mis en oeuvre à la réinsertion, le nombre d’agents et les outils mis à disposition ? Considérations sans doute plus techniques, peu à même de nourrir les passions vivaces qui traversent notre société…

 

Dira-t-on que cette logique, angélique à souhait, aboutira à la libération d’individus qui, inévitablement, recommenceront leurs méfaits. C’est bien possible. Mais, à bien y réfléchir, rien n’empêchera la réalisation de ce risque. Là réside le poison des logiques sécuritaires : se targuant d’un risque perpétuel, elles distillent l’idée d’un ordre illimité, légitimant de façon aussi perpétuelle la mise en œuvre de mesures de contrôle toujours croissantes. C’est une logique d’auto-justification et nous voyons bien d’ailleurs de quelle manière après chaque attentat se rassemble le bal des apôtres du tout sécuritaire, réclamant toujours plus de restrictions, tout en promettant à chaque fois qu’elles suffiront à endiguer la menace. Ne permettant aucun surcroît d’efficacité, ces discours ne font en réalité que restreindre les libertés, rien de plus.

Voilà l’idée matricielle qui irrigue les Etats libéraux : un rapport au pouvoir fondé sur la liberté préalable des individus. « Car enfin, pour qu’il puisse être réputé avoir choisi ses gouvernements en toute liberté, ce qui détermine une part essentielle de légitimité d’un système politique, le citoyen doit conserver en toute circonstance sa souveraineté intellectuelle et morale. […] Le parlement n’est fondé à décider que dans les limites du respect de ces droits qui renferment la légitimité politique. » (51) Ce que nous voyons à l’œuvre sous les diverses urgences qui pressurisent la société, c’est la transformation lente, progressive, éparse, mais certaine, du citoyen en sujet, à la disposition du pouvoir en place.

 

Nous touchons dès lors à un point névralgique des démocraties, et nous en revenons à Aron. La vertu des régimes démocratiques ne réside pas dans l’efficacité. Aron considère d’ailleurs qu’elle dépend sans doute assez peu du régime politique ; du moins, il ne saurait jamais être un facteur exclusif. Dans l’absolu, un régime démocratique n’a pas vocation à être efficace ; ou plutôt, là n’est pas fondée sa supériorité. La supériorité des démocraties trouve sa réalisation dans la garantie des droits. « Si l’on part de l’idée des pessimistes que tout pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument, on conclura que, le pouvoir démocratique étant le plus faible et le plus limité, c’est celui qui corrompt le moins et qui commet le moins d’excès. Cette justification paraîtra bien pessimiste, mais rien n’empêche de traduire la même idée en termes optimistes, et cela consiste à dire : la démocratie est, jusqu’à présent, le régime qui, de beaucoup, a introduit le système de pouvoir le plus constitutionnel, c’est-à-dire qui a le plus réduit le côté arbitraire du gouvernement. C’est celui qui, de beaucoup, a donné aux individus et aux citoyens le plus de garanties par rapport à l’État, ce qui fait que, si on considère les régimes par rapport aux individus, je n’hésiterai pas un seul instant à dire que, des régimes connus ou, en tout cas, connus à notre époque, la démocratie est de loin le meilleur. » (52)

 

Conclusion

 

Nous parlions en introduction de notre propos de deux tendances concurrentes de la démocratie : l’une qui tend à la maximisation du pouvoir, l’autre qui tend à sa limitation. Cette simple conclusion, que le gouvernement doit être limitée en raison de ses excès toujours à venir, nous amène à radicalement choisir la deuxième dite libérale de la démocratie, seule à même de garantir les fondements de l’ordre social : les libertés personnelles et politiques.

 

Cette idée n’a plus rien d’évident. Car cette proposition emporte son lot d’inconvénients : elle renonce à la perfection. « Que les régimes démocratiques soient des régimes instables, cela me paraît incontestable. Qu’ils soient faibles, c’est souvent le cas, quoiqu’il ne faille pas généraliser: tout dépend des pays. Mais, si l’on veut chercher les mérites, ils sont immenses. Les mérites sont immenses à une condition – et c’est là que le machiavélisme intervient -, à condition que l’on ne cherche pas un régime parfait. » (53) Or, si nous vivons l’époque de toutes les urgences, nous vivons pour l’essentiel le refus du mal irréductible. Acculés d’urgences toujours croissantes, nous ne supportons plus l’existence de la violence, des attentats, de la pauvreté, des émeutes, bref, de tout un tas de phénomènes sociaux qui, il faut le dire, ont toujours existé, et sans doute de façon irrémédiablement plus meurtrière par le passé – nul jugement moralisateur ici, simple analyse descriptive. Hystérisation à bas bruit des esprits, qui s’imaginent toujours vivre en régime de libertés, alors que notre rapport au pouvoir a basculé depuis belle lurette. À vrai dire, nos institutions ont toujours traduit notre préférence pour le césarisme, la verticalité, le jacobinisme, en clair tout ce qui permet au pouvoir de se draper dans une position de domination, que celle-ci se traduise par des tendances autoritaires, bureaucratiques ou technocratiques.

