Les désillusions du progrès, trésor méconnu d’Aron

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Alexis Karklins-Marchay considère que notre pessimisme à l’égard des progrès fait des Désillusions une oeuvre d’actualité. Pour comprendre notre siècle, il ajoute la dialectique de l’environnement et de l’identité à celles déjà analysées par l’intellectuel (égalité, socialisation et universalité). 

 

Le fait est connu : lire Raymond Aron est un exercice exigeant. Son style peut paraître souvent aride. Son obsession de la nuance et sa volonté d’être le plus précis possible dans les termes utilisés le conduisent à multiplier les explications. Son besoin de mettre en perspective chaque propos entraîne de nombreuses digressions, comme si le penseur craignait d’être accusé d’approximations ou d’être contredit trop aisément. Ses références à une multitude d’auteurs et de concepts nécessitent des connaissances préalables importantes.

 

Mais c’est aussi un exercice incroyablement stimulant tant par le caractère ambitieux des questions posées que par les constats implacables qu’il établit. Sans oublier la rigueur des raisonnements ni cette humilité constante : admettre qu’il n’est pas possible de tout expliquer, de tout prévoir.

 

Les Désillusions du progrès, un livre toujours d’actualité

 

Peu de ses ouvrages incarnent autant ces deux facettes que Les Désillusions du progrès, texte d’une grande richesse et pourtant bien moins connu que L’Opium des intellectuels, Les Étapes de la pensée sociologique ou Démocratie et totalitarisme. Sous-titré Essai sur la dialectique de la modernité, il fut publié en 1969, après avoir été initialement rédigé en version anglaise pour l’Encyclopaedia Britannica quatre ans plus tôt. Aron n’avait a priori pas prévu de sortir une version française, considérant cet essai comme insuffisamment abouti ! Mais ses élèves d’alors, conscients de l’intérêt des analyses présentées, finirent par le convaincre. A raison car ce livre constitue une contribution essentielle à la compréhension de notre époque.

 

La préface qu’il ajouta dans l’édition française est d’une troublante actualité. Aron repart du constat établi dans son essai initial, constat qui pourrait presque apparaître comme un paradoxe : la société moderne, ou société « de consommation », malgré notre bien-être matériel considérablement accru, continue de faire l’objet de reproches et de critiques permanentes. Certains, avec une grille d’analyse d’inspiration marxiste, lui reprochent la permanence de la pauvreté au milieu de la richesse et la persistance des inégalités. D’autres, inspirés par Jean-Jacques Rousseau, dénoncent les méfaits de la « civilisation industrielle », la destruction de la nature, l’accumulation de biens de consommation et l’aliénation des individus par les moyens modernes de communication.

 

Dans les deux cas, comme le titre de l’ouvrage le souligne, il existe dans nos sociétés une véritable désillusion à l’égard du monde que nous avons construit, un pessimisme diffus et une défiance à l’égard des progrès réalisés. Défiance qui se traduit par des troubles sociaux et politiques dans nos démocraties, en dépit de la croissance soutenue de l’après-guerre et de nos capacités à mieux gérer les crises économiques.

 

Nous étions à la fin des années 1960 lorsqu’Aron établit ces constats, mais à l’évidence, un tel climat, un tel contexte rappellent ceux d’aujourd’hui et soulèvent des questions toujours aussi pertinentes : pourquoi le développement économique suscite autant de frustrations et de troubles dans le corps social ? Comment expliquer que l’on débatte autant des inégalités même lorsqu’elles diminuent ? Pourquoi être aussi pessimistes à l’égard du progrès et de la liberté alors que jamais encore dans l’histoire, les conditions de l’émancipation et de l’affirmation de la personnalité n’avaient été aussi favorables? Pourquoi dans une société mondialisée, voyons-nous autant de personnes se réfugier dans des revendications identitaires ou religieuses ?

« Il existe dans nos sociétés une véritable désillusion à l’égard du monde que nous avons construit, un pessimisme diffus et une défiance à l’égard des progrès réalisés. »

 

Pour répondre à ces questions, Aron entend décomposer ce qu’il nomme « la dialectique de la modernité », précisément à l’origine de nos désillusions sur le progrès. Le terme même de dialectique renvoie à un concept en vogue chez les philosophes français de l’après-guerre, notamment chez ceux qui, comme Sartre, étudient l’évolution du régime soviétique. Mais si Aron le reprend dans son ouvrage, ce n’est pas pour à nouveau débattre de l’expérience communiste. Il s’agit cette fois de poser un regard sociologique sur les contradictions constitutives de la modernité à partir des transformations en cours dans nos sociétés occidentales.

 

Les trois dialectiques analysées par Aron

 

Pour Aron, trois dialectiques sont à l’œuvre : la « dialectique de l’égalité », en lien avec les questions de croissance économique et d’inégalités ; la « dialectique de la socialisation », en lien avec nos modes de socialisation et les rapports sociaux de classe : la « dialectique de l’universalité » enfin, en rapport avec l’horizon universaliste de nos démocraties.

 

La première dialectique, celle de l’égalité, naît de la contradiction partielle entre deux impératifs des sociétés modernes : d’une part, nous aspirons à produire davantage de richesses et nous nous inquiétons quand la croissance économique ralentit ; d’autre part, nous souhaitons traiter tous les membres d’une société en égaux. Mais, souligne Aron, ne commettons pas la même erreur que Tocqueville et sa confusion entre égalité sociale et égalité politique. L’ambition prométhéenne de production économique accrue et l’idéal égalitaire sont difficilement compatibles.

 

Car si l’égalité politique est au cœur de la citoyenneté dans nos démocraties, les inégalités dans le monde du travail, elles, sont inévitables et même intrinsèques au fonctionnement de nos économies. Evoquant la pensée schumpétérienne sur les bouleversements liés au progrès continu des sciences et des techniques, et même s’il n’évoque pas la « destruction créatrice » à proprement parler, Aron exclut toute stabilisation de notre société, celle-ci étant par essence dans un état provisoire. Pour reprendre son expression, notre économie n’est pas EN mouvement ; elle est UN mouvement par elle-même.

 

Aron remarque par ailleurs que chaque individu entend tirer le meilleur profit de ses propres capacités et de ses compétences pour se distinguer, en poussant le plus loin possible la logique de la distinction statutaire. La recherche du prestige social, encore plus marquée dans une société qui tend à gommer les distinctions anciennes de classes, contredit ainsi l’idéal de l’égalité.

« Si l’égalité politique est au cœur de la citoyenneté dans nos démocraties, les inégalités dans le monde du travail, elles, sont inévitables et même intrinsèques au fonctionnement de nos économies. »

 

Dans tous les cas, il subsistera un écart entre l’énonciation politique du principe d’égalité et la persistance d’inégalités économiques et sociales considérées comme injustes, causant ainsi de nombreuses frustrations et insatisfactions.

 

La deuxième dialectique analysée par Aron est celle de la sociabilisation. S’appuyant sur une thèse durkheimienne, le sociologue se demande si le malaise dont nous souffrons ne viendrait de notre anomie. Autrement dit de notre misère morale plutôt que de la « misère économique » puisque nos conditions de vie matérielle se sont considérablement améliorées depuis plusieurs décennies. Si nous avons perdu nos illusions, peut-être est-ce dû à la perte de valeurs communes ?

 

Comme pour la dialectique de l’égalité, celle-ci procède pour le penseur de deux aspirations contradictoires. Grâce à l’instruction pour tous, les sociétés modernes aspirent à socialiser la jeunesse, à la préparer pour répondre aux besoins de nos économies et à leur transmettre ces valeurs qui permettent la vie en collectivité. Mais dans le même temps, les inégalités en matière d’éducation et d’instructions demeurent, voire s’accroissent au profit des familles les plus aisées. Ces dernières offrent en effet à leurs enfants les conditions mentales et économiques qui les poussent à étudier davantage afin de rester en haut dans la hiérarchie de la société.

 

A ces déterminismes familiaux qui engendrent une véritable inégalité en matière d’instruction, viennent s’ajouter les effets psychologiques nés des développements scientifiques et techniques. « La science donne à un nombre croissant d’individus une liberté de choix jadis inconcevable », écrit Aron. L’autonomie de l’individu, le détachement vis-à-vis des formes traditionnelles d’encadrement mais aussi du travail s’amplifient dans nos sociétés. Parallèlement, les revendications nourries par l’impatience des désirs et les comparaisons envieuses contribuent à nourrir le climat d’insatisfaction rappelé plus haut. En définitive, l’idéal de l’épanouissement personnel comporte en lui-même une contradiction entre libération individuelle et adaptation à la société de masse.

 

La troisième et dernière dialectique est celle de l’universalité. Aron avait déjà repéré au cours des années 1960 que notre planète tendait vers une forme d’universalisme. « Pour la première fois, l’humanité vit une seule et même histoire », soutient-il dans son essai. Parmi les éléments en appui de sa thèse, il évoque notamment la création de l’ONU, l’existence d’événements comme les Jeux Olympiques, la mondialisation des échanges, l’utilisation de l’anglais comme lingua franca, la diffusion des progrès scientifiques et des techniques de production, l’homogénéisation progressive des modes de consommation ou encore les moyens de communication modernes qui conduisent inexorablement vers un monde globalisé, au moins virtuellement universel.

 

Pourtant, Aron observe d’autres évolutions simultanées antagonistes qui caractérisent cette dialectique de l’universalisme. Les revendications identitaires, qu’elles soient religieuses, nationalistes, régionales ou ethniques ne cessent de s’accroître. Tension et conflits locaux se multiplient, comme une forme de réponse au mouvement de mondialisation. La question des frontières et la justification du protectionnisme économique demeurent toujours très présentes dans le débat. L’idée d’un universalisme se heurte ainsi constamment aux rivalités entre États et aux affirmations nationalistes.

« L’idéal de l’épanouissement personnel comporte en lui-même une contradiction entre libération individuelle et adaptation à la société de masse. »

 

 

Les principaux enseignements d’Aron sur nos désillusions

 

Avec les Désillusions du progrès, ouvrage écrit pourtant il y a plus d’un demi-siècle, Aron continue d’impressionner par sa capacité à repérer les permanences de l’histoire moderne, tout en ouvrant des perspectives nouvelles qui confirment la puissance de son cadre analytique.

 

Comment ne pas ainsi approuver sa réflexion sur l’impossibilité d’évoluer vers une société où les critiques comme les frustrations seraient réduites ? Il nous faut accepter le fait que la tension entre l’idéal et la réalité est l’expression normale d’une civilisation dont les hommes assument la responsabilité. Comme il nous faut être lucides sur le fait que la volonté d’un ordre égalitaire et la proportionnalité des statuts aux mérites se heurtent à la pesanteur ou à la complexité de la vie économique. Malgré ou à cause de l’idéal égalitaire qu’elle proclame, notre société entretient la jalousie et les revendications, ce qui incite les individus et les groupes à se comparer toujours les uns aux autres.

 

Par ailleurs, la pauvreté peut d’autant moins disparaître que sa définition même varie au cours de l’histoire et que les inégalités économiques et sociales se transforment sans cesse. Il en va de même avec les inégalités entre les peuples. L’humanité restera divisée par la pluralité des volontés d’indépendance des Etats, par les inégalités relatives de développement, par les nationalismes d’essence particulariste ou par les idéologies à prétention universaliste.

 

La grille d’analyse proposée par Aron peut être complétée par de nouvelles dialectiques qui ont pris beaucoup d’importance au cours des dernières décennies et qui accroissent encore nos frustrations et nos désillusions. Il en va ainsi de la dialectique environnementale, sujet qui n’occupait pas les premières pages des journaux à l’époque où le penseur écrivait mais qui est devenu désormais si prégnant. D’un côté, nous avons pris conscience des dérèglements climatiques et savons que nous devons adapter nos modes de production comme nos pratiques de consommation pour y répondre. De l’autre, malgré les injonctions radicales portées par certaines voix médiatiques, nous n’entendons pas renoncer à nos standards de vie et redoutons les utopies liberticides et destructrices.

 

Il en est de même avec la dialectique identitaire, source de tensions multiples et de colères comme le montre la montée des populismes, notamment en occident. Nous restons attachés en principe et dans notre immense majorité aux libertés individuelles fondamentales, mais en parallèle, nous craignons de voir nos sociétés de plus en plus morcelées et fracturées. Des sociétés où les revendications identitaires et individualistes prendraient le dessus sur le sentiment de « faire nation » et sur la volonté de vivre ensemble.

 

A ceux qui rétorquent que la rationalité pourrait changer la donne, Aron répond de façon ferme : les sociétés ne peuvent maîtriser pleinement leur destin. Parce que les hommes d’Etat ne ressemblent pas plus au strategicus de la théorie des jeux que les consommateurs ou les entrepreneurs ne ressemblent à l’homo oeconomicus, nombres de décisions politiques s’éloigneront toujours d’une démarche rationnelle. Tant que subsistera une pluralité des acteurs étatiques aux intérêts partiellement contradictoires, notre devenir demeurera « historique ». Autrement dit, l’avenir que nous bâtirons résultera de l’œuvre de tous mais ne sera voulu par personne, ce qui le rend imprévisible et potentiellement déraisonnable.

 

La solution pourrait-elle venir de la planification ? Là encore, Aron est catégorique. Le plan peut certes donner l’impression de réduire la part de l’aléatoire et du hasard mais les échecs seront inévitables du fait de la complexité de nos économies, avec leurs centaines de millions de décisions individuelles prises simultanément. Les planificateurs peuvent peut-être espérer influencer et jusqu’à un certain point prévoir, mais ils seront toujours confrontés aux limites importantes de nos savoirs. Grand connaisseur du marxisme et de ses incarnations historiques, Aron ne se prive d’ailleurs pas de rappeler que l’expérience soviétique a montré les impasses et les pertes inévitables d’une planification centralisée. Le goût de la prévision et de la prospective résulte de notre ambition prométhéenne, mais nous nous heurtons à une barrière infranchissable : les hommes n’ont jamais su l’histoire qu’ils faisaient et ils ne le savent pas davantage aujourd’hui.

« L’avenir que nous bâtirons résultera de l’œuvre de tous mais ne sera voulu par personne, ce qui le rend imprévisible et potentiellement déraisonnable. »

 

Quant à la remise en cause de la croissance économique comme moteur de nos sociétés, Aron répond avec son sens coutumier de la nuance. Oui, économistes et moralistes ont raison de s’en prendre au fétichisme des taux de croissance et de rappeler que la répartition du produit national importe désormais peut-être autant que le volume de ce produit approximativement mesuré par ceux qu’il appelle les « spécialistes de la comptabilité ». Mais ils auraient tort d’imaginer que la croissance de ce volume n’importe plus. Car, « le risque de violence surgit, même dans les pays développés, lorsque le progrès économique s’arrête ou que les opposants mettent en question le régime politique », remarque-t-il avec justesse. Avis à tous les décroissantistes, les contempteurs de l’état de droit et les admirateurs inavoués ou assumés des régimes autocratiques !

 

Dès lors, puisqu’une société vouée aux changements constants ne se compare pas au passé mais se confronte à ses ambitions, soyons lucides : évoluant dans une ère technique et futuriste, nous sommes condamnés à l’insatisfaction chronique.

 

Restent les traductions politiques que peut avoir cet antagonisme inéluctable entre idéal des ambitions et réalité des résultats. Aron énumère plusieurs sujets sensibles, tout en faisant preuve d’un certain pessimisme. Les tensions sociales ne risquent pas de disparaître. Bien au contraire. Car, comment être certains que des Etats de centaines de millions d’hommes puissent être gouvernés selon les formes connues de la démocratie politique ? Comment le citoyen peut participer à la chose publique dans ces conditions ? Comment éviter le développement d’une bureaucratie toujours plus rationalisée et abstraite? Comment assurer la formation de chacun ? Comment éviter que des millions d’humains échappent à une « organisation de termitières », pour reprendre cette terrible expression qui n’est pas sans rappeler la pensée ordolibérale qu’il connaissait bien ? Comment retrouver des certitudes dans une société devenue à ce point sécularisée, sans vérité transcendante et ignorant le but de son propre devenir ?

 

Autant de questions primordiales, posées dans les années 1960 et toujours valables au XXIe siècle… des questions auxquelles il peut être difficile de répondre puisque, comme il reconnaît lui-même, « qui peut prévoir l’usage que nous ferons de notre liberté ? ». En définitive, derrière la recherche de l’abondance et la réduction des inégalités, Aron exprime une conviction fondamentale qui ne peut que nous faire réfléchir. Ni la révolution, ni la technique ne renouvelleront la condition humaine et ne modifieront cette obsession qui caractérise les humains à travers les époques : la quête du sens.

 


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Poussés par le progrès

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Aurélie Drouvin transpose la pensée de l’intellectuel aux bouleversements technologiques du XXIème siècle. A la lumière de son héritage, elle appelle à reprendre le contrôle du progrès technologique. 

 

« No one knows what happens next » – Sam Altman, CEO d’OpenAI.

 

Le progrès technologique va vite, de plus en plus vite. Le choc planétaire créé par ChatGPT en est un exemple significatif : à peine annoncé, voilà que l’outil est adopté par plus de cent millions d’utilisateurs en seulement deux semaines. Le rejet et les craintes sont également forts car nous avions en tête collectivement que l’automatisation était là pour nous libérer des tâches les plus pénibles, non pas nous concurrencer sur la créativité. De nombreuses voix s’élèvent alors pour s’inquiéter d’une concurrence irrattrapable en matière de créativité, l’outil ne se contentant pas de libérer des tâches les plus pénibles.

 

En réalité, les interrogations ne cessent de se multiplier : que reste-t-il de la spécificité de l’Homme, si celle-ci n’est pas désormais un fantasme ? Quel doit être le champ de la régulation ? La démocratie peut-elle résister face à la multiplication des deepfakes ?

 

Lorsque l’opportunité de participer à cet ouvrage en hommage à Raymond Aron m’a été offerte, je me suis interrogée sur ce que la pensée aronienne aurait à opiner sur ces questions. Certes, il serait anachronique d’attribuer à Aron des pensées concernant l’intelligence artificielle. Mais il n’en reste pas moins que l’auteur a traversé une période de bouleversements technologiques et s’est posé la question des conséquences de l’automatisation pour les ouvriers, de l’influence des médias sur la société et des risques pour l’humanité liés au progrès.

 

Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 80, l’accélération est fulgurante et touche tous les domaines de la société : du spatial à l’industrie, en passant par les transports et les transformations du monde du travail. Il mentionne par exemple dans « Les Désillusions du Progrès », (publié d’abord en anglais en 1965 puis en français en 1969), le projet d’avion supersonique (le service du Concorde a débuté en 1976), ainsi que les travaux novateurs dans le domaine de la génétique (l’ARNm a été découvert en 1961, par trois chercheurs français de l’institut Pasteur : François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod).

 

Malgré tout, Raymond Aron évoque le pessimisme ambiant avec les détracteurs de la société industrielle qui dénoncent « la dévastation de la nature, la pollution de l’atmosphère, l’aliénation des individus manipulés par les moyens de communication, l’asservissement par une rationalité sans frein ni loi, l’accumulation des biens, la course à la puissance et à la richesse vaine. (1) » Rien de nouveau sous le soleil… Ces parallèles nous amènent donc à inviter Raymond Aron à la table de la réflexion.

« Raymond Aron a traversé une période de bouleversements technologiques et s’est posé la question […] des risques pour l’humanité liés au progrès. »

 

L’évolution du travail

 

Pour Aron, le progrès technique permet une hausse de la productivité et des richesses, ce qui amène à une baisse (souhaitable !) du temps de travail : « C’est en dehors de l’activité productive, durant le temps libre, que l’individu s’accomplira dans sa singularité » (2). La société industrielle a vu également son système hiérarchique et ses organisations de travail bouleversées. Pour Raymond Aron, il ne faut pas s’y opposer : si nous pouvons assister dans l’immédiat à des suppressions d’emplois, d’autres créations suivront à terme. En revanche, il s’inquiète de l’inégalité croissante entre les individus les moins qualifiés et « les plus talentueux ». La perception de l’organisation de l’entreprise par les travailleurs joue dans ce cadre un rôle décisif: son opacité apparente résultante de sa rationalité globale peut devenir oppressive. Aussi, si le progrès technique réduit le temps de travail, il peut transformer les travailleurs en « simples » contrôleurs de machines. Cela soulève des interrogations quant à l’épanouissement individuel et aux aspirations dans ce nouvel écosystème professionnel. Pour Aron, « Ce qui reste incertain, c’est l’influence à long terme du progrès technique : dans quelle mesure celui-ci favorise-t-il l’acceptation du métier simple gagne-pain ou bien, au contraire, le refus d’un travail sans horizon d’avenir ou de signification ? » (3)

 

Ces considérations nous ramènent évidemment aux débats contemporains qui portent sur la durée du temps de travail, autant sur la semaine de 4 jours que les 32 heures, les suppressions de poste dues à l’automatisation, la fracture entre les salariés (rappelons-nous le débat entre emplois essentiels ou non essentiels pendant le confinement), et la question du sens donné au travail. La droite devrait relire Aron attentivement sur ces sujets au lieu de rabâcher le retour aux 39 heures et « la valeur travail ». La gauche devrait quant à elle retenir le terme essentiel dans cette histoire : « hausse de la productivité ». Et force est de constater que nous n’y sommes pas : la productivité horaire a chuté de 3,6% en 3 ans en France.

 

La productivité ne se décrète pas mais elle a besoin d’un terrain favorable : une population bien formée, tant au niveau de la formation initiale que de la formation tout au long de la vie, et la liberté. J’entends par liberté, la liberté d’entreprendre et d’innover mais aussi libérer les entreprises des contraintes administratives bien trop rigides. Dans certains secteurs, l’IA devrait nous aider puisque selon des premières études sorties au printemps, elle boosterait nettement la productivité des employés les moins performants. (4) L’IA pourrait donc même réduire en partie les inégalités entre salariés (le bénéfice étant moindre pour les employés les plus performants).

 

En revanche, se pose la question des emplois supprimés. Certes, le cycle habituel destruction-créatrice, pour reprendre un mot d’auteur, devrait fonctionner mais pour combien de temps ? Là-dessus, le pessimisme gagne : s’il n’est pas à craindre une révolution dans l’immédiat (ChatGPT n’est pas le génie de la lampe), nous n’en sommes qu’aux prémices et rien ne permet d’anticiper l’évolution exacte du phénomène. À quelle vitesse notre système économique deviendra-t-il obsolète (s’il ne l’est pas déjà) ? En tout cas, il est urgent de lever le nez du guidon et de prendre en considération ces nouveaux éléments dans notre réflexion sur l’emploi. Le sujet du revenu universel n’est pas près de quitter la table du débat.

 

De même, en ce qui concerne le sens donné au travail, il n’est pas certain que les choses aillent en s’arrangeant : il est à craindre une inégalité croissante entre ceux qui travailleront pour des entreprises à mission, à des postes stratégiques et ceux qui deviendront comme le disait Aron « de simples contrôleurs de machine ».

« Le sujet du revenu universel n’est pas près de quitter la table du débat. »

 

Émancipation ou manipulation ?

 

« Je ne crois pas à la puissance diabolique des moyens de communication. Je me demande même s’ils contribuent aussi efficacement à la socialisation des individus que la famille, l’école, les groupes d’âge, la formation professionnelle… » (5)

 

On ne va pas reprocher à Raymond Aron de ne pas avoir vu venir les réseaux sociaux. Il craignait que les médias ne deviennent un vecteur d’oppression et de propagande. On sait aujourd’hui qu’ils peuvent être également un moyen de revendication. Il est clair que l’arrivée d’Internet et la possibilité de personnaliser l’expérience en ligne offre des possibilités alors insoupçonnées à son époque : dans l’accès à l’information, à l’ouverture sur le monde, ou encore dans de nouveaux modes de socialisation. Dès lors, nous avons assisté à une accélération des échanges tant sur le plan des idées que sur le partage de la culture, de nos modes de vie.

 

Aron craint une uniformisation des masses, connexe à ce qu’il décrit comme un phénomène d’universalisation, mais affirme qu’elle est contrebalancée par la revendication de particularismes locaux ou identitaires. L’affirmation de soi, de sa communauté, le besoin de reconnaissance sont particulièrement vifs. Mais cette possibilité de se regrouper virtuellement en communautés (identitaires, culturelles, idéologiques) combinée à la visibilité offerte à tous peut sérieusement bousculer nos démocraties. Les réseaux ont en effet permis à certains groupes, parfois très minoritaires, de se retrouver et de s’affirmer afin de peser sur des décisions nationales. On va d’ailleurs jusqu’à évoquer aujourd’hui la tyrannie des minorités.

 

Cependant, on peut rejoindre Aron sur sa crainte de manipulation. La technologie permet à la propagande d’être bien plus efficace par le ciblage. Le scandale Cambridge Analytica (6) ou la « ferme à trolls » d’Evgueni Prigojine sont là pour rappeler que l’influence en ligne est un enjeu majeur pour l’exercice de la liberté politique.

 

Les évolutions qui se font jour sont fascinantes et promettent des progrès incroyables en termes de rapidité ou d’accessibilité : il n’est plus nécessaire d’être un expert ou un technicien pour générer des graphismes intéressants, pour traduire des vidéos, pour coder de simples applications. Mais on voit également comment toutes ces techniques peuvent être détournées à des fins de manipulation de masse (les images choc générées et diffusées par le Hamas depuis plusieurs semaines n’en sont qu’un exemple). Cela a commencé avec la campagne américaine (7) et ce n’est que le début. Il deviendra usant, au sens cognitif, de partir du postulat selon lequel on ne peut accorder de confiance a priori aux informations publiées sur les réseaux sociaux. Douter de tout ou ne croire en rien peuvent être fortement préjudiciables pour nos démocraties.

« On ne va pas reprocher à Raymond Aron de ne pas avoir vu venir les réseaux sociaux. Il craignait que les médias ne deviennent un vecteur d’oppression et de propagande. »

 

Mais qui décide ?

 

Si le progrès technique bouleverse les modes d’expression et de faire du travail, de vivre-ensemble, de l’amour ou de l’affirmation de soi, pourquoi à l’inverse, nos institutions demeurent-elles relativement immobiles ? Nous pouvons d’abord penser que c’est un gage de qualité puisqu’elles sont, pour l’instant, capables de résister à des changements y compris radicaux. Or, si les mouvements politiques se sont emparés des moyens de communication modernes pour porter leurs messages et influencer les électeurs, les règles fondamentales du jeu politique n’ont que peu évolué. On peut se demander jusqu’à quand? Mais les institutions ont un temps de retard permanent sur les avancées technologiques et peinent à rattraper pour encadrer/réguler, quitte à tuer l’innovation.

 

La légitimité de la classe politique est régulièrement remise en cause à ce sujet. Les femmes et hommes politiques ne sont pas des experts. Peu sont issus de la communauté scientifique ou du monde industriel (et quand ils le sont, on les soupçonne systématiquement de conflit d’intérêt…). Raymond Aron évoque ce problème de légitimité : « Le caractère des décisions prises au niveau le plus élevé explique un des paradoxes apparents de notre civilisation : le rôle de direction que tiennent les non-scientifiques dans l’industrie et dans l’État, (…) Faut-il dire que les amateurs commandent aux experts ou que ces derniers obéissent à un spécialiste de la politique, dans l’entreprise comme dans l’État ? » (8)

 

Allier expertise technique et prise de décision collective est un exercice d’équilibrisme mais les enjeux en présence, tant sur le plan environnemental que sur le plan de la souveraineté, sont historiques. Ils doivent être mis publiquement sur la table.

 

Dans les avancées techniques révolutionnaires qui sont devant nous, prenons l’exemple de Neuralink. La société d’Elon Musk a obtenu l’accord des autorités américaines pour tester ses implants neuronaux sur des humains. Sommes-nous, en tant que société, d’accord avec ça ? Et pourrons-nous refuser ? Bien que l’Europe soit considérée aujourd’hui comme le continent de la régulation, nous n’en restons pas moins en compétition avec le reste du monde et nous ne pouvons pas nous permettre de décrocher. Seulement, en limitant la capacité à innover chez nous, nous nous condamnons à subir.

 

Raymond Aron craignait lui aussi certains aspects du progrès : « Les hommes de pensée jugent pour la plupart sévèrement la sociabilité industrielle. Quand ils évoquent l’avenir, ils craignent moins l’ennui qui guetterait une civilisation du loisir que la puissance surhumaine que la biologie, après la physique, donnera demain peut-être à l’humanité. Déjà celle-ci a la capacité de s’anéantir elle-même, d’altérer le patrimoine génétique de millions d’êtres encore à naître. Va-t-elle acquérir la capacité de modifier ce patrimoine ? De contrôler le hasard génétique ? Mises au point par les physiciens, les armes nucléaires dépendent pour leur emploi effectif des hommes d’Etat. À qui reviendra la charge de manipuler les patrimoines héréditaires ? (9)» Si la société mute, les peurs liées à l’avenir aussi.

 

La pensée de Raymond Aron, bien que marquée historiquement, continue donc de soulever des questions toujours prépondérantes sur la société moderne et le progrès technologique. Notamment cette interrogation sur le contrôle de ces avancées par la population alors que plus la technique avance, plus elle est difficilement compréhensible pour le commun des mortels.

 

Si certains dirigeants d’entreprise se tournent vers la politique, j’ai fait le chemin inverse : ancienne collaboratrice d’élus, je suis devenue fondatrice de deux sociétés dans le domaine du numérique. Je crois profondément que la tech est un sujet politique. Et en cela, si les dirigeants de la French Tech doivent penser ces questions (souveraineté, soutenabilité, futur de l’emploi…), les citoyens doivent également s’en emparer. Sur ces sujets, nous sommes en train de laisser la main aux hauts-fonctionnaires européens. Avez-vous été consultés au sujet de l’IA Act européen ? Nous devons avoir un débat public sur ces questions et nous attendons des partis politiques qu’ils proposent un choix clair de projet de société.

« Avez-vous été consultés au sujet de l’IA Act européen ? Nous devons avoir un débat public sur ces questions et nous attendons des partis politiques qu’ils proposent un choix clair de projet de société. »

 

Il est essentiel pour l’avenir de l’humanité de reprendre le contrôle de ce progrès technologique, non pas pour le stopper ou le brider mais pour que nous puissions dire ensemble, où nous voulons aller.

 

Si Raymond Aron s’est essayé à certaines projections en nous offrant une analyse globale de la société industrielle, il affirme pour autant ne pas prédire l’avenir : « Quels usages les hommes feront-ils de ces moyens ? Je préfère l’avouer que je l’ignore quitte à lire, pour me distraire, les livres sur l’an 2000 (10) ».

 

Personne ne peut prédire ce qui arrive ensuite…

 


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Raymond Aron cancellé

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Laetitia Strauch-Bonart loue son désir de précision et son éthique intellectuelle. Revenant sur l’isolement dont il a été fréquemment victime, elle estime que ses positions se sont révélées clairvoyantes. 

 

« Comme d’habitude, je n’étais pas d’accord. Je suis donc resté solitaire. »

Raymond Aron, Le Spectateur engagé

 

Il ne fait pas bon être libéral en France. Il ne fait pas bon, non plus, l’avoir été. Outre la méfiance que suscite la pensée libérale auprès des tenants d’un État fort ou interventionniste, trois destins attendent aujourd’hui les grandes figures intellectuelles du libéralisme : l’oubli, la diabolisation ou ce qu’on pourrait appeler la consensualisation. Le fin penseur qu’était Raymond Aron se trouve dans ce dernier cas. Comme Benjamin Constant, comme Alexis de Tocqueville, Aron est certes souvent invoqué mais d’autant plus qu’il n’est plus guère lu. La gauche le tolère, le cite même, ce qui en dit long ; la droite lui rend vaguement hommage ; les journalistes et les étudiants le mentionnent. Cet Aron-là plaît à tout le monde parce qu’il n’est véritablement connu de personne.

 

Cette ignorance relative, qui fait perdurer le mythe d’un personnage lisse et tiède, fait dans le même temps oublier que son souci permanent de justesse provoqua bien souvent l’ire de ses contemporains, y compris, on tend à l’oublier, à droite. En l’espèce, il fut plus qu’à son tour, dans un milieu et à une époque non exempts de grégarisme, solitaire. Ainsi, sa consécration méritée, en fin de carrière, ne doit pas masquer l’isolement qu’il a fréquemment subi – un fait malheureux que d’aucuns nomment volontiers aujourd’hui, comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau, la « cancel culture ».

 

Raymond Aron obtient son doctorat en 1938. Sa thèse, qui sera publiée sous le titre Introduction à la philosophie de l’histoire, s’avère déjà en rupture avec le positivisme qui domine la philosophie française. Politiquement, il signale déjà son originalité. « Une fois de plus, expliquera-t-il plus de quarante ans plus tard, comme d’habitude dans ma vie, j’étais dans un petit groupe, solitaire, entre les blocs, c’est-à-dire entre le bloc de ceux qui étaient déchaînés contre le Front populaire, et ceux qui croyaient que c’était une aube nouvelle de la société… » Pour autant, il ne cautionne pas « la politique antérieure ; je la trouvais parfaitement déraisonnable également, dans l’autre sens ». Sans compter qu’« une bonne partie de la droite, celle des hebdomadaires Je suis partout, Candide, Gringoire, qui étaient horribles, une droite extrême, me rendait non seulement de gauche mais fou furieux ». Alors qu’il s’inquiète, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, de la mésentente croissante entre Français de gauche et de droite, il se retrouve entre les deux, « sans grande chance de pouvoir m’exprimer et d’être écouté » (1).

« Il ne fait pas bon être libéral en France. Il ne fait pas bon, non plus, l’avoir été. »

 

Lorsqu’il rejoint Charles de Gaulle à Londres, Aron fait preuve de la même distance critique, ce qui rend difficile son rattachement au mouvement gaulliste sans pourtant en faire l’un de ses opposants. « Si être gaulliste c’était être le féal du général de Gaulle, ou croire en lui quelles que fussent ses opinions, alors, en effet, je ne l’étais pas ». Même face à la guerre, il se refuse à être « dans l’extrême », ce qui le condamne, constate-t-il, à l’écriture et à isolement (1).

 

A la fin de la guerre, Aron s’oriente vers le journalisme plutôt qu’une carrière universitaire – décision qu’il regrettera plus tard – et finit par rejoindre Le Figaro comme éditorialiste. Il s’engage de surcroît, en 1947, au Rassemblement du Peuple Français (RPF), le tout nouveau parti gaulliste. Autant de choix qui dénotent une personnalité singulière, avide d’action autant que de pensée. Mais comme il ne s’engage pas à gauche comme il est d’usage, il en devient, selon les termes de son biographe Nicolas Baverez, un « homme seul » et un « intouchable, banni par ses pairs ». « La violente réaction de rejet dont il fut victime, ajoute Baverez, se traduisit par l’échec de sa candidature à une chaire de philosophie de la Sorbonne en 1948 ». (2) Il y sera finalement élu en 1955, non sans obstacles. Commentant cette période, Aron usera de l’euphémisme : « Je me sentais solitaire, dépouillé de mes amitiés de jeunesse. Bien entendu, je recevais aussi beaucoup de lettres de félicitations, mais j’y étais peu sensible parce qu’elles provenaient d’hommes qui m’étaient trop étrangers. Mais c’est vrai, je n’étais pas bien toléré par l’intelligentsia française dans cette période. (…) J’étais un homme de droite, j’écrivais dans Le Figaro, etc. » (1)

 

Aron fait d’autant plus grincer des dents parmi les intellectuels que la guerre froide bat son plein. Sa ferme défense de l’Alliance atlantique lui aliène un large spectre de politiques et d’intellectuels. En 1951, la sortie de ses Guerres en chaîne, où il montre qu’entre les deux grands vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, la paix est impossible mais la guerre improbable, provoque un véritable « tir de barrage ». « Aron, relate Baverez, dut alors affronter une sainte alliance des communistes, des progressistes et des neutralistes, qui marqua son complet isolement. » Une fausse rumeur, propagée par le philosophe et neutraliste Etienne Gilson, le présente comme un agent payé par les Etats-Unis. Ostracisme et intolérance règnent tout autant à l’Institut d’études politiques où il enseigne de 1948 à 1954 et où ses idées sur le marxisme, la guerre froide et la IVè république « heurtaient de front le catéchisme progressiste » de la quasi-totalité des autres enseignants. Sa candidature implicite à un poste de professeur fut  écartée avec élégance » (2).

 

Dévasté par le décès brutal de l’une de ses filles en 1950, il devient, poursuit son biographe, « un solitaire, rejeté par l’université et enfoui dans sa peine » (2). Il publiera dans cette période l’un de ses chefs-d’œuvre, L’Opium des intellectuels, en 1955, où il soutient qu’il est impossible de constater l’existence du goulag sans devenir anticommuniste dans le même temps. Sa cible n’est pas tant les intellectuels communistes que « mes amis qui reconnaissent l’existence des camps de concentration, qui ne sont pas communistes mais qui ne veulent pas être anticommunistes », comme Sartre à cette époque. Il épingle ce « mouvement intellectuel dont il n’y a guère eu l’équivalent ailleurs » faits de « ceux qui étaient entre les deux, qui étaient à tel point attirés par le prolétariat, le socialisme, l’histoire, la révolution, la gauche, qu’ils n’acceptaient pas les conséquences de la rupture avec le communisme » et qui, partant, « ne pouvaient admettre que la rupture avec l’Union soviétique conduisît nécessairement à mon chemin, c’est-à-dire à accepter l’Alliance atlantique et la coalition des anticommunistes » (1).

 

Son anti-communisme aurait pu en faire la coqueluche de la droite non-gaulliste. Il n’en est rien car Aron s’en prend à l’une de ses vaches sacrées, l’Algérie française. Convaincu dès l’après-guerre que « la décolonisation, d’abord, était inévitable, ensuite qu’elle était conforme aux valeurs que les Occidentaux défendent » (1), autrement dit, pour reprendre des termes aroniens, que l’existence de colonies n’est plus ni « possible » ni « souhaitable », il approfondit l’argument dans La Tragédie algérienne qu’il publie en 1957. L’ouvrage « provoqua un réel séisme politique, relate Baverez. Aron s’aliéna la droite – prompte à s’élever contre la trahison de l’auteur de L’Opium (…) -, mais aussi la gauche – qui dénonçait sous la plume de Jean Daniel « le passage du conservatisme au défaitisme » (2).

 

A droite, les attaques sont rudes. Il se trouve alors en contradiction avec la ligne du journal dont il est éditorialiste. On l’accuse de faire le jeu du FLN, on s’étouffe lorsqu’il explique que « la politique de la France ne pouvait pas être déterminée par un million de Français d’Algérie », on prétend qu’il voudrait « mettre les Français d’Algérie dans des camps de concentration » (1). Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie au début de la guerre en 1955-1956 et fervent partisan de l’Algérie française, publie peu après La Tragédie algérienne une brochure au titre évocateur, Le Drame algérien et la décadence française, réponse à Raymond Aron. Ces échauffourées livresques masquent la popularité de la position aronienne. Pour une fois, Aron est l’homme de la majorité silencieuse puisqu’il exprime publiquement « ce que la majorité des Français et la quasi-totalité de la classe politique pensaient sans oser se l’avouer » (2). Il commentera modestement deux décennies plus tard : « J’ai eu une influence très limitée, mais j’ai apporté, si je puis dire, aux hommes politiques modérés une représentation générale du monde qui justifiait leur politique » (1).

« L’anti-communisme de Raymond Aron aurait pu en faire la coqueluche de la droite non-gaulliste. Il n’en est rien car Aron s’en prend à l’une de ses vaches sacrées, l’Algérie française. »

 

La reconnaissance universitaire tant attendue advient pendant la décennie 1960 puisqu’il devient directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Point de retrouvailles, en revanche, avec la communauté intellectuelle en raison de ses prises de position, philosophique et politique, face à l’événement qui donnera un nouveau souffle à la gauche, mai 1968. Dans La Révolution introuvable, publiée la même année, il cherche à donner un sens sociologique à l’épisode, loin du mythe d’une jeunesse révolutionnaire salvatrice. Il prend position, par un certain nombre d’articles publiés en mai dans Le Figaro, contre « le terrorisme du pouvoir étudiant » qui souhaite s’immiscer dans la gouvernance de l’université. Ici, Aron, ne s’aliène pas seulement les usual suspects comme Sartre lequel, sous prétexte d’appeler Aron à pratiquer l’autocritique – un professeur doit savoir, selon la novlangue de l’époque, « se contenter » – frise l’insulte en proclamant qu’« il faut (…) que les étudiants puissent regarder Raymond Aron tout nu » (2) ; des hommes plus modérés, tels Pierre Hassner et François Furet, prennent leurs distances face à un positionnement qu’ils jugent trop sévère (2).

 

Quant aux gaullistes, il conservera avec eux une relation ambivalente. Bien que dans l’ensemble favorable à la politique étrangère gaullienne, il en critiquera de plus en plus le style, notamment la rhétorique anti-américaine, qu’il juge illusoire et dangereuse. De façon similaire, s’il est satisfait du retour du général de Gaulle en 1958, il n’oubliera pas de remarquer que celui-ci s’est trouvé « à la limite du coup d’État » quand il est revenu au pouvoir.

 

Dans les années 1970, Aron a réalisé la prédiction de Malraux qui avait auparavant annoncé à son ami : « Attendez, attendez, quand vous aurez soixante-dix ans, ça s’arrangera, on vous reconnaîtra » (2). Au soir de sa vie, il reconnaîtra que ses idées ont marqué maints universitaires et hommes politiques. Pour autant, non seulement il « n’y a pas une secte aronienne », jugera-t-il, mais il dira rester « isolé et opposant, destin normal d’un authentique libéral » (1).

 

Selon les propres explications du philosophe, son isolement venait de son adoption d’« un certain nombre d’attitudes » (1). Ce dernier terme, polysémique, peut se référer au contenu même de ses positions, mais aussi, et c’est ce point que nous voudrions explorer, à la méthode aronienne menant à leur formulation.

 

Comme le titre du livre d’entretiens accordé par Aron à Jean-Louis Missika et Dominique Wolton en 1981 l’indique, Aron se voulait un « spectateur engagé ». « La volonté de voir, de saisir la vérité, la réalité, d’un côté, et de l’autre côté agir : ce sont, me semble-t-il, les deux impératifs auxquels j’ai essayé d’obéir toute ma vie », développe-t-il (1). Cette formule, qui se distingue de l’engagement au sens sartrien, lie ensemble la pensée et l’action de telle sorte que, si l’on ne peut pas bien agir sans avoir pensé au préalable, on ne peut pas non plus bien penser si l’on n’a pas l’action en ligne de mire. La pensée, en d’autres termes, est bornée par ce qu’Aron nomme le réel ou la réalité. Le réel oblige, autrement dit, il impose une éthique intellectuelle qui se distingue du réflexe idéologique. Décrivant les « intellectuels », Aron remarque qu’ « ils sont inquiets, angoissés par ce que notre régime existant comporte de mal (et tous les régimes comportent du mal), (qu’)ils sont assoiffés de la solution qui donnerait la société universalisable. Ils ont bien une opinion sur ce qu’il faut faire contre l’inflation ou au sujet du réarmement de l’Allemagne, mais c’est essentiellement des opinions à partir d’impératifs ou de postulats et non pas à partir d’une analyse de la conjoncture ». Or analyser la conjoncture, c’est vouloir produire un raisonnement adapté à chaque situation, c’est faire du sur-mesure, c’est être mesuré, non pas au sens de la tiédeur mais de l’exactitude. Ou encore, « avoir des opinions politiques, ce n’est pas avoir une fois pour toutes une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent » (1).

 

Cette éthique, dans le paysage politico-intellectuel de son époque, était rare. D’abord parce que nombre de politiques et intellectuels, à gauche mais aussi à droite, pétris d’idéologie, ne se préoccupaient que du « souhaitable » et non du « possible ». Ensuite parce qu’en passant d’un camp à l’autre en fonction des changements de circonstances, Aron se démarquait de ses camarades qui privilégiaient la loyauté clanique. Avoir Aron de son côté pour un temps ne signifiait pas avoir gagné son soutien en toutes circonstances. « Quand je vote, je vote pour Giscard d’Estaing et non pas pour Mitterrand, commentait-il. Donc si on définit la place d’un intellectuel par ses votes, je suis un intellectuel de droite, mais d’un caractère un peu particulier, c’est-à-dire indiscipliné et rarement d’accord avec celui pour lequel il a voté. Je critique avec la même liberté l’homme pour lequel j’ai voté que je le ferais si l’autre était élu. » (1) Pour le dire autrement, il était libre.

« Avoir Aron de son côté pour un temps ne signifiait pas avoir gagné son soutien en toutes circonstances. »

 

Au vu de la trajectoire d’Aron et de son influence intellectuelle posthume, nous savons aujourd’hui que son isolement n’a pas empêché sa réussite. Mieux, la plupart de ses positions, choquantes à l’époque pour certains, apparaissent rétrospectivement comme celles qu’il fallait adopter pour préserver la concorde nationale. Le temps a fait son œuvre et révélé, progressivement, la clairvoyance aronienne. Nous pouvons en tirer, pour le présent, une leçon. Tous les penseurs atypiques et isolés ne deviennent pas des Aron, mais en pensant atypiquement et en acceptant la solitude qui accompagne l’honnêteté intellectuelle, en refusant la logique clanique, on n’est pas seulement plus libre, on met toutes les chances de son côté pour, même beaucoup plus tard, avoir raison.

 


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Raymond Aron, entre sociologie et philosophie

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Philippe Raynaud analyse la dimension sociologique des œuvres de l’intellectuel. Il y décrit l’influence majeure de Weber et de Montesquieu dans le lien que Raymond Aron tisse entre sociologie, libéralisme et philosophie politique. 

 

Au cours des dernières décennies, l’œuvre de Raymond Aron a gardé un prestige certain et on pourrait même dire que sa pensée jouit aujourd’hui dans les milieux académique et intellectuel d’une légitimité plus forte que ce n’était le cas de son vivant. Mais cette reconnaissance tardive a aussi quelque chose de paradoxal ; elle concerne pour l’essentiel l’analyste politique, dont on reconnaît enfin la lucidité supérieure et dont, chez les meilleurs, on perçoit que cette lucidité est intimement liée à une certaine attitude philosophique, mais elle fait assez peu de place à la qualité de « sociologue » qu’Aron n’a pas cessé de revendiquer tout au long de sa carrière académique. Aron apparaît aujourd’hui comme un penseur politique de premier plan, dont les vrais philosophes politiques reconnaissent la profondeur, mais ne semble pas qu’il soit considéré comme un des « classiques de la sociologie ».