« Raymond Aron nous rappelle que les peuples démocratiques sont assez peu enclins à supporter la mollesse politique. »

 

Nous expérimentons une irritabilité extrême face au mal, et nous consentons à tout pour nous en prémunir. Le seul bénéficiaire ici, c’est le tiers étatique, qui dispose de toujours plus de prétextes et de moyens pour étendre le contrôle administratif. La crise écologique en est encore une illustration : face au péril climatique, beaucoup en appellent à la planification et au besoin d’adhérer à une logique de guerre. France Stratégie d’écrire : « Les besoins de l’économie de guerre et les pénuries de la sortie de guerre sont à l’origine de démarches de planification, destinées à atteindre la meilleure allocation des ressources disponibles dans un contexte imposant « une gestion normative sous contrainte ». Ce sont aujourd’hui les limites planétaires qui en fournissent le cadrage. » (54) C’est oublier que le plan implique le commandement hiérarchique. Il substitue au citoyen libre le tiers étatique et son armée administrative. Et toujours cette nécessité, au nom de laquelle il est devenu si aisé de restreindre les libertés. Arbitrer entre l’essentiel et le superflu, tel que prôné par beaucoup de tenants de l’écologie politique, renverse le rapport entre l’individu et l’administration : si la démocratie libérale postule l’impossibilité pour le pouvoir de trier entre boire des bocks en terrasse et écrire des livres, le plan implique l’inverse. C’est la tutelle qui rôde, ainsi que la conditionnalité et la surveillance ; un triptyque redoutable pour les libertés publiques. Une telle hiérarchisation, par la diversité des critères de jugement, des fins en concurrence, des préférences individuelles, ne peut s’opérer qu’à travers le règne d’une techno-administration omnipotente.

 

L’acceptation de l’imperfection évoquée par Aron n’est pas un renoncement. Il ne s’agit jamais de dire : les attentats ont toujours existé, il faut se résigner. Jamais les libéraux, encore moins Aron, prônent la passivité politique. Aron a immédiatement choisi Londres en 40, a défendu l’indépendance de l’Algérie, a dénoncé les crimes staliniens et tous les totalitarismes. L’enjeu ici porte sur une autre question bien plus fondamentale : quel coût institutionnel sommes-nous prêts à consentir en vue de la réduction du mal ? Ce que répondent les libéraux, c’est qu’à moins de considérer que la fin justifie les moyens, on ne saurait accepter un coût exorbitant sans que la garantie des droits ne disparaisse par la même.

 

L’ensemble de ces considérations – la nécessaire défense des libertés, la lutte contre l’arbitraire, la garantie des droits – nous conduisent à la conclusion politique suivante : il nous faut désormais prôner la rupture.

 

La rupture avec notre logique institutionnelle, faisant la part belle au gouvernement, à l’administration, à l’esthétique napoléonienne, à la quête de puissance ; la rupture avec la verticalité, l’isolement de la figure présidentielle, le contrôle administratif ; la rupture avec notre culture politique, notre individualisme, notre égalitarisme forcené. Cette rupture ne trouvera pas d’issue par le biais d’une modalité politique exclusive. Nous l’avons rappelé : chez Aron, la démocratie est autant un fait institutionnel qu’un fait sociologique. Changer la constitution ne suffira pas, changer nos mentalités ne suffira pas, écrire des livres ne suffira pas, inventer une nouvelle esthétique ne suffira pas : il faudra un peu de tout cela pour oser espérer aboutir à un changement conséquent ; étant avertis que les circonstances jouent pour beaucoup dans ce genre de processus, souvent à la défaveur de toutes sortes de plans et projections. Le temps déjoue le plus souvent nos attentes. Le vacarme de la vie est ainsi fait : la surprise est là, tapis dans la seconde qui vient, dans le cliquetis de la montre sur le point de sonner. Le vacarme de la vie est ainsi fait, mais après tout, voilà sans doute le principe sur lequel repose l’action humaine.

 


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