 

La récente publication de ses cours au Collège de France de 1970-1971 et 1971-1972 (1) peut être l’occasion de revenir sur ce que la « sociologie » signifiait pour Aron. Dans ses Mémoires, il est lui-même très sévère pour cette critique de la pensée sociologique, dont le but était d’esquisser une suite des Étapes de la pensée sociologique, qui aurait étudié le devenir intellectuel (et institutionnel) de la sociologie après la génération des fondateurs (Comte, Marx, Tocqueville) et celle des classiques (Durkheim, Pareto, Weber) : « Je manquais totalement ce cours ; tout au plus m’a-t-il aidé à apercevoir ce que devait être cette critique (2) ». Cette sévérité me paraît très excessive, car ce cours est riche en analyses subtiles et originales sur quelques grandes questions classiques (l’histoire de la notion de « critique » de Kant à Marx, la naissance de la sociologie, le devenir de l’héritage de Marx chez Pareto et Weber) tout en donnant une vue très juste des controverses d’une sociologie qui est supposée être arrivée à maturité « scientifique » mais qui reste traversée par des divisions nombreuses. Il me semble en fait que la déception d’Aron devant les résultats de son propre enseignement traduit sous une forme trop modeste sa déception devant ce qu’on pourrait appeler les «désillusions du progrès scientifique ».

« La sociologie de Raymond Aron est inséparable d’un certain libéralisme , qui est lui-même fondé sur une philosophie politique. »

 

D’un côté, en effet, il semble difficile de ne pas transposer à la sociologie ce qu’Aron dit de la science économique : « Dans la mesure où l’on admet l’existence d’une telle science, il est impensable qu’elle ait pu être formulée de façon définitive aux environs des années 1860 (3) et qu’un siècle après, en dépit du fait que des milliers d’esprits supérieurs ont étudié les problèmes de l’économie, ils n’aient rien ajouté, ni comme schémas abstraits, ni comme analyses concrètes (4) ». La sociologie a sans doute connu des progrès comparables, mais, d’un autre côté, ceux-ci laissent toujours les lecteurs insatisfaits pour des raisons dont on voit mal comment elles pourraient être surmontées. La sociologie reste divisée en trois « tendances », qui étaient déjà présentes chez les « fondateurs » et chez les « classiques ». Elle peut mettre l’accent sur « la recherche de la communauté en fonction de la prise de la conscience de la désagrégation des sociétés traditionnelles » ; elle peut se présenter comme une « critique sociale par le contraste entre les idées dont se réclame la société moderne et la réalité dont celle-ci nous offre le spectacle » ; elle peut, enfin, chercher à « interpréter historiquement la société moderne ». Mais la permanence de ces questions fondamentales, qui étaient au centre des projets de Comte et de Durkheim, de Marx et de Tocqueville ou de Marx et Weber, s’accompagne aujourd’hui d’un scepticisme général et sans doute justifié sur la possibilité d’une « théorie unitaire de la société » – qui semble bien avoir été le projet qui animait secrètement les « fondateurs » et les « classiques ».

 

Cette reconnaissance quelque peu désenchantée des limites de la connaissance sociologique conduit, comme le fait du reste Aron vers la fin de son cours, à reconnaître une certaine proximité entre la sociologie et la philosophie : « Donc la philosophie a bien quelque chose de commun avec la philosophie. Léon Brunschvicg a écrit en petit livre, De la connaissance de soi, qui commence par une citation de Pascal ; la sociologie pourrait avoir d’une certaine manière pour titre : La connaissance de soi. La sociologie est une forme de connaissance de soi, à condition de ne pas oublier que la seule façon de se connaître comme soi, c’est de connaître les autres (5) ».

« Aron apparaît aujourd’hui comme un penseur politique de premier plan, […] , mais ne semble pas considéré comme un des « classiques de la sociologie ». » 

 

Naissance d’une pensée

 

Pour comprendre la relation entre la sociologie et la philosophie dans la pensée d’Aron, il faut partir à la fois de ses premières œuvres et de ses premières expériences politiques.

 

Dans ses premiers travaux, il s’appuie sur des auteurs allemands contemporains comme Dilthey, Rickert, Simmel et, surtout, Max Weber, qui lui apparaissent à la fois comme les promoteurs d’un renouvellement de la philosophie critique et comme des représentants d’une conception des sciences sociales très différente de celle qui devient alors prédominante en France avec le succès de la sociologie durkheimienne. On sait que cette approche, développée notamment dans la thèse principale d’Aron (Introduction à la philosophie de l’histoire) fut en fait assez mal accueillie par la génération universitaire précédente, comme en témoignent les discussions très vives qui eurent lieu lors de sa soutenance (26 mars 1938). Paradoxalement, l’intérêt d’Aron pour « la philosophie critique de l’histoire » et pour la « sociologie allemande contemporaine » le mettait en conflit avec les deux courants dominants de la philosophie française, qui reposent l’un et l’autre sur une confiance sereine dans les progrès de la Raison et qui sont deux expressions complémentaires d’un certain républicanisme français : le néo-kantisme façon Léon Brunschvicg, fondé sur une certaine idée des progrès de la science et de la conscience européennes et la sociologie durkheimienne, qui reprend et transforme l’héritage de Saint-Simon et de Comte s’opposent l’un et l’autre aux versions « allemandes » du projet criticiste et de la sociologie.

 

Cette divergence philosophique se traduisait aussi par une relation originale avec la politique, qui apparut au grand jour un peu plus d’un an après la soutenance d’Aron, lorsque celui-ci prononça devant la Société française de Philosophie une conférence sur « États démocratiques et États totalitaires » (17 juin 1939), qui montre clairement la nature de son différend avec la philosophie dominante. Aron voit clairement la nature inédite et révolutionnaire du nazisme et la capacité de celui-ci à mobiliser durablement une partie considérable des masses au service d‘un État totalitaire et surarmé, là où la majorité de ses collègues pensent avoir affaire à un simple épisode réactionnaire que l’appel à la raison, à la démocratie et, pour tout dire, à la République ne manquera pas de surmonter ; il annonce, en fait, les difficultés que vont rencontrer les démocraties et en tout premier lieu la France, sans pour autant céder au pacifisme si puissant alors dans la gauche française. On se rappellera aussi que, quelques années plus tôt, en 1933, le jeune Raymond Aron avait été très frappé par la réponse d’un Secrétaire d’État auquel il avait fait un brillant exposé sur les relations entre la France et l’Allemagne et qui lui avait répondu en substance : « tout cela est bien beau, mais que feriez-vous à la place du Président du Conseil ? (6) ». Aron a gardé de cet épisode une certaine idée de l’action qui l’a conduit à considérer que le penseur politique ne peut pas se contenter d’« appliquer » les normes découvertes par la raison mais qu’il doit reconnaître une certaine pertinence au point de vue du Geschäftsmann, l’homme d’action impliqué dans la réalité des affaires humaines, celui-là même que critique Kant dans le célèbre texte « sur l’expression courante « Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien » ». Ce refus du formalisme moral et ce choix délibéré en faveur d’une éthique conséquentialiste, combiné avec une philosophie théorique essentiellement criticiste est sans doute une des raisons de son admiration jamais démentie pour Max Weber, qui cherchait déjà à penser les exigences de l’éthique de responsabilité sans tomber dans le cynisme ou le pur pragmatisme.

 

Pour finir, on comprend bien quelle était la situation de départ d’Aron: si la conception criticiste de la connaissance restait indépassable, la voie de la philosophie kantienne orthodoxe était fermée et, d’un autre côté, les sciences sociales devaient s’émanciper de l’orthodoxie durkheimienne, dont la soutenance de thèse avait du reste rappelé la profonde affinité avec l’idéalisme républicain ; d’un autre côté, le marxisme, qui prétendait unir la science et l’action dans une perspective révolutionnaire ne pouvait évidemment pas satisfaire l’auteur de La philosophie critique de l’histoire. Dans ces conditions, l’œuvre de Weber, qui articule une conception exigeante de la science sociologique sur une théorie de la connaissance fondamentalement criticiste et qui reprend dans un cadre non « marxiste » certains éléments importants de la pensée de Marx devait naturellement conserver une place centrale dans la pensée d’Aron, sans que l’on puisse pour autant voir en lui un simple « wébérien ». La solution sera finalement trouvée dans une conception originale de la sociologie, qui est mise en œuvre dans les grands ouvrages des années 1960, notamment les trois cours sur les sociétés modernes (7) Paix et guerre entre les nations et dont les fondements sont mis au jour dans Les étapes de la pensée sociologique.

 

Philosophie, politique et sociologie

 

Dans Les étapes de la pensée sociologique, Aron semble apporter deux réponses à la question de la naissance de la sociologie. Au point de départ de son enquête, il fait de Montesquieu plus qu’un « précurseur », un des « doctrinaires de la sociologie ». Montesquieu est sociologue par la manière dont il cherche à penser la diversité des sociétés humaines et, surtout, par son insistance sur les liens entre les lois ou les régimes politiques et les autres forces qui jouent sur l’action humaine : les lois sont des « rapports qui dérivent de la nature des choses », « plusieurs choses gouvernent les hommes ». Mais il reste « encore un philosophe classique dans la mesure où il considère qu’une société est essentiellement définie par son régime politique et où il aboutit à une conception de la liberté », si bien que l’on peut dire que « Montesquieu est en un sens le dernier des philosophes classiques et le premier des sociologues (8) ». D’un autre côté, si Montesquieu n’apparaît pas comme un des « pères fondateurs » de la sociologie, c’est parce qu’il « ne médite pas sur la société moderne », qui est au contraire la question centrale qui va dominer la génération des fondateurs (9). De ce point de vue, la naissance de la sociologie n’est pas seulement liée à une nouvelle conception de la science mais aussi et surtout à la conscience que, au tournant de la fin du XVIIIe siècle, la condition humaine a connu des changements majeurs qui ont rendu possible et nécessaire cette orientation nouvelle. De là l’idée que la grande tradition sociologique se constitue autour de la définition de la société nouvelle qui naît au XIXe siècle et donne lieu à trois grandes interprétations : Auguste Comte la définit comme société industrielle, Marx comme société capitaliste et Tocqueville considère que la grande révolution en cours est l’avènement de la société démocratique caractérisée par le développement « providentiel » de l’ « égalité des conditions ».

« Aron fait de Montesquieu plus qu’un « précurseur », un des « doctrinaires de la sociologie ».»

 

Il n’est pas difficile de montrer que, dans son œuvre de sociologue, Aron s’est attaché à montrer que ces trois approches étaient d’une certaine manière complémentaires et que, plus d’un siècle après la génération des fondateurs, il restait pertinent de considérer la société moderne à travers les schémas de Comte, Marx ou Tocqueville. C’est le cas notamment dans les trois grands cours sur les sociétés modernes, dont les thèmes dominants renvoient aux trois auteurs majeurs de la génération des fondateurs : les Dix-huit leçons sur les sociétés industrielles développent une problématique héritée de Comte, Les luttes de classes examinent l’apport de Marx, Démocratie et totalitarisme prolongent la réflexion de Tocqueville sur l’avenir de la liberté dans la société moderne.

 

Ces trois cours doivent être lus comme un tout cohérent. Il s’agit d’une œuvre considérable, souvent sous-estimée aujourd’hui chez certains penseurs du « totalitarisme » et même chez certains amis d’Aron, du fait d’une légende tenace : Aron aurait finalement participé d’une illusion courante à partir de la mort de Staline et de la fin de la guerre froide, celle de la convergence des systèmes communiste et capitaliste dans une même « société industrielle ». Tout en reconnaissant qu’il avait pu lui-même contribuer à cette « erreur d’interprétation », Aron a fait justice de cette légende dans Le spectateur engagé (10) mais elle ressurgit néanmoins périodiquement parce que, la plupart du temps, on ne saisit pas le sens de la comparaison capitalisme/socialisme dans les 18 leçons ou entre Démocratie et totalitarisme.

 

En fait, on ne comprend pas ces livres si on oublie qu’ils sont issus de cours donnés à la Sorbonne devant un public d’étudiants en philosophie dont beaucoup étaient communistes ou du moins marxistes et dont il fallait d’abord ébranler les certitudes avant de chercher à les convaincre. La notion de « société industrielle » permet dans ce contexte une désublimation de la prétention de la société soviétique à incarner une alternative radicale à société « capitaliste » mais cela ne veut pas dire que ces deux sociétés se confondent, ni qu’elles doivent vraiment converger. Aron s’en explique dans la préface de la Lutte de classes où il remarque d’ailleurs que la Literaturnaya Gazeta ne s’y est pas trompée et où il précise que la coexistence pacifique ne prendrait vraiment de sens que si les marxistes-léninistes renonçaient à leur prétention à la vérité. Loin de prévoir une convergence naturelle des deux régimes, Aron est très sceptique sur les capacités de réforme du communisme et il propose une critique aiguë du marxisme optimiste d’Isaac Deutscher, qui attendait de la croissance économique la démocratisation du régime soviétique. Aron accepte certes trop facilement l’idée que le régime peut apporter une certaine prospérité économique sous condition de certaines réformes (c’est l’époque de Libermann), il convient que les occidentaux et les communistes ont en commun certaines « valeurs » mais il tient que la réforme du régime ne peut venir en URSS (à la différence de ce qui aurait pu se produire en Pologne et en Hongrie) que d’une crise interne de l’élite qui aboutirait à sa destruction.

 

C’est à partir de là que l’on peut comprendre les thèses de Démocratie et totalitarisme, qui se situent dans un contexte différent de celui de l’avant-guerre, et qui constatent que le régime soviétique pose un problème qui n’est pas de même nature que celui que posait le nazisme. Celui-ci développait une dynamique conquérante qui devait rapidement conclure à un conflit global. Dans Paix et guerre entre les nations , Aron montre au contraire que le monde de la « guerre froide » reste un monde un qui ne va pas nécessairement vers la conflagration, mais qui est néanmoins fondamentalement divisé : le système international n’est pas seulement bipolaire mais asymétrique.

 

Résumons-nous. Toutes ces œuvres se réclament de la sociologie, mais d’une sociologie qui reconnaît la centralité de la politique et qui s’appuie largement sur les apports de la science politique, mais qui refuse l’idée d’une science reine qui unifierait toutes les approches possibles du politique et de la politique. Dix-huit leçons sur les sociétés industrielles part de Comte pour proposer une critique de l’auto-interprétation marxiste de la société soviétique, dans laquelle la différenciation politique entre l’Est et l’Ouest est décisive. La lutte de classes fait droit à certaines thèses de Marx dans le cadre d’une sociologie qui met davantage l’accent sur la domination que sur l’exploitation, et elle utilise largement certaines œuvres de la science politique américaine (Schumpeter).

« Aron montre au contraire que le monde de la « guerre froide » reste un monde un qui ne va pas nécessairement vers la conflagration, mais qui est néanmoins fondamentalement divisé : le système international n’est pas seulement bipolaire mais asymétrique. » 

 

 

Démocratie et totalitarisme part d’une version dramatisée de l’alternative tocquevillienne entre les deux versions possibles de la société démocratique pour faire une large place à la question du régime. On peut rapprocher Démocratie et totalitarisme de l’Essai sur les libertés, qui date de la même période, et où Aron met en scène un dialogue imaginaire entre Tocqueville et Marx pour éclairer la relation entre les libertés « formelles » et les libertés « réelles » (11). Mais on doit aussi remarquer que, significativement, Aron rapproche Tocqueville de Montesquieu en notant que l’un et l’autre sont à la fois sociologues et philosophes et que cette double identité tient, d’une part, à l’importance qu’ils continuent d’attribuer à la question du régime politique et, de l’autre, à leur attachement à la cause de la liberté.

 

Comme il le dira lui-même dans sa leçon inaugurale au Collège de France, qui traite significativement de la « Condition historique du sociologue », la sociologie de Raymond Aron est inséparable d’un certain libéralisme , qui est lui-même fondé sur une philosophie politique. Ce libéralisme essentiellement politique est assez éloigné de celui des différentes écoles libérales d’aujourd’hui, car il ne se fonde ni sur une théorie du marché ni sur une philosophie du droit. Aron est ainsi fidèle aux choix philosophiques et existentiels de sa jeunesse, mais il s’inscrit aussi dans la continuité de la pensée de Montesquieu et de Tocqueville : Le libéral participe à l’entreprise du nouveau Prométhée, il s’efforce d’agir selon les leçons, si incertaines soient-elles de l’expérience historique, conformément aux vérités partielles qu’il recueille plutôt que par référence à une vision faussement totale. « Ayez donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre et non cette terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve ». Vous avez reconnu la voix d’Alexis de Tocqueville.

 


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International : la neutralité est une imposture

À l’aune des écrits d’Aron, notre chercheuse associée Loriane Lafont-Grave dénonce, dans Contrepoints, le bonapartisme de la politique étrangère macronienne. Elle ambitionne une prise de position claire et concrète de la France aux côtés de l’Ukraine.

 

À l’heure d’un changement de ministre, il n’est pas vraiment question d’un changement de cap puisque la diplomatie constitue un « domaine réservé » du président de la République. C’est du moins ce que soutient Loriane dans un état des lieux de la diplomatie française, qui selon elle « n’est pas au beau fixe sur plusieurs fronts ». Tandis que nos relations avec l’Afrique tournent à l’aigre, elle remet en question nos rapports avec Washington et notre implication dans le conflit russo-ukrainien.

« Incohérence, manque de fiabilité, improvisation, paternalisme et arrogance »… Tels sont les reproches faits à la diplomatie macronienne, constituée d’« initiatives empathiques et non-coordonnées prises unilatéralement par le chef de l’État ». Pour Loriane, le président Macron marche maladroitement dans les pas du Général de Gaulle : elle dénonce une politique aux tendances « bonapartistes » et une verticalité du pouvoir décisionnel.

 

« Les Européens ne doivent pas attendre, pour préparer leurs opinions publiques, une intensification de la guerre de la Russie contre l’Ukraine et des contrecoups éventuels pour eux-mêmes. »

En son temps, l’intellectuel Raymond Aron s’attaquait à « l’attitude solipsiste » du Général de Gaulle. Notre chercheuse transpose cette critique à la politique macronienne : culte de la personnalité, hyper-verticalité du pouvoir, théâtralité de la prise de décisions, aucune collégialité dans les initiatives… Même si Macron se prétend libéral, Loriane n’est pas du même avis. Elle avance qu’il n’applique aucun libéralisme en matière de politique extérieure. En effet, si l’on s’en tient à la définition d’Aron, la philosophie libérale représente l’antithèse d’une « conception individualiste de la société ». Pourtant, il est clair que le président de la République entretient un rapport jupitérien avec ses institutions et mène sa barque de manière à ne donner « ni vie, ni voix au Parlement ».

Loriane regrette le rôle quasi-inexistant de notre Parlement sur les questions diplomatiques, ce qui fait de notre pays une « anomalie » parmi les autres démocraties occidentales. Le vote de nos parlementaires n’est pas requis et leur avis « à peine, voire pas du tout consulté ». Certes, l’exécutif est « presque tout puissant » mais il n’en est pas plus efficace.

 

« La pratique du président en matière de relations internationales est bien trop proche de celle de Bonaparte dans la manière martiale qu’il a de paraître imposer les volontés françaises à nos voisins, qui se méfient d’ailleurs toujours d’un penchant bien français vers l’autoritarisme. »

En ce qui concerne la guerre russo-ukrainienne, Loriane pointe du doigt certaines limites de notre politique étrangère : le retour d’un anti-américanisme, des erreurs et ambiguïtés du président, des faiblesses logistiques quant au soutien matériel mais surtout une volonté de « ne pas humilier Moscou ». Loriane reprend les mots d’Aron et affirme que  « la neutralité est une imposture et sans doute aussi une lâcheté ». 

En ce sens, elle rappelle le désaccord idéologique entre Raymond Aron et Hubert Beuve-Méry (fondateur du journal Le Monde) qui appelait à rester à équidistance de Washington et de Moscou lors de la Guerre froide. Cette prise de position était « aberrante » aux yeux d’Aron. Près de 80 ans plus tard, ce discours raisonne avec la situation géopolitique actuelle : Loriane s’oppose à l’idée, soutenue par certains politiques français, selon laquelle prendre position dans ce conflit aggraverait la guerre.

 

« À craindre Poutine, nous lui donnons raison, et nos tergiversations dans le passage à l’action pourraient finir par coûter cher au continent européen. Il est encore temps de nous ressaisir, en surmontant nos peurs. »

Loriane espère que la France fasse preuve de courage politique en clarifiant sa position. Il est grand temps qu’elle agisse en qualité d’alliée « fiable et solide » aux côtés de Kiev, mais aussi aux côtés des États-Unis qui ne peuvent assumer le conflit seuls. Pour être crédibles et ne plus passer pour des « beaux parleurs », nous devons apporter un soutien logistique plus conséquent aux Ukrainiens.

Que le président de la République s’inspire du Général de Gaulle en écoutant Aron et qu’il devienne libéral, tels sont les souhaits de Loriane.

 

« Ce n’est pas de « locomotive » que la France doit faire figure mais d’ancre, de pays stable et constant dans sa volonté, non plus seulement de ne pas laisser gagner la Russie mais de faire gagner l’Ukraine. »

 


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Publié le 17/01/2024.

Aron et Camus – Le fardeau de l’isolement et les vertus de la solitude

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Joshua L. Cherniss croise son parcours intellectuel avec celui d’Albert Camus. Il compare leur apprentissage respectif de la solitude et leur indépendance idéologique vis-à-vis des factions politiques. Pour eux, cette solitude constituera un moyen de garantir leur intégrité et leur sincérité. 

 

Dans son livre portant ce titre, le regretté Tony Judt décrivait deux de ses héros politico-intellectuels, Raymond Aron et Albert Camus, comme portant « le fardeau de la responsabilité » (1). Judt les reliait à l’idée de Max Weber d’une « éthique de la responsabilité », une éthique qui devrait idéalement guider les dirigeants politiques, disciplinant leurs passions, leurs espoirs, leurs haines et leurs peurs, en les protégeant de la naïveté comme du fanatisme. Ce serait toutefois une vision erronée d’Aron, et surtout, de Camus (ainsi que de Weber également), que de considérer chacun d’eux comme ne se consacrerait qu’à une éthique de la responsabilité, sans effort de leur part dans l’étude d’une éthique complémentaire (et parfois conflictuelle) dite de l’intégrité. La responsabilité et l’intégrité peuvent toutes deux imposer certains fardeaux en même temps qu’elles apportent inspiration, orientation et parfois réconfort. Mais le fait d’assumer des responsabilités en même temps que d’essayer de maintenir son intégrité implique souvent une charge supplémentaire : la solitude. Ce fut en effet la crainte et finalement le destin d’Aron et de Camus ; était-ce aussi, peut-être, lié à leur force et à leurs vertus ?

 

La préoccupation et l’expérience de la solitude font d’Aron et de Camus des enfants de leur temps. L’expérience du déracinement, du sans-abrisme, de l’abandon et de l’aliénation était une condition fondamentale pour beaucoup au XXe siècle, un siècle de déracinement dû à la guerre, aux transformations géopolitiques et aux migrations qui en ont résulté, ainsi qu’aux changements technologiques et sociaux. En même temps, les deux hommes étaient particulièrement sensibles à la solitude en raison de leur situation personnelle. Tous deux sont nés, dans une certaine mesure, dans un état de solitude, ou du moins de distance par rapport à la plupart de leurs pairs intellectuels. Aron se distinguait par sa judéité ; Camus était quant à lui un pied noir, né et élevé dans la pauvreté, éduqué dans la lointaine Algérie. Les deux hommes, qui ont cherché et, dans une certaine mesure, atteint l’acceptation et l’estime de l’élite intellectuelle et culturelle française, ont finalement choisi la voie de la solitude intellectuelle et idéologique, de l’aliénation et du mépris de leurs anciens camarades et amis pour leurs choix politiques, même s’ils ont continué à être influents et admirés (souvent plus à l’étranger que dans leur propre pays). Au cours de leurs années de plus grande influence, ils ont été à la fois des initiés et des exclus, des participants et des observateurs, des sages et des étrangers. La soif d’amour et d’acceptation semble avoir motivé Camus, l’empêchant de se satisfaire ou de se reposer. Si Aron a ressenti les tourments de la solitude personnelle, il n’a pas donné libre cours à l’expression de sa souffrance – fidèle à sa réticence et même son horreur pour l’exhibitionnisme émotionnel.

 

La façon dont Aron et Camus en sont venus à occuper la position d’une solitude visible et influente, façonnée à la fois par leurs circonstances et leurs idéaux, et la manière avec laquelle ils ont cherché à vivre cette condition, est une longue histoire. J’évoquerai ici ses racines dans leurs premières expériences et montrerai comment ils ont réagi à l’exil et la solitude ; je suggérerai également comment l’isolement idéologique qu’ils ont connu pendant la guerre froide reflétait à la fois leurs idéaux politiques et leur conception de la manière dont un intellectuel ou un artiste devrait fonctionner dans la société. Je conclurai en m’appuyant sur les œuvres d’Aron et de Camus pour évoquer une éthique de la solitude connectée – une position à la fois d’attention et d’engagement envers les autres et d’autosuffisance intellectuelle – et ferai quelques suggestions préliminaires très générales sur ce qu’elle pourrait enseigner à ceux d’entre nous qui ont soif de connexion et d’approbation, tout en percevant les dangers de la conformité, de la subordination ou de la cooptation, qui entendent l’appel de l’intégrité et de la responsabilité.

 

I. Les débuts de la vie : apprentissage de la solitude

 

Aron et Camus ont fait l’apprentissage de la solitude dès le début de leur vie. La situation de Camus était bien plus difficile. Né dans la pauvreté en Algérie, fils d’un père décédé (tué pendant la Première Guerre mondiale alors que Camus avait moins d’un an) et d’une mère aimante mais (comme son fils la dépeindra) largement silencieuse, il est contraint de quitter le domicile familial lorsqu’il apprend qu’il est atteint de tuberculose à l’âge de dix-sept ans ; le fait de savoir qu’il est porteur d’une maladie mortelle éloigne encore davantage Camus de la vie qui l’entoure. Camus aspirait à un sens du bien commun, de la solidarité et du travail d’équipe, même si son penchant pour la contemplation le poussait à se replier sur lui-même. Il est révélateur que ses passe-temps favoris soient le football et la natation : dans le premier, il trouvait l’union dans la poursuite coopérative et coordonnée d’un seul but commun, dans le second, un parfait isolement. Ses activités artistiques reflètent cette dualité : dramaturge et metteur en scène, il a organisé le Théâtre de l’Équipe, au nom révélateur, et romancier, nouvelliste et essayiste, dont les œuvres explorent la solitude, avec en point d’orgue le roman L’Étranger, qui l’a fait entrer dans l’histoire.

« La préoccupation et l’expérience de la solitude font d’Aron et de Camus des enfants de leur temps. »

 

C’est peut-être un hasard, ou peut-être le destin d’un personnage, qui fait que Camus est pris sous l’aile de Jean Grenier, un philosophe qui se tient à l’écart des mouvements de son temps, cultivant l’indépendance et l’intériorité. Mais contrairement à Grenier, le jeune Camus est attiré par la politique, poussé à s’engager dans les luttes idéologiques de son temps. Cette attitude reflétait une haine de l’injustice nourrie par la connaissance de la pauvreté et de l’oppression coloniale, ainsi qu’un désir de camaraderie vertueuse. Camus a donc rejoint (contre l’avis de son mentor) le Parti communiste algérien. Pourtant, malgré son aspiration à la solidarité et à la camaraderie, voire à la discipline, il était aussi un individualiste qui refusait de « s’abandonner aveuglément » à l’orthodoxie ou de « mettre un volume de Das Kapital entre la vie et l’humanité » (2). Son exclusion du parti en 1937 représentait un choix d’isolement né d’un engagement de loyauté – la qualité que, dit-il, « j’ai toujours aimée et respectée le plus en ce monde » (3). Camus a en effet tenu à respecter les obligations qu’il avait contractées à l’égard des membres du Parti populaire algérien (PPA), qu’il avait recrutés à la demande du Parti communiste et qui étaient devenus ses amis. Lorsque les communistes ont fait volte-face, soutenant la dissolution du PPA et l’emprisonnement de ses dirigeants, Camus a préféré ses amis et ses principes à l’appartenance à un mouvement (4). Camus était également opposé à l’oppression de la population algérienne par les autorités françaises et a été contraint de partir pour la France en 1940 lorsque le journal pour lequel il écrivait fut interdit. S’il retourne brièvement en Algérie après la chute de la France, il passe la majeure partie des années de guerre en France, luttant contre les maux de la tuberculose et de l’occupation.

 

Pour le jeune Camus, la solitude n’est pas seulement un effet de l’exil géographique ou de l’isolement politique. Elle était aussi le produit d’une crise métaphysique et de ce qu’il a fini par considérer comme une réponse pathologique à cette crise. Les premières œuvres de Camus – le roman L’Étranger, l’essai philosophique Le Mythe de Sisyphe et la pièce de théâtre Caligula – explorent toutes l’expérience de l’absurde : la perception d’un univers dépourvu de sens moral intrinsèque et d’une condition de mortalité et de finitude qui contredit nos désirs. Parmi ces œuvres, Caligula est la moins connue, pourtant très éclairante, reflétant une condensation d’idées sous une forme tragique. Caligula prend conscience de l’absurdité de l’existence – l’horreur que « les hommes meurent et ne sont pas heureux » – à travers la perte d’un être cher. « Obsédé par l’impossible et empoisonné par le mépris et l’horreur », Caligula cherche à atteindre la liberté « par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs » – y compris l’amitié, l’amour et la solidarité (5). Il décide orgueilleusement d’élever la « fidélité à soi-même » au rang de valeur singulière et suprême, tombant ainsi dans une monomanie égocentrique : il « ne voit rien d’autre que sa propre idée » et « compte pour rien l’humanité et le monde que nous connaissons » (6). Il s’isole, s’empoisonne, rend l’amour et la fraternité impossibles. Ce n’est que trop tard qu’il se rend compte que c’est « un mauvais chemin, un chemin qui ne mène à rien. Ma liberté n’est pas la bonne » (7). La solitude de Caligula est en partie existentielle, en partie politique (reflétant son statut unique d’empereur), mais c’est avant tout une « erreur » éthique qu’il s’est imposé, au cœur de laquelle se trouve sa décision délibérée de nier « ce qui le lie à l’humanité ». Comme il l’apprend, « on ne peut être libre aux dépens des autres » (8). Si certaines formes de solitude peuvent être nobles, celles qui naissent du refus de reconnaître l’humanité commune avec les autres – ou l’existence de réalités au-delà de nos propres idées – sont pathologiques, ou pitoyables. Camus commence ainsi à anticiper l’affirmation de la solidarité et de la camaraderie qui marquera plus tard des œuvres telles que La Peste et L’Homme révolté.

 

Les premiers travaux philosophiques d’Aron abordent également la crise de la perte de sens transcendant, mais il est moins tourmenté par la menace de la solitude. Il était à l’aise avec ses racines juives, bourgeoises, patriotiquement françaises, d’une manière que ni Camus ni leur ami commun devenu antagoniste, Jean-Paul Sartre, n’ont jamais été. Les vérités de sa jeunesse ont été perturbées par la Première Guerre mondiale, qu’il avait ardemment soutenue à l’époque ; en devenant jeune adulte, Aron en est venu à abhorrer la ferveur patriotique belliqueuse dans laquelle il avait été emporté. Le héros intellectuel de ses débuts est Alain (nom de plume Emile-Auguste Chartier), un fier radical provincial, un ardent individualiste qui met l’accent sur l’impératif de dire « non » à tout pouvoir et à toute autorité extérieure. L’influence d’Alain sera éclipsée par celle de Max Weber, en qui Aron identifie une « affinité élective » avec son propre désir d’unir l’objectivité scientifique à l’action politique, et le scepticisme réaliste à l’engagement envers les valeurs (9). Aron s’est peut-être aussi reconnu une affinité avec le mélange d’individualité obstinée et d’ambivalence de Weber ; comme il l’a écrit plus tard, « Max Weber n’a jamais conseillé aucun prince … sa fureur n’a épargné ni Wilhelm II ni les révolutionnaires de 1918. Il est donc resté jusqu’à la fin le Machiavel de Heidelberg, disponible et solitaire » (10).

 

Aron a découvert l’œuvre de Weber pendant la période qu’il a passée en Allemagne au début des années 1930. Témoin de la montée en puissance du nazisme, il y découvre « la politique dans son essence diabolique ». Cela a obligé Aron, dit-il, à « argumenter contre moi-même, contre mes préférences intimes ; cela m’a inspiré une sorte de révolte contre l’enseignement que j’avais reçu à l’université », ce qui l’a distingué de ses professeurs et de beaucoup de ses pairs (11). En même temps, Aron n’entrait pas facilement dans un camp idéologique. Écrivant depuis l’Allemagne pour un public français, il précise qu’il n’est « ni de gauche, ni de droite, ni communiste, ni nationaliste, pas plus radical que socialiste. Je ne sais pas si je trouverai des âmes sœurs » (12). Ce ne sera pas la dernière fois qu’il se trouvera en homme isolé, qui insiste sur l’indépendance et le scepticisme : « Sans vision d’ensemble, dans le tumulte des événements, incapable d’adhérer à une faction, j’ai essayé de vivre en toute lucidité la condition historique de l’homme » (13). Ces propos reflètent le sérieux de l’individualisme moral du jeune Aron à l’égard de la politique, qu’il considérait comme une « affaire de conscience », exigeant un sérieux examen de soi et un engagement décisif (14). L’attaque d’Aron contre l’« idéalisme » était étonnamment idéaliste. Pour lui, la « politique réaliste » ne se définit pas par le culte du pouvoir ou le consentement au statu quo, mais par une « volonté spirituelle » et une « discipline » éthique marquées par la « lucidité », le courage et le « scrupule de la vérité », et aussi par une aspiration : « pour ramener les gens à la raison, nous devons d’abord leur dire la vérité, leur montrer les torts respectifs, les incertitudes des responsabilités » (15).

 

Le sentiment croissant d’Aron d’être à l’écart de ses pairs reflète non seulement des engagements intellectuels et politiques, mais aussi une conscience croissante de sa judéité. Depuis qu’il a été confronté à « l’antisémitisme extrême » du nazisme, Aron « s’est toujours présenté d’abord comme Juif ». En même temps, il craignait que sa judéité ne fasse apparaître ses analyses du nazisme comme partiales ; ce n’est qu’avec des amis qu’il pouvait dire ce qu’il pensait « sans être soupçonné d’avoir été emporté par mes émotions juives ». La réponse d’Aron à cette situation difficile fut à la fois de reconnaître ouvertement sa judéité et de cultiver avec acharnement une attitude de sérénité, se démarquant ainsi à la fois de ses collègues non juifs et de ceux qui étaient plus émotivement antifascistes. Ces deux aspects de sa réaction étaient une question de fierté de principe, ou de respect de soi et d’engagement envers des valeurs. Il déclara ainsi : « À partir du moment où l’on risque d’être persécuté en tant que Juif ou insulté en tant que Juif, il faut toujours dire que l’on est Juif, autant que possible sans agressivité, sans ostentation » (16). Sa judéité, combinée à ses opinions politiques largement (bien qu’hétérodoxes) de gauche et à son patriotisme, a poussé Aron à fuir la France pour Londres après la défaite de la France.

« Le sentiment croissant d’Aron d’être à l’écart de ses pairs reflète non seulement des engagements intellectuels et politiques, mais aussi une conscience croissante de sa judéité. »

 

Pour Camus comme pour Aron, la condition de résistance était un curieux mélange de solitude et de solidarité. Parfois, cette dernière était même renforcée par la première : ceux qui s’engageaient dans une lutte commune pouvaient trouver du réconfort dans le sentiment d’être liés à leurs camarades, même si ces derniers étaient invisibles ou en fuite. En dirigeant Combat, Camus a acquis le sentiment de parler au nom d’un mouvement d’idéalistes politiques aux vues similaires, auquel il avait aspiré, mais qu’il aurait rarement pu atteindre aussi pleinement à un autre moment de sa vie. Pourtant, la réflexion la plus artistiquement vivante de son expérience de l’occupation et de la résistance met l’accent sur la manière dont la solidarité et l’amitié ont constamment lutté contre l’isolement et la solitude. La Peste dépeint la terrible solitude de ceux qui sont séparés de leurs proches. La vie sous la peste est une vie d’isolement, de silence et de solitude, de conversations imaginées avec des êtres chers absents, de « monologues stériles et répétés … de colloques avec des murs blancs » dans lesquels les mots sont vidés de leur sens parce qu’ils ne suscitent aucune réponse, d’une « extrême solitude » dans laquelle « personne ne pouvait compter sur l’aide de son voisin » ; « les cœurs s’étaient endurcis ; les gens vivaient à côté de ces gémissements ou passaient à côté d’eux comme s’ils étaient devenus le discours normal des hommes » (17). Ces descriptions reflètent l’expérience de Camus pendant la guerre, au cours de laquelle les combattants et les non-combattants ont connu une « terrible solitude » et un « désespoir humilié ». Camus a noté « la haine et la violence que l’on sent déjà monter chez les gens. Il n’y a plus rien de pur en eux. Rien d’unique » (18). La condition de lutte et l’expérience de la perte imposent également un engourdissement nécessaire des sentiments. Ressentir de la pitié, percevoir pleinement la souffrance qui nous entoure, serait paralysant. Le monde de la peste et de l’occupation est aussi un monde de méfiance, puisque le voisin peut nous infecter ou nous trahir. Se craignant les uns les autres et nécessairement tournés vers leur propre survie, les victimes de la peste se replient sur elles-mêmes.

 

Mais la peste crée aussi un « sentiment de camaraderie » fondé sur la prise de conscience que la lutte contre la peste est « l’affaire de tous ». Rambert, journaliste français venu à Oran et piégé par la peste, coupé de la femme qu’il aime, ne pense d’abord qu’à sa propre situation. Il finit par rejoindre les brigades sanitaires organisées pour lutter contre la peste : il a compris que s’il n’y a pas de honte à vouloir être heureux, « il peut être honteux d’être heureux tout seul » (19). Face à la peste, les hommes doivent « retrouver leur solidarité pour faire la guerre à leur destin révoltant » (20). De cette solidarité dans la souffrance naît le sens de la fraternité : l’amour de l’amitié, de ceux qui se soutiennent loyalement dans leurs luttes communes – et dans les luttes individuelles qui, par la solidarité, deviennent des luttes communes.

 

L’idée qu’une condition de souffrance partagée puisse servir de base à une communauté de camaraderie vivante et libre est devenue l’idéal qui éclaire les ténèbres de l’absurde et de l’horreur dans la pensée d’après-guerre de Camus. Le « sentiment d’étrangeté » – d’éloignement ou d’aliénation – éprouvé face à une existence absurde n’est pas quelque chose d’unique, mais une souffrance partagée par tous, de sorte que le malheur individuel n’est qu’un petit fragment du malheur collectif. En se sentant seul, nous ne sommes pas seuls (21). La solidarité est née de « la souffrance nue, commune à tous », dont le seul antidote était « la communauté des hommes qui la combattent » (22). Mais cette solidarité, qui pouvait être si forte et si pure, était aussi fragile. Elle est menacée non seulement par l’égoïsme, mais aussi par une tendance à l’abstraction qui peut pervertir le sentiment de solidarité lui-même.

 

Aron n’a pas eu à subir les angoisses du travail clandestin dans la France occupée. En même temps, il subit une douloureuse coupure avec sa patrie. Personnellement, il a souffert de la mort de sa mère au milieu de la défaite militaire de la France ; il a été séparé de sa femme et de ses filles, restées dans la France occupée, jusqu’à ce qu’elles puissent s’échapper et le rejoindre à Londres en 1943. (Malgré cela, ses relations personnelles sont restées importantes pour Aron : privé de ses biens et de ses lieux familiers, ce sont ses liens avec sa famille et ses amis qui lui ont permis de « rester moi-même » (23)). Il est en outre un traître à la France aux yeux du gouvernement de Vichy et de ses partisans qui, en juillet 1940, sont nombreux. Malgré ces tribulations, Aron conserve un certain équilibre intellectuel : les analyses du régime de Vichy qu’il publie dans La France Libre, journal d’obédience gaulliste, se distinguent par leur calme et leur objectivité (ce qui ne lui vaut pas toujours les faveurs du Général et de son entourage). Aron aurait pu bénéficier de plus de réconfort et de camaraderie s’il avait embrassé totalement la cause gaulliste (ou communiste). Mais sa perception lucide de l’incertitude et de la complexité de la situation dans laquelle se trouve la France l’en empêche. Il savait qu’au lendemain de la défaite, des personnes de bonne volonté et de bon jugement aient pu décider que Vichy était le seul moyen de sauver ce qui restait de la France – ou qu’il s’agissait d’une concession, fatale par la suite pour la France. Il savait également que la résistance – que ce soit à l’aide d’un char d’assaut ou de sa plume – était la seule voie qu’il pouvait emprunter.

« L’idée qu’une condition de souffrance partagée puisse servir de base à une communauté de camaraderie vivante et libre est devenue l’idéal qui éclaire les ténèbres de l’absurde et de l’horreur. »

 

La voie d’Aron exigeait à la fois de la résolution et la capacité à supporter le doute. Comme il l’a fait remarquer plus tard, si quelqu’un veut « éviter la torture des doutes persistants, tout ce qu’il peut faire est de se construire un système de valeurs et d’y adhérer. S’il décide, une fois pour toutes, de s’attacher aux destinées d’un parti politique déterminé, il n’aura plus de doutes, mais il devra faire face aux conséquences de sa décision ». Contre les partisans dogmatiques et les opportunistes qui attendent que les événements leur indiquent la voie à suivre, Aron a suivi la voie de ceux « qui sont assez sages pour ne pas se soumettre à l’histoire ni aux principes comme seul guide » – même s’il savait que cela l’exposerait à des accusations de trahison des principes ou de non-reconnaissance de la « loi de l’histoire » (24). Cette combinaison d’indépendance vis-à-vis des partis, d’insistance à reconnaître avec tolérance la validité de différentes lignes de conduite face à l’incertitude, et d’adhésion ferme à des principes qui rejetaient la tyrannie, anticipait la solitude ultérieure d’Aron à l’ère de la polarisation idéologique.

 

II. Après la victoire : intégrité intellectuelle et isolement idéologique

 

Après la libération de la France et la victoire sur le nazisme qui s’ensuivit, Aron et Camus se retrouvèrent tous deux membres du même cercle d’intellectuels engagés et démocratiques. Aron rejoint Camus à Combat ; tous deux font partie du collectif éditorial des Temps Modernes de leur ami commun Sartre. Cette unité n’a pas duré longtemps ; tous deux se sont éloignés de la revue et du cercle de Sartre – et de Sartre lui-même. Le départ d’Aron s’est produit plus tôt et a été moins douloureux, parce qu’il avait déjà acquis une plus grande indépendance intellectuelle et une plus grande confiance en soi, ainsi qu’une plus grande distance politique et, selon toute vraisemblance, émotionnelle par rapport au groupe des Temps Modernes. La rupture de Camus avec le cercle de Sartre, lorsqu’elle eut lieu, fut fameusement publique et amère.

 

La cause, dans les deux cas, fut la politique durant la guerre froide. Sartre, un « acommuniste », tout en critiquant (de manière sélective) l’Union soviétique, était encore plus critique à l’égard de l’Amérique, de l’anticommunisme (« tout anticommuniste est un chien » (25), déclarait-il) et du libéralisme bourgeois. Aron n’était pas gêné d’affirmer ses principes libéraux et ses affiliations bourgeoises ; il était prêt à défendre l’Amérique et ses alliés comme représentant, non pas le bien contre le mal, mais le « préférable » contre le « détestable », c’est-à-dire la tyrannie soviétique (26). Cela le relie à un réseau d’intellectuels à travers l’Occident, mais fait de lui une figure solitaire dans la vie intellectuelle parisienne. Camus, pour sa part, a gardé ses distances avec les deux camps de la guerre froide, condamnant l’inhumanité partout où il la trouvait. Cela signifie que, comme le jeune Aron, il n’était ni tout à fait d’un « côté » ni tout à fait de l’autre. Il s’est aliéné les champions de l’Occident en condamnant les armes nucléaires et le soutien des démocraties à des tyrannies telles que l’Espagne franquiste avec la même passion morale qu’il s’attaquait à l’impérialisme et à la répression soviétiques. Mais l’hypocrisie, ou l’aveuglement sélectif, des défenseurs occidentaux du communisme lui valait des reproches particulièrement sévères. Aron et Camus s’en prenaient tous deux à l’inhumanité ou à l’aveuglement qu’ils trouvaient le plus proche d’eux, dans la vie intellectuelle française (L’opium des intellectuels d’Aron, devenu un classique de l’anticommunisme de la guerre froide, s’intéressait bien plus aux principaux « mythes » de la gauche parisienne qu’à la politique soviétique ou à la théorie marxiste en tant que telle). Tous deux, par conséquent, se sont sentis très seuls dans leur propre jardin, même s’ils ont été célébrés à l’étranger.

 

L’acte qui a le plus immédiatement précipité l’expulsion de Camus de la gauche parisienne – le laissant isolé et blessé – était, ironiquement, une affirmation de solidarité : son essai L’Homme révolté, publié en 1951. Comme ses œuvres précédentes, il s’agit d’une réponse au problème d’un nihilisme qui affirme la « solitude » dans un univers dépourvu de sens et de justice (27). Cependant, Camus se préoccupe également du problème des « crimes logiques », des massacres et des tortures perpétrés au nom de la justice selon la conception des idéologies. Le monde de la guerre idéologique est un monde de silence terrible et d’aliénation entre les partis, les nations et les individus ; un monde non seulement de « menace » mais de « solitude », né de l’inimitié, de la peur et de l’absence de communication (28). L’un des principaux objectifs de l’ouvrage était d’analyser comment la pulsion de « rébellion » contre l’injustice de l’existence avait conduit à un tel état de fait.

 

Pour Camus, l’acte de rébellion est en soi unificateur : il « sort l’individu de sa solitude », lui fournissant un terrain d’entente, la base d’un sentiment de camaraderie : « Je me révolte, donc nous existons » (29). Contre la solitude de l’aliénation du monde, la rébellion affirme une humanité commune, quelque chose en tous les êtres humains qui attribue à chacun une valeur intrinsèque. De plus, la rébellion est souvent provoquée non pas par sa propre souffrance, mais par le fait d’être témoin de la souffrance des autres, ce qui crée « un sentiment d’identification avec la victime » – et, plus encore, un sentiment de solidarité (30). Le mouvement de rébellion est « couronné » par le cri d’Ivan Karamazov : « si tous ne sont pas sauvés, à quoi sert le salut d’un seul ? » (31). Bien comprise, cette exigence impose des limites nécessaires à la rébellion : la rébellion doit respecter la liberté des autres – elle ne doit pas devenir despotique ou meurtrière. Le rebelle « n’humilie personne. La liberté qu’il revendique, il la revendique pour tous ; la liberté qu’il refuse, il en interdit la jouissance à tous. Il n’est pas seulement l’esclave contre le maître, mais aussi l’homme contre le monde des maîtres et des esclaves ». La liberté doit donc être relative et non absolue, et en relation avec d’autres personnes également libres (32).

 

L’Homme révolté est, d’une certaine manière, une œuvre profondément individualiste, affirmant la valeur et les droits de chaque individu. Mais il affirme également l’interdépendance et l’enracinement profonds des individus, ainsi que l’impératif d’affirmation mutuelle. Les « esprits » individuels, déclare Camus, ne commencent à exister que lorsqu’ils se rencontrent ; nier l’existence ou le droit à l’existence des autres, chercher à les nier, c’est mettre en péril sa propre identité morale. La solitude est moralement dangereuse. S’habituer à vivre sans les autres, sans avoir à les reconnaître, à leur répondre ou à les respecter, favorise une éthique qui valorise le pouvoir et la domination – la capacité d’une seule volonté à s’exercer sur les autres (33). La rébellion est trahie ou pervertie lorsqu’elle devient obsédée par la conquête du pouvoir ou par la recherche de la cohérence et de l’unité, qui sont incompatibles avec l’existence des autres qui introduisent des complications et des contradictions (34). Vivre avec les autres, c’est embrasser le dialogue, et avec lui, la contradiction et l’ouverture ; le contrôle total, l’unanimité totale, exigent l’établissement d’un monologue – ou d’un silence.

« La rébellion doit respecter la liberté des autres – elle ne doit pas devenir despotique ou meurtrière. »

 

De même que L’Homme révolté rejette la volonté de soumettre les autres à notre volonté, il rejette la dépendance servile à l’égard de l’opinion d’autrui. Il suggère en effet que ces tendances à la domination et à la dépendance peuvent aller de pair. Chercher à atteindre sa propre individualité ou sa propre liberté aux dépens des autres, c’est en même temps devenir dépendant des autres, perdre son pouvoir. L’archi-individualiste, le dandy, ne peut exister que par la défiance et compte sur l’attention des autres pour s’affirmer ; il est en fin de compte à la fois dépendant et solitaire ; et pour lui, « être seul, c’est ne pas exister » (35). (On peut penser qu’il en va de même pour les divers provocateurs et exhibitionnistes qui peuplent aujourd’hui une grande partie de la scène publique et de la vie politique).

 

Camus lui-même a clairement ressenti le besoin d’une certaine forme d’affirmation à l’égard d’autrui, ainsi qu’un sentiment de solidarité avec eux. L’Homme révolté – et son prédécesseur immédiat, la pièce Les Justes (1949) – reflètent à la fois l’aspiration à une solidarité née de l’indignation, de l’amour et de l’honneur partagés, et le désespoir face à l’échec de cette solidarité, à la perversion de la camaraderie en conformisme et en coercition, et finalement aux purges qui exigent la trahison des autres, ou l’aveu de la trahison, comme seul signe adéquat de loyauté. La camaraderie révolutionnaire des « assassins justes » ou des « meurtriers scrupuleux » est « solitaire ». Coupés de la société, leur fraternité disposait d’une intensité et d’un caractère sacré qui n’avaient rien à voir avec les relations humaines ordinaires – l’ensemble les soutenait (36). Pourtant, leur amour était abstrait et meurtrier – un amour « absolu » qui apportait une « joie pure et solitaire », mais aucun lien humain véritable, un amour qui est « une voix solitaire, un monologue » (37). Ces rebelles se sont engagés sur une voie qui allait conduire, chez leurs successeurs plus froidement fanatiques, à une « révolution calculée » qui préférait « un concept abstrait de l’homme à un homme de chair et de sang » (38). Une grande partie de l’œuvre de Camus est une bataille contre la tendance à l’abstraction. Comme il le déplorait, « ce sont les idées générales qui font le plus mal », parce qu’elles coupent le lien entre les fins ou les objectifs de la lutte politique et les êtres humains réels qui en bénéficient ou en souffrent (39).

 

Contre l’abstraction qui nous rend aveugles à la réalité des êtres humains vivants et contre l’impitoyabilité qui subordonne ces individus à une cause plus vaste et impersonnelle, Camus a souligné l’importance de l’amour pour les individus. Comme il l’a avoué, « je ne peux aimer l’humanité entière que d’un amour vaste et quelque peu abstrait. Mais j’aime quelques hommes, vivants ou morts, avec une telle force et une telle admiration que je suis toujours désireux de préserver chez les autres ce qui les fera peut-être un jour ressembler à ceux que j’aime » (40). Sa déclaration tristement célèbre (et souvent mal citée) selon laquelle, entre la justice – ou plutôt une conception de la justice qui justifiait le meurtre d’innocents – et sa mère, il préférait cette dernière atteste, non pas d’un manque de souci de la justice, mais de la conviction que ce souci doit s’enraciner dans la reconnaissance et l’attachement à des personnes réelles (41).

 

Les réactions de Camus à la guerre sanglante pour l’indépendance de son pays natal, l’Algérie, ont provoqué chez lui une solitude plus grande encore que sa rupture avec Sartre. Camus se sentait, pensait et parlait comme un Algérien français dont l’engagement en faveur de la justice et l’opposition à l’humiliation et à la misère « des Algériens de souche » avaient offensé d’autres pieds-noirs et la droite française, mais dont l’aspiration à préserver une Algérie plus égalitaire au sein d’une confédération française et l’opposition au terrorisme libérateur l’avaient éloigné des « Algériens de souche » et de la gauche. Alors que les forces du centre en Algérie disparaissent rapidement, entraînées vers l’un ou l’autre extrême ou massacrées par les deux camps, Camus se retrouve politiquement isolé. Pire encore, il s’est retrouvé à imaginer et à ressentir les souffrances de l’Algérie, alors que ceux qui l’entouraient traitaient ce pays comme une cause ou un moyen au service d’une contre-stratégie. Peu de choses permettent d’expérimenter autant la solitude que d’éprouver des sentiments que personne autour de soi ne semble partager. Camus a cherché à combler le fossé entre les individus et les communautés, à favoriser le dialogue. Lorsqu’il est devenu évident qu’il n’était plus possible, il a cessé de faire des déclarations publiques (tout en continuant à faire pression en privé sur le gouvernement français pour qu’il accorde sa clémence aux résistants algériens). Ce silence public était un acte moral, un refus de fournir des excuses à l’inhumanité, ou d’embellir sa propre image d’autorité morale en émettant des déclarations nobles qui ne pouvaient servir à rien, et une protestation contre la surdité volontaire des deux parties, une démonstration de la mort du dialogue.

 

Aron était beaucoup moins investi émotionnellement dans ce qu’il appelait « la tragédie algérienne » ; ceci, ainsi que son penchant naturel et sa culture délibérée de la froideur analytique lui ont permis de lancer des appels d’une lucidité frappante en faveur du retrait de la France, qui ont provoqué la fureur de la droite nationaliste, mais qui étaient influents de la part d’un homme qui était loin d’être un moraliste de gauche. Aron, devenu chroniqueur au Figaro était, comme Camus, prêt à prendre des positions politiques qui l’isolaient. Mais il était plus à l’aise avec le destin que cela lui imposait. La déclaration souvent citée « mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » ne semble pas lui avoir causé une grande détresse (bien que les attaques les plus vives de mai 1968 – y compris la suggestion de son vieil ami Sartre de faire défiler Aron nu dans la Sorbonne devant une foule d’étudiants en raillerie, et l’humiliation ou l’abaissement de la part de ses collègues universitaires – semblent avoir temporairement perturbé son sang-froid réputé) (42).

 

Il ne faut pas en conclure qu’Aron n’avait pas conscience de la douleur ou du danger de la solitude. Il reconnaissait le sentiment de solitude comme une blessure dont beaucoup de ses contemporains souffraient et cherchaient à s’échapper – avec des résultats désastreux : il observait ainsi que des existentialistes tels que Sartre et Merleau-Ponty, « obsédés par la solitude humaine », cherchaient la réconciliation dans la vision communiste de la « communauté mythique » (43). Il était également beaucoup moins critique à l’égard de la partisanerie politique que Camus. Alors que Camus rêvait d’une politique sans partis, Aron admettait que l’intérêt collectif et le tribalisme partisan étaient des caractéristiques de la politique qui ne pouvaient être éradiquées dans les sociétés modernes. Malgré tous leurs défauts, les partis ont permis une compétition pacifique pour le pouvoir, ont rendu possible la participation réelle ou potentielle de tous les citoyens et ont servi de canaux de débat, ne constituant pas un obstacle à la délibération, mais au contraire un véhicule pour celle-ci (44). Cependant, il subsiste une tension entre « la discipline et la doctrine du parti » et l’intégrité intellectuelle. Aucun universitaire qui se respecte n’acceptera le programme d’un parti politique dans son intégralité. Et au cours de la lutte politique, chaque parti déploiera des « arguments injustes ou trompeurs » contre ses adversaires ; chaque parti imposera une idéologie, déformera la vérité et exigera donc un compromis en matière d’intégrité et d’honnêteté intellectuelles (45).

 

Ce n’est pas un compromis qu’Aron lui-même pouvait faire. Tout comme Camus, il conservait une indépendance fière et fondée sur des principes vis-à-vis des factions politiques. Comme il l’a avoué, « la fidélité à un parti n’a jamais été une décision d’une importance fondamentale… Selon les circonstances, je suis en accord ou en désaccord avec l’action de tel ou tel mouvement ou de tel ou tel parti ». Aron ajoute : « Une telle attitude est peut-être contraire à la moralité (ou à l’immoralité) de l’action politique ; elle n’est pas contraire aux obligations de l’écrivain » (46). Il reconnaîtra plus tard qu’en termes d’habitudes de vote, « je suis un intellectuel de droite, mais d’une race un peu particulière, c’est-à-dire indiscipliné et rarement d’accord avec la personne pour laquelle il a voté. Je critique l’homme pour lequel j’ai voté aussi librement que je critiquerais l’autre candidat s’il avait été élu » (47). Le président Georges Pompidou a ainsi déclaré : « On ne peut jamais compter sur Raymond Aron », preuve d’un manque de fiabilité idéologique et partisane dont Aron était manifestement fier. Son « ambition ou intention intellectuelle » était d’« avoir mon propre point de vue sur tous les sujets, quelles que soient les opinions des gouvernants », ce qu’il considérait comme « la seule posture honorable » pour un commentateur (48). En même temps, Aron était résigné au fait qu’il ne pouvait pas servir de « conseiller, même à un prince dont j’acceptais les préférences fondamentales », en raison de ses scrupules moraux : s’il pouvait comprendre, et même accepter, la nécessité d’avoir (selon l’expression de son vieil ami et adversaire Sartre) « les mains sales » en politique. « Mon tempérament n’est pas tout à fait compatible avec mes opinions » : il ne pouvait pas conseiller aux dirigeants de commettre des trahisons ou des atrocités, et dormir la nuit (49).

 

Aron a reconnu que, compte tenu de l’humeur de l’époque, sa position le conduirait à l’isolement. Dans une époque de polarisation, les écrivains sont « réduits à la solitude ou au sectarisme » (50). Il choisit sans hésiter le premier sort, tout en reconnaissant que, « sans parti », ses opinions « heurteront tour à tour tout le monde, d’autant plus insupportable qu’il se veut excessivement modéré, et qu’il cache ses passions sous des arguments » (51).

« Tout comme Camus, [Raymond Aron] conservait une indépendance fière et fondée sur des principes vis-à-vis des factions politiques. »

 

Ainsi, Aron a souvent été perçu comme froidement dépassionné. Pourtant, son maintien de l’indépendance reflétait en fait des convictions et des loyautés passionnées. Les valeurs auxquelles Aron se déclare le plus attaché sont « la vérité et la liberté… L’amour de la vérité et l’horreur du mensonge – je pense que c’est ce qu’il y a de plus profond dans ma façon de vivre et de penser. Et pour pouvoir exprimer la vérité, il faut nécessairement être libre. Il ne doit pas y avoir de pouvoir extérieur qui nous restreigne » (52). L’engagement en faveur de la vérité a pris une forme particulière : non pas l’affirmation d’un dogme ou la résolution d’un désaccord, mais la préservation d’une société qui accepte le dialogue. Pour Aron, le choix politique fondamental de son époque se situait entre les sociétés qui acceptent et protègent le dialogue et celles qui le suppriment ; il se rangeait passionnément du côté des premières (53). Alors que son indépendance vis-à-vis des partis pouvait suggérer une neutralité idéologique, son incapacité à s’attacher à un mouvement ou à un gouvernement reflétait sa propre affiliation idéologique : vers la fin de sa vie, il déclarait : « Je me retrouve une fois de plus isolé et opposant, le destin habituel d’un authentique libéral » (54).

 

III. Honneur, intégrité, doute : la vocation et l’éthique de la solitude

 

Pour Aron comme pour Camus, la solitude est le prix à payer pour se consacrer à l’intégrité et à la sincérité. L’intégrité les empêchait d’embrasser des causes ou des actions qui allaient à l’encontre de leurs croyances ou de leur jugement ; l’engagement à la vérité les poussait à défendre et à critiquer même si cela les rendait impopulaires, les excluait ou les isolait. Comme nous l’avons vu, cette attitude pouvait être coûteuse. Mais cela n’était pas sans avantages. Camus, après tout, a remporté le prix Nobel et est resté un héros pour de nombreux jeunes radicaux (et leurs aînés) à l’étranger, même si sa réputation a subi une éclipse dans les cercles intellectuels français. Aron a exercé une influence sur les dirigeants politiques, tant en France qu’à l’étranger, dont peu d’autres journalistes français, et peu d’autres intellectuels du vingtième siècle, peuvent se targuer d’avoir joui. Pourtant, tous deux étaient prêts à renoncer aux promotions et à la popularité s’il s’avérait que c’était le prix à payer pour l’honnêteté et l’engagement envers les principes.

 

Qu’est-ce qui a rendu Aron et Camus si indigestes pour les camps et les mouvements de leur époque ? Certainement leur intégrité et leur honnêteté, mais surtout les formes particulières que ces vertus ont prises : une combinaison d’indépendance, de modération, de scepticisme, de fierté, de modestie, de tolérance et d’humanité, qui a empêché Aron et Camus de se sentir à l’aise eux-mêmes, ou d’être à l’aise pour les autres, au sein d’une orthodoxie ou d’un mouvement. Comme indiqué plus haut, Aron insistait sur son indépendance intellectuelle, sur le fait qu’il devait se faire sa propre opinion, plutôt que de suivre une ligne de parti ou un dogme théorique. Camus, lui aussi, a cherché à voir par lui-même et sans les lunettes ou les œillères fournies par d’autres – depuis son refus, dans sa jeunesse, de placer un volume de Marx entre lui et la réalité, et son enquête sur les conditions causant la famine en Algérie, jusqu’à sa condamnation des procès-spectacles communistes, et ses enquêtes sur des cas individuels de terroristes accusés, et son lobbying auprès du gouvernement pour un traitement juste basé sur les détails de ces cas, au cours du conflit algérien ultérieur.

 

Maintenir son indépendance sous la pression, face à l’hostilité et au doute, exige un certain degré de confiance en soi, voire de fierté. Pour Aron comme pour Camus, l’orgueil est une impulsion équivoque mais importante, à la fois précieuse et dangereuse ; c’est une source de résistance et d’intégrité, mais aussi d’orgueil démesuré, de fureur et de fanatisme. Pour Camus, c’était la clé de la rébellion – il parlait du récit présenté dans L’Homme révolté comme de « l’histoire de l’orgueil européen » (55). Camus espérait que « l’orgueil inépuisable » de la rébellion lui permettrait de résister aux terreurs de la dictature révolutionnaire et à la tyrannie de la logique historique (56). Mais l’orgueil n’est pas – et est même parfois contraire à la sagesse ; détaché de la solidarité, de la modération et de la compassion, il contribue à la perversion de la rébellion en nihilisme et en meurtre (tout comme Camus l’avait dépeint dans Caligula) (57).

 

Aron, lui aussi, reliait les régimes totalitaires – et les « religions séculières » qui les inspiraient et qu’ils imposaient comme dogmes – à un orgueil excessif, dix ans avant que Camus n’écrive son « histoire de l’orgueil européen ». Aron l’a devancé en invoquant Ivan Karamazov pour illustrer à la fois l’« orgueil titanesque » auquel l’humanité moderne est tentée, et ses résultats d’anéantissements (58). L’orgueil serait inspiré par la richesse matérielle et la puissance nationale et encouragerait leur diffusion, générant ainsi l’impérialisme ; il donnerait naissance au mythe hubristique de pouvoir contrôler l’histoire, conduisant à des efforts prométhéens et à des crimes titanesques (59). L’orgueil a également incité les intellectuels visés par la critique d’Aron à embrasser l’idéologie, qui leur a procuré un sentiment de certitude et de puissance (60). Cependant, pour Aron, le « réaliste » froid, tout comme pour Camus, l’idéaliste ardent, l’orgueil avait également une valeur positive en inspirant le défi au poids écrasant de la nécessité historique. Aron se souvient de la fierté salvatrice exprimée par les Français libres à Londres, après la chute de la France en juin 1940 ; le premier ordre du jour, lu aux volontaires, était les mots attribués à Guillaume le Silencieux, « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour essayer, ni de réussir pour persévérer ». Se souvenant de ces mots trois ans plus tard, Aron a vu dans cette phrase provocatrice « le mot d’ordre de la révolte, toujours vaincue et toujours victorieuse – la révolte de la conscience » (61).

 

Le sens de l’honneur, auquel Aron et surtout Camus font appel, est une forme de fierté non infaillible, mais plus fiable parce que plus éthique et plus retenue. L’honneur est un sentiment de respect de soi profondément enraciné, gagné par un engagement acharné à vivre à la lumière des valeurs auxquelles on croit. Cela signifie que l’honneur exige de maintenir l’indépendance morale, en agissant conformément à ses principes. La personne honorable refusera de faire certaines choses – ou de les faire faire en son nom ou pour son compte – parce qu’elles vont à l’encontre de l’essence morale de son être (62). Pour Aron comme pour Camus, la défense de l’honneur représentait un défi urgent aux courants de leur époque. Ils reconnaissaient que la notion d’honneur semblait désuète, démodée. Dans Les Assassins Justes, le proto-bolchevique Stepan ricane que l’honneur est « un luxe réservé aux gens qui ont des carrosses et des paires », ce à quoi le révolutionnaire Kaliayev, plus idéaliste, répond que « c’est la seule richesse laissée à l’homme pauvre » (63). Kaliayev se fait ici le porte-parole de son créateur, qui déplore le mépris de ses contemporains pour l’honneur, qu’il considère comme une relique aristocratique, une « vertu des injustes ». À ce mépris, il rétorque qu’il a besoin de l’honneur « parce que je ne suis pas assez grand pour m’en passer ! » (64). Lorsque la justice est impuissante, que l’intérêt personnel conseille la capitulation, que la raison pointe vers le désespoir et que la logique est devenue meurtrière, la « vertu déraisonnable » de l’honneur est nécessaire pour motiver la persévérance et la décence (65). Pour Aron, la « sinistre originalité des tyrannies du XXe siècle » est qu’elles « détruisent l’honneur de leurs opposants. Elles veulent créer un homme nouveau qui vénère ses maîtres et considère leur décision comme un dogme irrévocable ». Un tel assaut contre la dernière citadelle de la dignité humaine exige la résistance. Dans un tel monde, la trahison elle-même – l’acte ultime de se mettre à l’écart – ne serait plus « la plus basse de toutes les fautes humaines ». Au contraire, elle deviendra rare et sublime, le dernier refuge de la liberté (66).

 

L’honneur et l’intégrité exigent de maintenir une indépendance provocante dans ses engagements. Mais qu’est-ce qui distingue alors une personne intègre d’un fanatique ? En partie, selon Aron, c’est précisément ce refus de subordonner ses perceptions ou ses valeurs aux exigences d’un dogme ou d’une force plus vaste. Le « non-fanatique » intègre « refusera toujours de se soumettre entièrement à la fatalité de l’histoire ou à la valeur absolue de ses principes. Il arrivera toujours un moment où il devra dire au fanatique des principes : « Cela, je ne pourrai jamais l’accepter » (67).

L’intégrité se distingue également du dogmatisme en ce qu’elle permet une certaine souplesse face au changement et à la nuance, à condition que cette souplesse soit réfléchie et volontaire, et non le reflet de la lâcheté ou de la vénalité. Dans des circonstances différentes, des actions différentes seront nécessaires pour promouvoir les mêmes idéaux. Comme l’affirme Aron, « j’ai essayé de servir les mêmes valeurs dans des circonstances différentes et par des actions différentes. Je crois que j’ai été fidèle à moi-même, fidèle à mes idées, à mes valeurs et à ma philosophie. Avoir des opinions politiques, ce n’est pas avoir une idéologie une fois pour toutes, c’est prendre les bonnes décisions dans des circonstances changeantes ». Ce qui ne veut pas dire, s’empresse-t-il d’ajouter, qu’il ne s’est pas « trompé assez souvent ». Mais, affirme-t-il, « je n’ai pas trahi les valeurs et les aspirations de ma jeunesse » (68). L’attitude mature d’Aron était, en effet, cohérente avec l’appel qu’il lançait à ses lecteurs en 1938 pour qu’ils évitent à la fois l’inconstance et la constance dogmatique, et qu’ils cultivent la « sincérité » en s’engageant à atteindre des objectifs qui restaient ouverts à la révision. Cette « solution », reconnaissait Aron, semblait « insuffisante et vague, puisqu’elle se limite […] à signaler les contradictions de la vie ». Mais face à ces contradictions, communes à tous, chacun se retrouve seul, et chacun élabore sa solution. (69).

« Le sens de l’honneur, auquel Aron et surtout Camus font appel, est une forme de fierté non infaillible, mais plus fiable parce que plus éthique et plus retenue. »

 

La grande différence entre l’intégrité qui a permis à Aron et Camus de rester isolés et honorables, et l’intégrité des fanatiques auxquels ils s’opposaient, était leur attachement à la modération. La modération est une vertu fréquemment invoquée (dont la vertu est remise en question aussi souvent qu’elle est affirmée) ; elle a été au cœur de nombreuses éthiques, dont les disparités se reflètent dans des compréhensions très différentes de ce que signifie la modération (70). La modération pratiquée et louée par Aron et Camus n’était pas simplement, ou principalement, une position politique centriste, à mi-chemin entre la gauche et la droite (Camus, en effet, était indéniablement un homme de gauche). Elle avait une dimension politique ou idéologique : elle rejetait les attitudes et les pratiques de loyauté et d’hostilité sectaires, reconnaissant que son propre camp ou sa propre cause pouvait être profondément défectueux, tandis que ses adversaires pouvaient avoir à la fois des idées valables et de bonnes intentions. Mais la modération reflétait également une attitude et une réponse plus larges sur le monde, qui s’exprimait le mieux, selon Camus, à travers le genre et l’esprit de la tragédie. La tragédie, écrit Camus, est « ambiguë » ; elle présente des forces opposées qui sont « à la fois bonnes et mauvaises », « également légitimes, également justifiées », mais condamnées à s’affronter. C’est pourquoi le chœur des tragédies classiques « conseille généralement la prudence. Car le chœur sait que, jusqu’à une certaine limite, tout le monde a raison et que celui qui, par aveuglement ou par passion, dépasse cette limite court à la catastrophe s’il persiste à vouloir faire valoir un droit qu’il croit être le seul à posséder » (71). Cette modération tragique était bien loin de la recherche (implicitement optimiste) d’un consensus anodin fréquemment (et souvent – mais pas toujours – injustement) associée aux modérés politiques.

 

La modération était donc étroitement liée à la modestie et à l’autocritique, mais aussi à la critique des autres pour leurs excès dangereux, leurs exagérations déformantes, leurs vertus imparfaites et leur prétendue perfection. La modération consistait à insister sur la nécessité de voir tous les aspects d’une question et les défauts de son propre cas, au lieu d’embrasser un cas ou une cause avec une dévotion aveugle. L’absence de modération, avec son cortège d’hésitations et de scrupules, est un mauvais signe. Comme l’a écrit Camus, nous devrions nous méfier « des juges qui n’ont jamais de doutes et des héros qui n’ont jamais de tremblements » (72).

 

Adopter une éthique de la modération, comme le savaient Aron et Camus, ce n’était pas prendre le chemin de la moindre résistance. Au contraire, comme le remarquait Camus, dans un monde idéologiquement polarisé et enfiévré, « l’excès est toujours un confort, et parfois une carrière ». La modération, quant à elle, n’est que « pure tension », causée par la volonté de rendre justice à toutes les parties, de rester en contact avec les pôles opposés de la réalité et de l’idéalisme. C’est la fatigue de cette tension qui a conduit de nombreuses personnes à s’abandonner à l’un ou l’autre extrême (73). Bien sûr, la modération peut elle-même être lucrative – il y a ceux qui ont de l’argent ou des titres à distribuer qui se considèrent comme modérés et qui sont heureux de promouvoir les défenses de la modération par d’autres. Mais une modération véritablement sceptique et fondée sur des principes – une modération qui ne craint pas d’être accusée d’extrémisme lorsqu’elle doit protester contre une orthodoxie centriste confuse ou un conformisme carriériste au nom de ce que Camus reconnaissait comme la véritable modération de la révolte fondée sur des principes – est beaucoup moins confortable, ou conformable. En période de polarisation et de choix politiques à forts enjeux, le modéré de principe, comme le funambule, devra faire preuve d’un courage considérable, ainsi que d’une grande habileté et d’un grand jugement, pour maintenir un équilibre décent (74).

 

Camus et Aron ont cherché à la fois à conserver la modestie et à l’encourager chez les autres. Pour ce faire, ils ont souvent dû lancer des défis et des reproches qui ont perturbé à la fois leurs adversaires et leurs alliés. Comme Camus se l’est écrit un jour, « la seule vocation que je me sens, c’est de dire aux consciences qu’elles ne sont pas sans tache et aux raisons qu’il leur manque quelque chose » (75). Cela signifiait aussi parfois refuser d’offrir le confort de déclarations décisives. Aron imaginait un interlocuteur frustré le réprimander : « Tout le monde veut une solution et vous n’offrez que des problèmes » (76).

« Aron et Camus ont rejeté […] toute théorie ou idéologie qui considère la politique comme le sommet ou la facette la plus essentielle de la vie. »

 

Aron et Camus étaient, il est clair, des sceptiques, mais pas des cyniques ; chacun a lutté tout au long de sa vie pour trouver le juste équilibre entre le doute et l’engagement, une reconnaissance modeste des limites de notre connaissance et de notre vertu, et une insistance ferme sur un certain niveau de vérité, de lucidité et de décence. Ils étaient sceptiques parce qu’ils reconnaissaient que les prétentions humaines à la certitude n’étaient pas seulement infondées, mais qu’elles pouvaient souvent devenir meurtrières. Comme le déplorait Camus, « nous avons été témoins de tromperies, d’humiliations, d’exécutions, de déportations et de tortures et, à chaque fois, il a été impossible de persuader ceux qui faisaient ces choses de ne pas les faire, parce qu’ils étaient sûrs d’eux-mêmes… Nous étouffons parmi les gens qui croient qu’ils ont absolument raison » (77). Même s’ils désavouent la violence, ceux qui sont totalement convaincus de leur droiture absolue deviennent sourds aux autres voix, aveugles aux vérités qui ne correspondent pas à leur vision préconçue. Cette attitude est fatale à l’apprentissage et à la croissance ; elle inflige sa propre solitude – soit une solitude de silence, soit une solitude de voix constamment élevées au milieu desquelles il n’est pas possible d’entendre.

 

Nous devrions tous nous en souvenir, nous qui sommes tentés d’imiter l’intolérance des adversaires qui nous attaquent ou nous excluent pour cause d’hérésie, d’apostasie ou de vice. Parfois, dans les moments de crise et de péril existentiel, il faut prendre des décisions et se battre. Mais dans la plupart des cas, il vaut mieux se rappeler que nos opinions sont incertaines, nos connaissances probables ; qu’« il n’y a pas d’humanité possible sans tolérance, et que la possession de la vérité totale n’est accordée à personne » (78). Même lorsque nous sommes déterminés, nous devons éviter la haine. Comme le disait Aron, qui a connu sa part de vitriol de la part de ceux avec qui il n’était pas d’accord, il faut savoir reconnaître l’incertitude d’une situation donnée :

 

Reconnaître l’incertitude d’une situation donnée, le nombre de décisions différentes possibles, de perspectives envisageables sur un avenir inconnu, ce n’est pas pardonner l’impardonnable ou éviter les engagements inévitables, mais les assumer sans haine, sans nier l’honneur de l’adversaire (79).

 

Ce n’est pas une recette de « bipartisme » ou de « centrisme ». Cela n’implique pas non plus un rejet de la politique – bien que cela rejette la conception de Carl Schmitt selon laquelle le « politique » est défini par l’inimitié mortelle. Aron a insisté sur la possibilité, malgré les conflits d’opinion et d’intérêt, d’une amitié en politique, allant même jusqu’à affirmer, en opposition à Schmitt, que l’amitié, et non l’inimitié, était le « but de la politique » (80). Dans ses longs dialogues avec deux interlocuteurs souvent critiques, « j’ai gagné deux amis. Je ne les ai pas convaincus, mais je leur ai communiqué l’esprit fertile du doute » (81). Cette tolérance est peut-être le seul moyen d’éviter une solitude qui nous offre le confort de la certitude et de la bien-pensance, mais qui ne fait que nous enfoncer dans l’illusion et la vanité. Même si notre tolérance n’est pas réciproque et que nous finissons par être insultés ou exclus, nous pouvons au moins éviter de tomber dans le même désert que nos adversaires – un désert dans lequel aucune idée nouvelle ou vraie ne peut croître, parce qu’elle ne reçoit jamais l’esprit fertile du doute ou le rafraîchissement d’expériences et de points de vue différents.

 

Aron et Camus ont rejeté non seulement une politique schmittienne d’inimitié, mais aussi toute théorie ou idéologie qui considère la politique comme le sommet ou la facette la plus essentielle de la vie. Leur éthique de l’indépendance impliquait un équilibre entre fierté et modestie, entre engagement et détachement. Tous deux étaient profondément engagés et visibles publiquement, mais ils ressentaient aussi le besoin de garder quelque chose en arrière, de préserver un sanctuaire intérieur à l’abri des débats du forum. La pratique de Camus, en tant qu’homme et artiste, impliquait un mouvement constant entre l’engagement et la distance, entre l’affiliation et l’indépendance – et entre la certitude qui découle de l’adhésion à un « camp » et l’ambivalence de la critique autonome et en quête d’elle-même. Il considérait cela comme essentiel à sa tâche d’artiste et de citoyen : pour « comprendre ce monde, il faut parfois s’en détourner ; pour mieux servir les hommes, il faut brièvement les tenir à distance » (82). Aron, quant à lui, a gardé sa vie privée et ses émotions sous contrôle, méprisant l’exhibitionnisme émotionnel. À une époque où nous sommes tous fréquemment amenés à passer tout notre temps et à dépenser toute notre énergie et nos émotions dans le cycle de l’information d’heure en heure (ou de minute en minute) et dans les réactions instantanées sur les médias sociaux, où chacun doit avoir une opinion instantanée, choisir un camp et ne pas reconnaître la faillibilité ou le doute, une telle retenue, associée à une modeste insistance sur l’incertitude et la délibération, peut constituer une précieuse source d’énergie. Il ne s’agit pas de prôner le retrait de la vie publique, mais plutôt de se préparer avec plus de soin à l’engagement. Nous serons en mesure de contribuer davantage et mieux si nous prenons le temps de cultiver une plus grande compréhension, une plus grande connaissance, une plus grande profondeur de pensée – et même, peut-être, une plus grande sagesse.

 

Aron et Camus ont reconnu la nécessité d’un équilibre délicat entre l’engagement et la distance, l’intransigeance et l’ouverture au doute et à la correction. Tous deux ont appelé à la résistance à la certitude et à la reconnaissance du doute – et ont souligné le courage lucide que cela exigeait. Tous deux ont également éprouvé des difficultés à maintenir l’équilibre qu’ils appelaient de leurs vœux. Mais à leur meilleur, ils offrent des modèles d’individualité authentique. Pour cette même raison, ils peuvent difficilement être imités, mais ils peuvent largement être éprouvés. Et parmi les vertus qu’ils nous montrent, il n’y a pas seulement l’indépendance, l’intégrité ou le courage, mais aussi l’humanité qui, à la fois, alimente et tempère leurs dénonciations et sous-tend leurs analyses. Camus a écrit « tant, et peut-être trop, uniquement parce que je ne peux m’empêcher d’être attiré du côté de ceux, quels qu’ils soient, qui sont humiliés et dégradés » – humiliés et dégradés pour quelque raison que ce soit, avec quelque présomption de justice et de vertu que ce soit de la part de leurs oppresseurs (83). Aron était moins démonstratif, mais il exprimait lui aussi son amour de l’honneur et de la magnanimité, sa haine de la cruauté. Si nous voulons vraiment imiter ces figures, nous devons nous souvenir non seulement de leur indépendance, mais aussi de leur humanité. Comme le rebelle de Camus, nous devrions refuser notre consentement ou notre allégeance lorsque nous pensons qu’elle n’est pas méritée, mais n’humilier personne ; nous devrions nous rappeler que « nous portons tous en nous nos lieux d’exil, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les lâcher sur le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. » (84).

« Aron et Camus ont reconnu que la quête de la vérité et la défense de la liberté étaient frustrantes, coûteuses et permanentes. »

 

Je me suis attardé sur Aron et Camus parce qu’ils me semblent des modèles plus admirables, et de meilleure compagnie, que beaucoup de leurs successeurs parmi nos contemporains. Je ne souhaite attaquer personne et encore moins pointer du doigt des individus, qui sont simplement coupables de refléter des tendances plus larges, ou d’adopter le type de comportement qu’ils reconnaissent comme nécessaire pour attirer l’attention, avoir de l’influence ou faire carrière. Se joindre à une polémique à la mode ou se ranger d’un côté ou de l’autre ne semble pas non plus être une façon appropriée d’apprendre ou d’honorer l’intégrité et l’indépendance d’esprit d’Aron et de Camus. Critique à l’égard de beaucoup de choses qui se passent aujourd’hui à gauche et surtout à droite, je reconnais aussi que le centrisme peut être son propre geste facile, sa propre forme de conformisme partisan. Nous devrions, comme Aron, prendre chaque question dans sa complexité comme elle vient ; et avec Camus, être vigilants contre les illusions flatteuses de la vertu, même si nous nous efforçons d’être un peu plus vertueux que nous n’avons été capables de l’être. Nous devrions défendre la justice telle que nous la voyons, mais n’oublions pas que c’est presque toujours une mauvaise chose de se joindre à une foule, virtuelle ou autre. Mais si nous subissons l’opprobre que la non-conformité provoque presque inévitablement, nous ne devons pas trop nous plaindre. Il y a toujours quelque chose à apprendre – au moins sur les illusions et les ressentiments de nos détracteurs, mais souvent sur bien plus que cela. Même les miroirs déformés peuvent refléter, sous une forme exagérée, des défauts en nous-mêmes que nous serions trop heureux d’ignorer.

 

Résister à la pression qui nous pousse à nous conformer ou à nous soumettre, et au plaisir de la médisance et de la méchanceté qui s’inspirent parfois involontairement de la droiture et d’une plus grande compassion, et qui parfois ne font qu’en porter le masque, est un appel pour tous ceux qui sont assez fiers pour conserver leur indépendance de jugement. Mais elle est vraiment digne d’éloges chez ceux qui sont également assez humbles et humains pour reconnaître la douleur derrière la fureur, et réfléchir à leurs (nos) propres échecs et à leur besoin d’apprendre ; qui conservent un sens de la perspective qui leur permet de faire la distinction entre les revers et les blessures auxquels ils sont confrontés – les insultes d’inconnus en ligne, une critique désagréable, la perte d’un titre prestigieux ou d’un cachet de conférencier rémunérateur – et l’agonie de la prison ou du goulag ; qui s’imposent des normes plus élevées que leurs adversaires ; et qui résistent à la force déformante de l’apitoiement sur soi et au statut immérité (lorsqu’il est immérité) du martyre. Aron et Camus ont reconnu que la quête de la vérité et la défense de la liberté étaient frustrantes, coûteuses et permanentes, et qu’elles n’apportaient souvent pas de plus grande récompense que le respect de quelques amis et la satisfaction tranquille et fugace d’avoir triomphé – l’espace d’un instant, mais pas nécessairement dans les précédents ou les suivants – d’une faiblesse intérieure et d’une pression extérieure. Leur accomplissement est imparfait et nous pouvons leur rendre hommage en cherchant à le poursuivre et en espérant que nous pourrons, nous aussi, inspirer et réconforter les amis que nous trouverons sur un chemin souvent solitaire.

 


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Aron, compagnon de route de la liberté du XX au XXIème siècles

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Nicolas Baverez retrace le parcours de l’intellectuel durant le XXème siècle et l’influence des guerres sur sa pensée. Il y décrit son apport dans l’introduction de l’œuvre de Marx en France. Enfin, il tire de son combat en faveur de la liberté et de la raison quelques enseignements pour les défis du XXIème siècle. 

 

Raymond Aron reste la figure majeure du libéralisme français au XXème siècle. Dans la lignée de Montesquieu, Constant, Tocqueville et Elie Halévy, il s’inscrit dans l’école française de sociologie politique, qu’il définissait en ces termes dans Les Étapes de la pensée sociologique : « C’est une école de sociologues peu dogmatiques, intéressés avant tout par la politique, qui, sans méconnaître l’infrastructure sociale, dégagent l’autonomie de l’ordre politique et pensent en libéraux » (1). Son libéralisme et sa posture de spectateur engagé lui donnent une place unique au sein des intellectuels français du siècle dernier mais lui confèrent aussi une étonnante actualité pour penser et défendre la liberté au XXIème siècle.

 

Un destin télescopé par les grandes guerres du siècle des idéologies

 

La vie et l’œuvre de Raymond Aron furent télescopées par les « grandes guerres conduites au nom des idéologies » qui, conformément à la prédiction de Nietzsche, dominèrent l’histoire violente du XXème siècle. Elle s’ouvrit en 1914 avec la Grande Guerre, neuf ans après sa naissance, pour s’achever en 1989 avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique, six ans après sa disparition.

 

Raymond Aron naquit en 1905 dans une famille d’origine juive, intégrée, patriote et républicaine. Un brillant parcours universitaire le conduisit à l’École normale supérieure en 1924, où il se lia d’amitié avec Sartre et Nizan tout en fréquentant Alain. Après avoir obtenu l’agrégation de philosophie, Aron séjourna à Cologne puis à Berlin de 1930 à 1933. La première rupture fut intellectuelle : Max Weber et les phénoménologues – Husserl et Heidegger – l’éloignèrent de l’idéalisme et du positivisme et l’amenèrent à se fixer le programme de travail d’une vie lors d’une promenade sur le Rhin : « comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur » (2). La seconde fut politique : la montée du nazisme, l’accession au pouvoir d’Hitler et la liquidation de la République de Weimar l’amenèrent à rompre avec le pacifisme de sa jeunesse.

 

Affecté à son retour d’Allemagne au lycée du Havre puis au centre de documentation économique et sociale de l’École normale supérieure, Aron publia un essai sur La Sociologie allemande contemporaine (1935) tout en fréquentant assidûment le séminaire d’Alexandre Kojève qui introduisit Hegel dans la philosophie française. En 1939, il soutint sous la direction de Léon Brunschvicg sa thèse consacrée à la philosophie de l’histoire (3), qui fit scandale en inaugurant, en France, l’épistémologie du soupçon dans le domaine des sciences sociales. Enfin, aux côtés d’Elie Halévy, Raymond Aron fut l’un des premiers à mettre en lumière la nouveauté et les traits communs du fascisme, du nazisme et du communisme ainsi que leur opposition commune aux démocraties et à alerter sur leur course à la guerre.

 

Mobilisé en 1939 et affecté comme chef d’un poste météo au nord de Mézières dans l’axe de la percée allemande, Raymond Aron réussit à replier sa section jusqu’au nord de Paris, puis à gagner Bordeaux. Il répondit à l’appel du général de Gaulle en juin 1940 et rejoignit Londres où il dirigea jusqu’à la Libération la revue « La France Libre ». La seconde guerre mondiale fut une suite de déchirures, avec le quadruple choc de la débâcle, de l’exil loin de sa femme Suzanne et de sa fille Dominique, de la révocation de l’Université en application du statut des Juifs décidé par le régime de Vichy ainsi que de la destruction de ses livres, du génocide des Juifs enfin.

 

À son retour en France, Raymond Aron choisit de ne pas rejoindre le poste dont il avait été révoqué à l’Université de Toulouse pour devenir journaliste à Point de vue puis à Combat au Figaro. Le déclenchement de la guerre froide par Staline le vit s’affirmer, avec André Malraux, comme l’un des rares intellectuels français à s’opposer au communisme. Cet engagement au service de la démocratie contre le soviétisme lui valut un isolement complet. Mis au ban par l’Université et l’intelligentsia, brouillé avec Sartre, son petit camarade, et avec la plupart de ses amis normaliens, il fut un homme seul de 1947 à 1955.

 

Raymond Aron fit son retour à l’Université en 1955. Malgré la publication de L’Opium des intellectuels (4), il fut élu à la chaire de sociologie de la Sorbonne en juin 1955. Il poursuivit alors jusqu’à sa mort une double activité d’universitaire – de la Sorbonne au Collège de France en passant par l’École des hautes études – et d’éditorialiste au Figaro (1947-1977) puis à L’Express (1977-1983).

 

Pleinement reconnu à l’étranger tant comme savant que comme analyste de l’actualité, Raymond Aron resta en France dans une position de permanent contrepied. Il déchaîna les fureurs de la droite nationaliste – jusqu’à devenir une cible de l’OAS – en prenant position dès 1957 pour l’indépendance de l’Algérie. Il devint la bête noire des gaullistes en raison de ses critiques de la conception gaullienne de l’indépendance nationale et de l’affaiblissement qui en résultait pour les démocraties face à l’Union soviétique. En mai 1968, alors qu’il avait été l’un des critiques les plus vigoureux de l’archaïsme de l’Université et un ardent défenseur de sa réforme, ses prises de position contre le nihilisme des étudiants révoltés et de leur révolution introuvable lui valurent de devenir la tête de turc des enragés et de leurs thuriféraires, en tête desquels Sartre.

 

Alors même que la défense de la démocratie et l’antitotalitarisme l’emportaient dans les années 1970, notamment sous le choc créé par Soljenitsyne, la réconciliation d’Aron avec les intellectuels de gauche fut différée à la fin des années 1970. Elle reste symbolisée par la poignée de main avec Sartre, le 20 juin 1979, dans les salons de l’hôtel Lutétia, à l’occasion de la conférence de presse organisée pour soutenir les boat people fuyant le Vietnam communiste. Les Français réservèrent un accueil enthousiaste au Spectateur engagé et aux Mémoires. Raymond Aron mourut quelques semaines après leur publication, le 17 octobre 1983, alors qu’il travaillait à un nouveau livre sur les dernières années du XXème siècle (5), terrassé par un arrêt cardiaque à la sortie du Palais de Justice où il venait de témoigner en faveur de Bertrand de Jouvenel accusé de fascisme par Zeev Sternhell (6).

« Pleinement reconnu à l’étranger tant comme savant que comme analyste de l’actualité, Raymond Aron resta en France dans une position de permanent contrepied. »

 

Une réflexion sur l’histoire du XXème siècle à la lumière de Marx

 

La pensée d’Aron, à la fois authentiquement libérale et pleinement politique, influença profondément la philosophie et la sociologie françaises. Il contribua de manière décisive à l’introduction en France de l’œuvre de Max Weber, de la phénoménologie et de la sociologie allemandes, ouvrant ainsi la voie à la critique du positivisme et à la naissance d’une philosophie française de l’histoire ainsi que le souligna Jean Cavaillès. Il fut l’un des pères de l’existentialisme, dont sa thèse constitue un manifeste. Il redécouvrit Tocqueville, ouvrant la voie aux travaux de François Furet. Il s’affirma comme le meilleur exégète français de Marx, faisant la part entre l’analyste fécond de la société industrielle et le prophète maudit de la révolution. Il se fit également le biographe et l’interprète de Clausewitz, à partir duquel il examina les mutations de ce caméléon qu’est la guerre.

 

Aron définit son œuvre comme « une réflexion sur le XXème siècle, à la lumière du marxisme, et un essai d’éclairer tous les secteurs de la société moderne : l’économie, les relations sociales, les relations de classe, les régimes politiques, les relations entre les nations et les discussions idéologiques » (7). Avec pour principe de penser l’Histoire telle qu’elle se fait et non telle qu’on la rêve.

 

S’émancipant des clivages traditionnels entre les disciplines, Aron a exploré de nombreux champs du savoir : la philosophie, la sociologie, l’histoire, les relations internationales, la controverse idéologique, le commentaire de l’actualité. Sa pensée fonde son unité dans la conception de la condition humaine élaborée dans sa thèse. Elle se trouve résumée en une formule : « L’homme est dans l’histoire; l’homme est historique; l’homme est une histoire». L’existence humaine est tragique, qui impose à chacun de décider de son destin à partir de connaissances partielles et d’une raison limitée ; mais elle n’est pas pour autant condamnée au désespoir et à l’absurde, car l’engagement permet de surmonter la relativité de l’histoire et des savoirs pour accéder à une part de liberté et de vérité.

 

Pour Aron, la liberté politique est première, mais ce primat est historique et non philosophique. Elle n’obéit pas à une révélation providentielle, à un principe transcendant ou à une loi de l’histoire. Elle est le produit singulier de l’Europe des Lumières, au confluent des révolutions anglaise, américaine et française. Elle n’est jamais acquise mais repose sur la volonté des citoyens qui doivent la construire et la défendre en tenant compte des configurations géopolitiques, des institutions, des systèmes économiques et des mœurs propres à chaque époque. Elle est plurielle car elle juxtapose des droits hétérogènes, politiques, économiques, sociaux, environnementaux. Elle repose sur un pari pascalien sur l’existence de la raison et sa capacité à endiguer les passions. Pour toutes ces raisons, la démocratie est un régime très fragile mais qui peut aussi montrer une force de résistance insoupçonnée si elle est capable de mobiliser le désir d’engagement, l’énergie et la créativité des citoyens.

 

Dès lors que le XXème siècle était placé sous le signe des idéologies, ces religions séculières qui entendaient supplanter la démocratie, Aron réserva une grande part au commentaire critique de Marx – chez lequel il sépare le sociologue de la révolution industrielle du prophète maudit de la révolution -, et des marxistes – au premier rang desquels Sartre, Merleau-Ponty et Althusser -. Il démontra l’impossibilité de concilier l’idée d’un sens de l’histoire avec la liberté, opposa le développement des économies occidentales à la prédiction d’une crise inéluctable du capitalisme, souligna le mélange pervers de foi et de terreur qui servait de ciment à l’empire soviétique.

 

La sociologie des sociétés industrielles explore ainsi les points communs et les différences entre les régimes libéraux et socialistes à travers la trilogie : Dix-huit leçons sur la société industrielle (1962), La Lutte des classes (1964), Démocratie et totalitarisme (1965). Pour Aron, « industrielle serait la société dans laquelle les grandes entreprises constituent la forme caractéristique de l’organisation du travail », ce qui va de pair avec l’accumulation du capital et la généralisation du calcul économique. Les traits que partagent les systèmes capitalistes et communistes n’impliquent pas pour autant leur convergence, puisque leurs structures politiques restent irréductiblement antagonistes : le pluralisme s’oppose au parti unique, les libertés fondamentales à l’existence d’une vérité d’État, l’autonomie des acteurs sociaux à leur contrôle, l’État de droit à un appareil de répression hypertrophié, le marché à la planification centralisée.

« Pour Aron, la liberté politique est première, mais ce primat est historique et non philosophique. »

 

L’étude des relations internationales constitue le contrepoint naturel de l’analyse de la société industrielle : d’un coté le surgissement de la violence avec l’alternance de la guerre et de la paix, la lutte des nations et des empires ; de l’autre la logique de la société marchande, porteuse d’une compétition pacifique, vecteur d’un individualisme qui cherche à s’émanciper de la tutelle des États. Venu à la stratégie durant son séjour à Londres à travers l’analyse des théâtres d’opérations du conflit mondial, associé très tôt aux réflexions pour conceptualiser l’usage de l’arme nucléaire, commentateur régulier de l’actualité internationale, Aron proposa dans Paix et Guerre (1962) une interprétation théorique du système diplomatique et stratégique mondial, fondée sur le rôle clé des États, seuls arbitres du recours aux armes. Penser la guerre, Clausewitz (1976) poursuit l’exploration des relations antinomiques entre la violence et la raison, la souveraineté et les empires. A partir de l’ambivalence de la pensée de Clausewitz, qui est à la fois le théoricien de la guerre totale et du conflit limité, de l’ascension aux extrêmes et du contrôle de la force, Aron montre comment les différentes configurations du système international au cours du XXème siècle combinent les passions des peuples et les intérêts des États, la vision des stratèges et l’équilibre instable des puissances rivales.

 

Raymond Aron propose ainsi une analyse originale des relations internationales, qui allie le réalisme et le libéralisme. Sa pensée est réaliste dans la mesure où elle cherche à comprendre au plus près les décisions des acteurs à partir de l’affrontement des volontés de puissance, de la rivalité des États, des ambitions des dirigeants politiques et des chefs militaires. Mais elle reconnaît aussi la liberté des hommes qui « font leur histoire même s’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » (8). Elle récuse tout déterminisme en assumant la complexité, l’incertitude et la vaste palette des possibles. Surtout, au cœur d’un siècle dominé par trois guerres mondiales, Aron s’est résolument engagé au service de la défense des nations contre les empires et des démocraties contre les totalitarismes.

Parallèlement à ses travaux universitaires, Aron joua ainsi le rôle de « professeur d’hygiène intellectuelle des Français », selon la formule de Claude Lévi-Strauss, à travers ses chroniques du Figaro et de L’Express, les revues libérales Preuves, Contrepoint ou Commentaire qu’il anima ou fonda, et plus encore ses essais. L’Opium des intellectuels, publié en 1955 à la veille de l’intervention soviétique en Hongrie, décilla une première génération de compagnons de route du communisme, parmi lesquels François Furet. Dès 1957, il prit position en faveur de l’indépendance de l’Algérie au grand scandale des conservateurs. En 1968, il analysa les événements de mai comme une pseudo-révolution : l’emballement des discours idéologiques masquait l’absence de projet politique, débouchant sur un nihilisme destructeur tant pour la République que pour l’Université. Les Désillusions du progrès (1969) développent une méditation sur le désenchantement des sociétés démocratiques, tandis que le Plaidoyer pour l’Europe décadente (1977) exhorte l’Europe, riche et vulnérable, à retrouver un statut d’acteur politique majeur, en échappant à l’alternative de l’intégration dans la sphère d’influence des États-Unis ou de l’asservissement au sein de l’empire soviétique.

 

Penser et défendre la liberté au XXIème siècle

 

Raymond Aron demeure un des héros du combat pour la liberté et la raison au XXème siècle : « Quand on se bat pour quelque chose, on ne calcule pas la probabilité de gagner ou de perdre… on se bat » martèle-t-il dans Le Spectateur engagé. Il fut l’un des très rares qui sauvèrent l’honneur des intellectuels français au XXème siècle par son engagement contre le nazisme dans les rangs de la France Libre, contre le stalinisme au cœur de la guerre froide, au service de la liberté et des victimes du totalitarisme – du soutien aux dissidents de l’est à celui des boat people -. Il témoigne de ce que le courage n’est pas le monopole des hommes d’action mais peut aussi être le privilège des hommes de pensée. Mais il peut être tentant de célébrer sa clairvoyance pour mieux l’enfermer dans le passé. Raymond Aron, victime de sa volonté de penser au plus près la politique et l’histoire, serait aussi irremplaçable pour expliquer le XXème siècle qu’inutile pour comprendre le XXIème siècle.

 

De fait, l’âge de la mondialisation est très différent de celui des idéologies. Le nationalisme et la religion effectuent un retour en force. Le capitalisme est devenu universel en même temps que son centre de gravité basculait vers l’Asie-Pacifique. L’économie numérique a supplanté la société industrielle. Le monde bipolaire de la guerre froide, dominé par les deux superpuissances et régulé par la dissuasion nucléaire, a cédé la place à un système multipolaire très instable. Trois cycles majeurs se sont achevés qui fournirent le cadre des réflexions d’Aron. L’Occident, qui dominait le monde depuis la fin du XVème siècle, a perdu le contrôle de l’ordre mondial en 2001 avec les guerres perdues d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak et du Sahel, du capitalisme avec le krach de 2008, de la capacité à gérer les crises avec l’épidémie de Covid en 2020. Le système international mis en place en 1945 est paralysé et contesté par les empires autoritaires et le Sud global. Enfin, les États-Unis, traversés par une profonde crise intérieure qui divise la société et déstabilise leur démocratie, ne sont plus en position de réassurer seuls le système international et le capitalisme.

« Raymond Aron fut l’un des très rares qui sauvèrent l’honneur des intellectuels français au XXème siècle par son engagement contre le nazisme dans les rangs de la France Libre, contre le stalinisme au cœur de la guerre froide, au service de la liberté et des victimes du totalitarisme. »

 

Pour autant, Raymond Aron n’a jamais été plus actuel et reste notre contemporain tant pour penser l’histoire universelle du XXIème siècle que pour défendre la liberté, prise sous le feu croisé des empires autoritaires et du djihadisme, des populismes et des religions de l’identité. Sa pensée n’obéit en effet pas à un système dogmatique. Elle confronte sans cesse les idées et les faits, les bouleversements systémiques et l’action des hommes ; elle épouse le cours de l’histoire sans rien renier de l’universalité de certaines valeurs qui sont nées en Occident mais qui demeurent décisives pour l’humanité. Elle appelle chaque génération à réfléchir aux principes de la période historique dans laquelle elle se trouve plongée, à trouver en elle la volonté et les moyens de protéger la liberté pour décider de son destin, sans le remettre entre les mains d’une improbable Providence ou d’hommes forts dont les promesses se résument à l’alliance du mensonge et de la terreur.

Aron fut l’un des tout premiers à entrevoir le basculement vers l’histoire universelle, même s’il n’avait prévu ni la désintégration de l’Union soviétique de l’intérieur, ni l’avènement du capitalisme mondialisé. Dès 1960, il avait imaginé les futurs principes de la mondialisation – notion qu’il utilisa dès 1969 (9) -, dans une conférence consacrée à « L’Aube de l’histoire universelle » qu’il définissait comme la naissance d’une société humaine vivant une seule et même histoire. Or l’âge de la mondialisation repose précisément sur un mouvement dialectique entre le caractère universel du capitalisme et des technologies, d’une part, l’instabilité propre à un système multipolaire, l’hétérogénéité radicale des valeurs et des institutions politiques, de l’autre. Le dilemme fondamental de notre époque apparaît dès lors celui qu’Aron avait explicité en ces termes : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entretuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? » (10).

 

L’invasion de l’Ukraine constitue une rupture historique et stratégique, qui marque le retour de la guerre de haute intensité en Europe mais ouvre surtout une grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties. La géopolitique reprend le pas sur l’économie, les États sur les marchés, la protection sur le libre-échange, la sécurité sur l’optimisation des chaînes de valeur. La mondialisation éclate et se reconfigure autour de blocs dominés par la reconstitution de murs entre les États-Unis et la Chine, l’Europe et la Russie. Face à la revendication des empires autoritaires d’étendre sans limites leur zones d’influence et de construire un monde post-occidental qui est en réalité un monde post-démocratique, les nations libres mesurent qu’elles s’étaient bercées dans l’illusion d’une guerre impossible et d’une paix perpétuelle alors que la paix est impossible et la guerre omniprésente. Elles redécouvrent les dilemmes explorés par Aron de la définition d’une stratégie de dissuasion des empires autoritaires qui évite l’escalade, y compris nucléaire, et respecte leurs valeurs. Comme il l’avait décrit, elles sont confrontées au défi de se réarmer non seulement sur le plan militaire et technologique mais sur le plan politique, intellectuel et moral, ce qui est particulièrement difficile pour l’Europe qui s’était abandonnée à la tentation de renoncer aux armes : « Les Européens voudraient sortir de l’histoire, de la grande histoire, celle qui s’écrit en lettres de sang. D’autres, par centaines de millions y entrent ou y rentrent » (11).

« Aron fut l’un des tout premiers à entrevoir le basculement vers l’histoire universelle, même s’il n’avait prévu ni la désintégration de l’Union soviétique de l’intérieur, ni l’avènement du capitalisme mondialisé. »

 

L’autre péril qui menace les démocraties, et sur lequel se fondent les empires autoritaires pour juger leur déclin inéluctable, découle de leur crise intérieure. Les classes moyennes, qui forment le socle des nations libres, ont été profondément déstabilisées par la mondialisation qui a libéré du pouvoir d’achat en contrepartie de la délocalisation de l’industrie et des emplois, par la révolution numérique qui polarise les statuts sociaux et les territoires, par la guerre culturelle qui instaure une lutte des identités – l’ultranationalisme et le racisme répondant au wokisme – , par le sentiment de déclin face à la montée de l’Asie et des régimes autoritaires, notamment de la Chine. Les individus sont atomisés et toute forme de bien commun disparaît. Il en résulte une montée des populismes, qui aggrave les maux qu’ils dénoncent en paralysant le fonctionnement des institutions, en légitimant le recours à la violence, en divisant les nations et en faisant éclater la communauté des citoyens. Et ce au moment même où s’entrecroisent les crises sanitaire, énergétique, alimentaire, financière, géopolitique et climatique.

 

Au cœur de ces tensions comme de la recherche de leur résolution, on trouve les trois dialectiques dont Raymond Aron faisait le moteur des sociétés modernes : l’égalité, la socialisation et l’universalité. L’âge de l’histoire universelle et de la révolution numérique exacerbe les antinomies de la liberté moderne, écartelée entre d’une part une rationalité toujours plus exigeante des techniques, des comportements et des institutions, d’autre part les revendications identitaires et la flambée des passions collectives. Face aux démagogues et aux extrémistes comme aux djihadistes et aux autocrates, Aron nous rappelle que la survie de la démocratie ne passe pas par les utopies révolutionnaires, qui font culminer la violence et détruisent l’État de droit, mais par l’éducation des citoyens à la responsabilité et à la liberté ainsi que par un travail permanent de modernisation économique, de solidarité sociale et de réforme des institutions. La seule solution à la crise des démocraties reste la liberté politique.

 

L’ultime enseignement d’Aron concerne l’engagement dans le combat pour la liberté et sa conviction qu’il peut être gagné si les démocraties savent mobiliser l’énergie et la créativité de leurs citoyens. La conclusion à laquelle Aron aboutit dans L’Opium des intellectuels (12) n’a rien perdu de son acuité : « la liberté est l’essence de la culture occidentale, le fondement de sa réussite, le secret de son étendue et de son influence ». Cette liberté est d’abord politique et non pas économique. Elle ne saurait se réduire au marché qui relève de la catégorie des moyens et non des fins. Elle ne constitue pas davantage un monopole ou une rente de l’Occident et a vocation à réunir tous les hommes. Elle n’est jamais acquise mais toujours à conquérir et à réinventer.

 

La liberté politique est redevenue, depuis la guerre d’Ukraine, l’enjeu central de l’histoire du XXIème siècle avec la grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties, comme elle le fut au XIXème siècle avec l’opposition entre sociétés démocratiques et d’Ancien Régime ou au XXème avec la lutte à mort entre totalitarismes et démocraties. Les nations libres s’y engagent avec retard et difficulté, handicapées par leurs erreurs – démesure de l’hyperpuissance pour les États-Unis et tentation de la fin de l’histoire pour l’Europe – et par leur crise intérieure. Mais elles continuent à disposer de formidables capacités de résistance pour peu qu’elles arrivent à remobiliser et rassembler leurs citoyens, à refonder leur légitimité et à refaire leur unité.

« L’ultime enseignement d’Aron concerne l’engagement dans le combat pour la liberté et sa conviction qu’il peut être gagné si les démocraties savent mobiliser l’énergie et la créativité de leurs citoyens. »

 

S’il est loin d’être gagné, ce combat n’est pas perdu comme l’a montré l’année 2022, qui confirme le jugement qu’Aron portait sur l’issue de la guerre froide dans ses Mémoires : « Je ne veux pas céder au découragement. Les régimes pour lesquels j’ai plaidé et dans lesquels certaines ne voient plus qu’un camouflage de pouvoir par essence arbitraire et violent, sont fragiles et turbulents, mais tant qu’ils resteront libres, ils garderont des ressources insoupçonnées » (13). Cette année tragique a aussi prouvé que les autocraties n’étaient ni invincibles – avec la débâcle stratégique de la Russie de Vladimir Poutine – ni infaillibles – avec l’impasse de la stratégie zéro Covid, la fin des Quarante Glorieuses et les dilemmes de l’amitié sans limite avec la Russie de la Chine de Xi Jinping -. Dans le même temps, les démocraties, après un temps de sidération, ont fait front, sortant du déni et de la passivité pour engager un réarmement militaire mais aussi économique et politique : puissant réinvestissement de l’Allemagne et du Japon dans leur défense ; soutien militaire et financier de l’Union à l’Ukraine, y compris avec la perspective d’une adhésion accélérée ; réengagement des États-Unis en Europe ; résurrection et élargissement de l’OTAN à la Finlande et à la Suède dès que la Turquie aura levé son veto ; mise en place progressive d’une stratégie de cantonnement des empires autoritaires.

 

Face à l’accélération de l’histoire, à l’ensauvagement du monde et au retour de menaces existentielles sur la démocratie, le courage et la détermination de Raymond Aron nous invitent à la raison et à la modération mais aussi à la mobilisation et à l’action. Il nous rappelle que l’ultime rempart de la liberté réside dans l’engagement des citoyens à la défendre. Il nous incite à refuser la résignation et à faire le choix du combat pour la dignité et la liberté des hommes, à ne pas laisser le dernier mot à la violence et à faire le pari de l’espoir : « Je crois, affirmait-il en juin 1939, à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent ».

 


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Libéraux par conviction, non par tradition

 

Dans la préface de notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), notre présidente Monique Canto-Sperber définit le libéralisme de l’intellectuel comme étant avant tout un libéralisme politique, fondé sur la décentralisation, le souci de l’équilibre et des contre-pouvoirs. Elle loue sa lucidité et sa perspicacité et juge son héritage inspirant pour comprendre les réalités du XXème siècle. 

 

La liberté est un combat, non une habitude. C’est l’une des intuitions les plus profondes qui se dégage de la pensée de Raymond Aron. Plus explicitement : les libertés ne sont ni un bien acquis ni un héritage garanti que l’on défend par routine, mais l’objet d’une conquête perpétuelle dont la préservation exige mobilisation et engagement. Le diagnostic qui clôt de manière magistrale le premier exposé d’Essai sur les libertés (« Tocqueville et Marx ») : « La société industrielle dans laquelle nous vivons (…) n’est libérale que par tradition ou survivance si, par libéralisme, on entend le respect des droits individuels, des libertés personnelles, des procédures constitutionnelles » va de pair avec l’injonction à s’engager pour la défense des libertés non seulement face aux pays totalitaires, mais aussi, et tout particulièrement aujourd’hui, dans notre démocratie libérale car c’est d’abord chez nous, en dépit de l’état de droit, en dépit de la liberté économique, en dépit des valeurs affichées dans la devise de notre régime où la liberté est première citée, que les libertés sont à défendre pied à pied.

 

Raymond Aron est mort il y a quarante ans, le 17 octobre 1983, et le présent recueil publié par le think tank libéral Generation Libre que j’ai l’honneur de présider, est un témoignage de reconnaissance pour ce que lui doivent les libéraux français d’aujourd’hui. On y lira les contributions d’auteurs qui, à partir de perspectives différentes, s’interrogent sur la nature et la portée de son libéralisme. Toutes s’attachent à montrer combien l’œuvre et la personnalité de Raymond Aron, disparu il y a quarante ans, restent une source d’inspiration pour l’époque actuelle.

 

Nicolas Baverez rappelle la perspicacité quasi visionnaire des réflexions de Raymond Aron sur la dialectique des empires et des États, les premiers à la quête d’un nouveau monde post-occidental et donc post-démocratique, les seconds contraints de renoncer à la conviction folle que la guerre est devenue impossible et la paix perpétuelle accessible. Joshua Cherniss montre comment se croisent et se recoupent les réflexions de Raymond Aron et d’Albert Camus sur le thème de la responsabilité politique et la nécessité de l’engagement. Laetitia Strauch-Bonart revient sur l’exigence de rigueur intellectuelle qui a condamné Raymond Aron à la solitude intellectuelle parmi ses contemporains, seul à combattre au nom de ses principes et par des arguments des coalitions d’ennemis disparates.

« La liberté est un combat, non une habitude. »

 

La réflexion sur les liens entre la sociologie et la philosophie, disciplines qui façonnent la pensée de Raymond Aron, fait l’essentiel de la contribution de Philippe Raynaud, tandis qu’Aurélie Drouvin, Alexis Karklins-Marchay et Perrine Simon-Nahum proposent des analyses, originales et complémentaires, des Désillusions du Progrès, la contribution d’Aurélie Jean, réflexion sur le devenir de la culture numérique et le développement de l’Intelligence Artificielle, jetant une lumière nouvelle sur la portée des intuitions de Raymond Aron sur les développements technologiques à venir. Jean-Louis Bourlanges inscrit quant à lui la pensée de Raymond Aron dans la réalité politique d’aujourd’hui et la met quasi au défi de penser la montée en puissance des régimes illibéraux en Europe, sa réflexion étant prolongée par celle d’Alexis Carré qui s’interroge à partir d’une perspective aronienne sur le sens de la nation. Les essais de Bernard Cazeneuve et de David Lisnard reprennent avec ampleur ces réflexions en rattachant les idées politiques de Raymond Aron à la dialectique des libertés et des règles communes pour le premier, à la centralisation du pouvoir central aujourd’hui de plus en plus marquée et à l’affaiblissement des pouvoirs et autonomies locales pour le second. Enfin, la contribution de Rafaël Amselem et de Baptiste Gauthey confronte dans une étude de grande ampleur la conception aronienne de la démocratie à sa réalité présente et analyse la pertinence et les limites de sa référence à l’ordre constitutionnel au regard de la pratique politique contemporaine.

 

Raymond Aron fut sans doute l’un des premiers penseurs libéraux d’après-guerre en France à signaler le paradoxe qui résume encore l’état des libertés dans notre société : plus de droits variés et sectoriels et moins de libertés fondamentales. Depuis un demi-siècle, des droits nouveaux et des capacités d’agir ont été accordés aux individus. Il est aujourd’hui possible en France de se marier entre hommes ou entre femmes, de créer une entreprise en un clic, de divorcer sans juge et de fumer du cannabis sans risquer la prison. La déception que confessait Raymond Aron à voir le faible degré d’engagement en faveur des libertés pourrait donc sembler n’être plus de mise. Et pourtant, le fait que de tels droits sont acquis n’empêche pas que les libertés les plus fondamentales comme la préservation d’une vie privée, la possibilité de circuler anonymement dans l’espace public, de n’avoir pas à rendre de compte de ses opinions ou à être contraint de penser en conformité avec les courants de pensée dominants, sont de plus en plus menacés. De même, l’autonomie de chacun et sa responsabilité personnelle sont amoindries, ce qui entrave sa capacité de définir librement son rôle dans la vie économique et sociale. Plus inquiétant encore, la réalité de la participation politique des citoyens, participation qui fonde la légitimité de l’obéissance aux lois votées au nom du peuple français, semble affaiblie, ce qui contribue à saper l’idée d’un projet collectif.

 

Les raisons de l’effritement de nos libertés sont multiples, elles vont de l’évolution des pratiques politiques (plus de centralisation et de présidentialisation, moins de parlementarisme) à l’impact des réglementations qui veulent encadrer tous les aspects de notre vie et tendent de ce fait à déresponsabiliser les individus, acteurs sociaux et citoyens, par rapport aux différents engagements qui rendent concret le souci de la chose publique. Mais elles sont aussi dues aux effets produits par les évolutions sociales, culturelles, technologiques à l’œuvre dans les sociétés contemporaines.

« La réalité de la participation politique des citoyens, […] semble affaiblie, ce qui contribue à saper l’idée d’un projet collectif. »

 

Le libéralisme, conçu comme vision d’ensemble de l’homme, de la société et des communautés politiques, est un mouvement philosophique et politique qui défend les libertés individuelles, promeut la liberté politique et cherche à garantir aux individus l’accès aux conditions de leur épanouissement dans une société et un marché ouvert, est aujourd’hui critiqué, voire diabolisé, souvent réduit à une idéologie dépassée. Pourtant la défense du libéralisme, aujourd’hui comme à l’époque où Raymond Aron s’en faisait le porte-parole, recouvre un enjeu considérable. Au-delà de la préservation d’un courant de pensée qui accompagne depuis plus de trois siècles la modernité politique, économique et scientifique, il s’agit de garder vivantes les vertus politiques et sociales qui sont à la base de notre civilisation : la liberté de l’esprit, la responsabilité politique et sociale de l’individu, la reconnaissance de la pluralité des intérêts et des opinions, le souci d’un langage commun et d’une rationalité publique qui permettent le débat d’idées, et surtout l’autonomie de la société comme l’obligation de limiter le rôle de l’État à l’exercice efficace de ses fonctions propres. Tel est bien le libéralisme de Raymond Aron, un libéralisme d’abord politique avant d’être fondé sur une théorie du marché ou une philosophie du droit, un libéralisme qui « participe à l’entreprise du nouveau Prométhée, s’efforce d’agir selon les leçons, si incertaines soient-elles, de l’expérience historique, conformément aux vérités partielles qu’il recueille plutôt que par référence à une vision faussement totale. »

 

Plusieurs des contributions qui suivent rappellent la solitude qui fut celle de Raymond Aron, au moins durant les décennies où dominait en France une idéologie politique se réclamant du marxisme et du communisme. Journaliste réputé, universitaire reconnu au sein des institutions académiques les plus prestigieuses, Raymond Aron a incarné une voix relativement isolée parmi les intellectuels de son temps, lui qui disait de lui-même « comme d’habitude, je n’étais pas d’accord. Donc je suis restée solitaire » et, ajoutait-il, « sans grande chance de pouvoir m’exprimer et d’être écouté ».

 

Engagé dans le combat contre les totalitarismes depuis la fin des années 1930, combat qui se prolongea avec la fondation du Congrès pour la liberté de la culture réuni pour la première fois à Berlin en 1950 aux côtés d’Arthur Koestler, de Manès Sperber, d’Eugen Kogon, de Bertrand Russell, de François Fetjö, puis de David Rousset et de François Bondy, Raymond Aron est mort trop tôt pour assister à l’effondrement progressif, on pourrait dire à l’affaissement, du monde communiste. Toutefois, on peut imaginer l’exaltation incrédule qui aurait été la sienne à voir disparaître si facilement, si rapidement, les régimes de terreur alors établis dans l’Est de l’Europe, sous la vague immense de sociétés entières qui s’avançaient silencieusement contre le totalitarisme d’État. Aurait-il vu, entre le printemps et l’hiver 1989, les Hongrois franchir tranquillement en voiture la frontière avec l’Autriche après que les gardes-frontières ont cisaillé les barbelés, les Allemands des Länder de l’Est manifester silencieusement à Leipzig et à Berlin et les habitants de la ville de Timisoara en Roumanie avancer de plus en plus nombreux vers la place centrale de la ville, il aurait sans doute été emporté par la même exaltation qu’a ressentie ma génération, celle d’une jeunesse libérale engagée dès l’adolescence dans la lutte contre tous les régimes qui asservissent l’individu. Mais sa lucidité exigeante, sa perspicacité intellectuelle l’auraient vite dissuadé de reconnaître dans ces événements extraordinaires l’accomplissement d’une compréhension providentialiste de l’histoire qui ferait triompher la liberté et annoncer le règne sans partage de la démocratie libérale, de l’économie devenue mondiale et de la paix universelle.

« Le libéralisme de Raymond Aron est un libéralisme d’abord politique avant d’être fondé sur une théorie du marché ou une philosophie du droit. »

 

Après les derniers spasmes des luttes anticoloniales et après des décennies de guerre froide et de politique des « non-alignés », la démocratie libérale semblait avoir vocation à se diffuser dans le monde entier. Les États de ce qu’on appelait alors l’Europe de l’Est amorcèrent dès le début des années 1990 une transition rapide vers des formes de démocratie libérale, malheureusement sans la culture et les mœurs libérales qui font le succès de ce régime. Ils mirent aussi un terme aux formes diverses de capitalisme d’État qui planifiaient et administraient l’économie en encourageant les initiatives décentralisées mais aussi le rachat des actifs de l’État, ce qui produisit des oligarchies d’un type nouveau. À l’échelle du monde, la diffusion de la mondialisation économique, l’homogénéisation culturelle et l’unification technologique semblaient obliger à l’optimisme. Mais le retour violent des identités religieuses à partir du début des années 2000, la fascination exercée par les gouvernements autocratiques et la montée des populismes ont sonné le glas de tels espoirs. Depuis, le désarroi du monde contemporain, encore à la recherche de ses idéaux perdus, a été amplifié par les crises et les menaces de la dernière décennie : multiplication des attentats terroristes, crise migratoire et aggravation du changement climatique. L’immobilisation sur image de la plus grande partie du monde en 2020-2021 à la suite de l’épidémie mondiale du Covid-19 n’a pas été suivie du ressaisissement espéré.

 

Instruit par celui qui fut son ami et son maître, Elie Halévy, Raymond Aron, dès la fin des années 1930 n’a cessé de rappeler que les hommes n’en ont jamais fini avec la tragédie. Sa génération, celle de 1905, de ceux qui furent adolescents pendant la Première guerre mondiale, qui virent un régime communiste s’installer en Russie et le nazisme conduire l’Europe aux bords de l’auto-destruction, n’ont pu que constater ensuite le désolant spectacle de la moitié de l’Europe livrée au communisme. Tous ont ainsi appris à tempérer leurs espoirs, car ils savaient que le retour des valeurs libérales, s’il avait lieu, quand il aurait lieu, ne devrait jamais être un objet d’auto-satisfaction. Car la conflictualité politique n’est pas, selon eux, vouée à se dissoudre dans l’adhésion à la démocratie et l’homogénéisation culturelle et technologique du monde peut se révéler être le terreau propice au développement de revendications identitaires d’une force inouïe, surtout quand les passions de rivalité, de ressentiment ainsi que le désir fanatique de reconnaissance ont persisté comme des braises ardentes prêtes à s’enflammer à la première étincelle de violence et donner lieu à des conflits indéfiniment renouvelés et perpétuellement justifiés dans un passé de colonisation et de domination.

 

Les analyses, suggestions, inquiétudes qui nourrissent l’œuvre de Raymond Aron sont encore une source d’inspiration pour penser les réalités économiques, sociales et culturelles du monde contemporain. Le poids de l’économie financière et le creusement des inégalités ont dans les trois dernières décennies nourri la colère des classes moyennes comme le sentiment exprimé par les plus jeunes générations et une partie de la population au sein des pays développés d’être reléguées aux marges de la croissance, sentiment de déclassement auquel les aides sociales ne parviennent pas à remédier et que les évolutions culturelles et technologiques ne font qu’amplifier. Pareille insatisfaction mine l’espoir de progrès collectif pacifique qui est l’une des promesses du libéralisme.

 

Les Désillusions du Progrès. Essai sur la dialectique de la modernité que Raymond Aron publia en 1969 présente une magistrale analyse de « la dialectique des inégalités », qui fait que croissance économique et inégalités s’engendrent mutuellement tandis que les rapports sociaux de classe sécrètent différents modes de socialisation. Selon une dynamique comparable, la dialectique de l’universalité articule le fait remarquable de voir l’humanité vivre, pour la première fois, « une seule et même histoire » à l’évident besoin de différenciation que sécrète toute tentative d’uniformisation, besoin qui se manifeste depuis un demi-siècle avec une résurgence des identités nationales, religieuses et ethniques, dans une sorte de tribalisation forcée des sociétés.

« L’immobilisation sur image de la plus grande partie du monde en 2020-2021 à la suite de l’épidémie mondiale du Covid-19 n’a pas été suivie du ressaisissement espéré. »

 

C’est là qu’inégalités économiques et clivages sociaux se conjuguent pour alimenter les fractures identitaires qui menacent nos sociétés et faire douter de la possibilité d’un projet politique commun dans un cadre national. Pour y remédier, l’État veut se présenter en recours capable de garantir la cohésion de la société quitte à réduire l’autonomie sociale et la légitimité des pouvoirs locaux. Parallèlement, la personnalisation accrue du pouvoir politique, qui tend à substituer le face à face entre le président et le peuple à la logique des représentations et médiations propre à la démocratie parlementaire, enraye le fonctionnement d’une démocratie libérale dont la vigueur et l’intelligence sont vivifiées par les multiples engagements des citoyens bien.

 

Ces évolutions de la pratique politique, qui sont pour partie des réponses légitimes aux crises successives qui secouent nos sociétés, peuvent être justifiées par un contexte d’urgence. Mais elles n’en sont pas moins inquiétantes car elles contribuent à installer une situation, elles agissent, à titre exceptionnel et toujours pour de bonnes raisons, comme le feraient des régimes autoritaires.

 

Les valeurs du libéralisme ne semblent plus alors qu’une revendication vaine, un affichage servant à camoufler une pratique de moins en moins libérale de la politique. Pourtant les gouvernements, y compris ceux qui se présentent comme libéraux, qui négligent les contre-pouvoirs ne devraient pas ignorer qu’ils préparent un avenir où d’autres qui viendraient après eux avec un programme politique clairement illibéral trouveraient pour les servir des habitudes de gouvernement, des éléments de surveillance des citoyens et de contrôle social que les libéraux qui les ont précédés auraient eux-mêmes mis en place. Le fait que dans plusieurs pays politiques européens, et aussi en France, aux confins de la droite comme de la gauche, se développent des mouvements politiques d’inspiration populiste et césariste rend ce risque de plus en plus probable.

 

De plus, la culture contemporaine dépendante des outils numériques d’information et de communication s’inscrit dans une socialité de réseaux, de partage et de virtualité qui affecte les contours de l’individualité et les notions de vie privée qui sont au cœur de la pensée libérale. Enfin, on assiste aujourd’hui à des tentatives d’hégémonie sur la parole publique dans le but d’imposer ce qu’il faut dire et ce qu’on doit taire, dans une forme sournoise de privatisation des règles de la liberté d’expression inscrite dans une stratégie de conquête des médias et des réseaux sociaux. La liberté d’expression semble dès lors prise en otage entre des courants qui se réclamant d’un progressisme dogmatique, ne supportant pas la discussion, encore moins la contradiction, et veulent seuls définir ce qu’est la parole libre, et, de l’autre côté, la revendication d’une parole libérée qui, avatar de la liberté d’expression, se limite souvent à revendiquer la liberté d’être raciste.

« Les valeurs du libéralisme ne semblent plus alors qu’une revendication vaine, un affichage servant à camoufler une pratique de moins en moins libérale de la politique. »

 

Dans un tel contexte, peut-on seulement espérer qu’il restera toujours assez d’habitudes libérales dans nos sociétés pour empêcher qu’un mouvement populiste n’arrive au pouvoir à brève ou moyenne échéance ? Non, sans doute pas, car de quel pays en Europe pourrait-on dire avec assurance que la majorité de sa population résisterait à l’autoritarisme de ses gouvernants dès que ceux-ci promettraient d’assurer la croissance et la justice sociale, de conserver les valeurs nationales (ou plutôt la façon dont ces gouvernants les comprennent, la sauvegarde des fêtes populaires, ce qui est un bonne chose, mais non l’apprentissage rigoureux de la langue) et de laisser chacun jouir des satisfactions privées ? Qui s’élèverait pour défendre la liberté ?

 

À la fin de La Démocratie en Amérique, Tocqueville évoquait un régime qui serait une forme de despotisme doux, rien qu’une évolution possible de la démocratie où les citoyens seraient « comme un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Déjà dans le Politique, Platon renvoyait ce type de gouvernement au temps les plus archaïques. Deux mille ans plus tard, Tocqueville redoutait qu’il ne devînt le devenir des démocraties. D’où la valeur de l’injonction de Raymond Aron de fortifier la liberté politique, autrement dit une participation politique animée par la conviction qu’il est possible de concilier la liberté active et responsable pour chacun avec le respect des règles communes, cette liberté semblant être dans toute sa richesse d’engagements publics le meilleur antidote à ce sombre avenir.

 

Le libéralisme refuse d’entrer dans les consciences pour imposer à chacun la bonne façon de penser, il ne s’occupe que des expressions et actes publics dans le cadre des règles qui permettent le vivre ensemble et garantissent la liberté de chacun car il croit en la force créatrice de l’individualité humaine qui assure le dynamisme et le renouvellement de la société. On lui a souvent reproché d’être une forme de quiétisme qui attend les bras croisés que le marché s’équilibre, que la société s’autonomise, que l’État se limite à ses fonctions. C’est une erreur car le libéralisme est un mouvement politique volontariste, il ne croit pas en l’organisation de la société, ni en la révolution qui va recréer l’homme et produire la société juste, il est peu tenté par la planification car il est décentralisateur, soucieux d’équilibre et de contre-pouvoirs, fondé à la fois sur la lucidité et la confiance, mais sans ignorer le rôle nécessaire de l’État.

 

Surtout, le libéralisme est créateur d’avenir précisément parce qu’il se nourrit de l’engagement politique actif des citoyens. Ce n’est pas si facile, à concevoir et à mettre en œuvre, mais Raymond Aron n’a cessé de montrer combien le libéralisme était une politique de l’incertitude, sans illusion sur l’homme, qu’il était aussi un engagement de l’intelligence, et donc une pensée « sans euphorie, disait-il, ni tiède ni facile, pas faite pour les âmes tendres ».

 


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Interview : Aron vu par Jean-Louis Bourlanges

 

Dans un entretien pour notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Jean-Louis Bourlanges souligne le pessimisme de l’intellectuel et vante sa lucidité sur les totalitarismes du XXème siècle. Selon lui, Raymond Aron nous inviterait à considérer les périodes de paix du XXème siècle comme « une fugace parenthèse dans une histoire plus que jamais remplie de bruit et de fureur. ». 

 

GenerationLibre : Quel est votre rapport à l’œuvre de Aron ? Quel est l’apport d’un Aron dans la pensée d’un Président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale ?

 

Jean-Louis Bourlanges : Initialement, je n’ai pas abordé Raymond Aron par les questions de politique étrangère et ce n’est qu’au bout de quelques années de fréquentation de son œuvre que je me suis lancé dans son grand ouvrage théorique sur les questions internationales : Paix et guerre entre les nations. En plus des articles du Figaro, j’avais jeté mon dévolu sur les trois grands cours de sociologie dispensés à la Sorbonne à la charnière des décennies cinquante et soixante du siècle dernier. Ces leçons délivrées en pleine déstalinisation éclairaient les dimensions économiques, sociales et politiques du conflit Est / Ouest. Aron y apparaissait comme l’un des seuls intellectuels à refuser le discours lénifiant à la mode sur la convergence prévisible des systèmes opposés et à expliquer pourquoi le caractère totalitaire du système soviétique le rendait inassimilable.

 

Mes coups de cœur sont toutefois allés à ses grands livres de philosophie politique, de l’Opium des intellectuels aux Marxismes imaginaires. Aron aura été l’un des seuls de nos « grands esprits » à n’être jamais tenté par les délires et les démons de ce qu’il y a de pire dans notre magasin des engagements. Il m’a permis de découvrir une vérité déconcertante sur le monde des intellectuels, à savoir que les grands professionnels de l’intelligence, dont Sartre était le modèle caricatural, avaient tendance à professer bien plus souvent que les gens ordinaires, les pires et les plus odieuses inepties politiques. L’Opium nous a montré qu’il n’y a aucune corrélation, sauf peut-être négative, entre le coefficient intellectuel des idéologues et leur aptitude à comprendre la réalité. Grâce à Aron, j’ai donc été vacciné très tôt contre la fascination des signatures prestigieuses enluminant des motions intellectuellement indigentes ou irresponsables !

« Aron n’établit pas un lien particulier entre violence et valeurs libérales. Il pense en revanche que tout est conditionné dans l’ordre international par les rapports de forces. »

 

La force de Raymond Aron, c’est d’avoir avec une humilité, il est vrai, soigneusement dissimulée, traversé le vingtième siècle en prenant chaque fois la juste mesure du péril dominant et des responsabilités corrélatives à assumer. Sartre avait ignoré le nazisme et encensé le stalinisme avant de radicaliser – et d’histrioniser – son opposition à la guerre d’Algérie. Aron a tout de suite perçu la gravité du nazisme et dénoncé sans faiblesse non seulement les crimes de Staline mais l’intrinsèque perversité du système soviétique. Il a enfin précédé et accompagné le pays dans sa résignation à l’indépendance algérienne. Ce n’est pas rien de pouvoir sortir la tête haute d’une éprouvante confrontation avec les principales tragédies de son siècle.

 

C’est donc le citoyen, le militant et l’élu que je suis, autant que l’un des contrôleurs parlementaires de notre politique étrangère, qui a une dette immense envers celui qui lui a appris à savoir où mettre – et surtout où ne pas mettre – les pieds.

 

 « Laissons à d’autres, plus doués pour l’illusion, le privilège de se mettre par la pensée au terme de l’aventure et tâchons de ne manquer ni à l’une ni à l’autre des obligations imposées à chacun de nous : ne pas s’évader d’une histoire belliqueuse, ne pas trahir l’idéal ; penser et agir avec le ferme propos que l’absence de guerre se prolonge jusqu’au jour où la paix deviendra possible–à supposer qu’elle ne le devienne jamais ». A travers cette citation, Raymond Aron synthétise une pensée qui mêle à la fois utopisme (« ne pas trahir l’idéal ») et réalisme (« ne pas s’évader de l’histoire belliqueuse »). Que vous inspire ce « en même temps » ?

 

La question et la citation qui l’introduit me semblent contenir toutes les réponses ! Il n’y a aucun « en même temps » dans ces maximes, sauf à considérer qu’une politique étrangère devrait ignorer soit les rapports de force qui la contraignent, soit les valeurs qui l’inspirent. Je partage l’adhésion d’Aron aux observations de Max Weber soulignant que la politique est « un va et vient entre le réel et les valeurs » et qu’elle consiste de ce fait « à tarauder des planches de bois dur ». Une politique qui n’est pas guidée par des valeurs est insignifiante et, ignorant où elle doit aller, elle ne peut que tourner en rond sur elle-même. Pétain et Maurras, qui se sont en plus trompés sur le vrai rapport de forces, en ont fait la misérable démonstration. Weber disait dans son essai, préfacé par Aron, sur Le Savant et le Politique, qu’il ne voyait rien de plus médiocre et de plus vide de sens que la politique de puissance, entendez une politique qui vise à la puissance pour la puissance, il a raison. Songeons à de Gaulle qui en 1940 a su placer son action à l’exacte intersection d’un combat pour la liberté et d’un rapport de forces génialement anticipé.

 

La démarche aronienne en matière de relations internationales, c’est un refus de la pure théorie, reconnaissant la valeur fondamentale de la subjectivité des acteurs en présence dans l’explication des relations entre Etats. A quel point cette irréductibilité de la subjectivité est-elle palpable dans vos travaux à la commission des affaires étrangères ?

 

Que la subjectivité des acteurs compte pour beaucoup dans la détermination et la mise en œuvre d’une politique étrangère est une évidence qu’Aron se garde bien entendu d’ignorer. Rabelais l’avait montré : quand on est vaniteux comme Picrochole, on ne mène pas la même politique que le sage Grandgousier ! Aujourd’hui, on a d’ailleurs tout lieu d’être inquiet pour l’avenir du monde quand on voit le nombre et la puissance des marionnettes sanglantes qui sont au pouvoir un peu partout. Jamais depuis la seconde guerre mondiale, nous n’avons vu aux affaires un tel nombre de responsables internationaux, publics et privés, exclusivement habités par la volonté de puissance et l’appât du gain. Partout où presque, les drapeaux de la liberté et de la solidarité sont en berne.

« La force de Raymond Aron, c’est d’avoir avec une humilité, il est vrai, soigneusement dissimulée, traversé le vingtième siècle en prenant chaque fois la juste mesure du péril dominant et des responsabilités corrélatives à assumer. »

 

Je me rappelle l’observation quelque peu désenchantée que m’avait faite Pierre Hassner : « l’hypocrisie est un premier pas vers la vertu. » Or aujourd’hui le cynisme s’affiche sans la moindre pudeur. C’est un grand changement par rapport aux décennies de l’après-guerre et c’est plus que préoccupant.

 

Je ne crois pas cependant qu’Aron ait accordé à la subjectivité des acteurs une place excessive, ni bien sûr exclusive, dans l’analyse des relations internationales. Ce qui caractérise sa démarche, c’est le souci d’une approche multifactorielle des situations. La subjectivité des acteurs tient sa place à côté d’un grand nombre de problématiques, géopolitiques, économiques, idéologiques et culturelles. L’un des grands mérites d’Aron, ce n’est pas l’éclectisme, car ses analyses sont toujours cohérentes et structurées, mais c’est l’absence d’œillères.

 

Raymond Aron soulignait l’inévitable de la violence pour le maintien des valeurs libérales. Les événements liés au conflit russo-ukrainien ne nous rappellent-ils pas cette dure réalité d’un ordre international fondamentalement soutenu par la violence ? Quelles conséquences politiques et pratiques doit-on en tirer ?

 

Aron n’établit pas un lien particulier entre violence et valeurs libérales. Il pense en revanche que tout est conditionné dans l’ordre international par les rapports de forces. D’où son insistance à rappeler l’importance conjointe de la lucidité et du réalisme d’un côté, et de la force morale de mobilisation de l’autre, dans la gestion des affaires du monde. Rien ne résume mieux son message que la devise de la revue Commentaire qu’il a fondée avec Jean- Claude Casanova : « Il n’est pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans vaillance. » On peut craindre au demeurant que dans la France d’aujourd’hui, le compte n’y soit pas.

 

De même, ces événements n’impliquent-ils pas que la France soit condamnée à s’inscrire dans des logiques de puissance pour se maintenir dans l’ordre international ? La France pourrait-elle se comporter comme la Suisse ?

 

La Suisse, avec ses montagnes, son armée, ses banques, son industrie, sa diplomatie hyper professionnelle, sa neutralité et même ses engagements humanitaires, s’inscrit pleinement dans une logique de puissance mais elle le fait à sa manière, qui n’est pas la plus sotte. Disons qu’elle préfère se situer au fléau de la balance plutôt que sur l’un des plateaux. Nous sommes, quant à nous, résolument installés sur le plateau occidental de ladite balance mais nous y sommes un peu remuants car nous ne faisons pas semblant d’ignorer que nous avons de vraies différences, et même parfois de vraies divergences d’intérêt, avec certains de nos partenaires et alliés, américains, bien sûr, mais aussi européens. Il nous faut donc être forts, solidaires et vigilants. Ne pas mettre sur le même plan les contentieux entre alliés et les conflits entre adversaires. Depuis de Gaulle, la quête de ce délicat équilibre est un sport national. Il n’est pas certain que nous le jouions avec l’énergie requise pour gagner.

 

On connaît l’attachement pragmatique de Aron à l’atlantisme, pour maintenir un espace libéral dans l’ordre international. L’actuel équilibre des puissances condamne-t-il l’Europe à perpétuer l’atlantisme ?

 

Raymond Aron avait beaucoup réfléchi à l’enchaînement fatal qui avait conduit à la seconde guerre mondiale et à l’effondrement de la France. Il avait tiré de ses réflexions l’idée que le refus américain de signer le traité de Versailles et le repli isolationniste des États-Unis avaient été la cause profonde du désastre de 1940, car l’Europe dessinée à Versailles ne pouvait être stabilisée par les Britanniques et les Français, les premiers n’en ayant cure et les seconds n’en n’ayant pas les moyens. Son philo-américanisme, renforcé par la proximité universitaire et culturelle, venait de ce constat.

« La force de Raymond Aron, c’est d’avoir avec une humilité, il est vrai, soigneusement dissimulée, traversé le vingtième siècle en prenant chaque fois la juste mesure du péril dominant et des responsabilités corrélatives à assumer. »

 

Après la Seconde Guerre mondiale, les choses étaient devenues encore plus claires : non seulement une Europe occidentale ruinée était incapable de se protéger de l’URSS sans les États-Unis mais Français et Allemands étaient même incapables de se réconcilier hors de la médiation tutélaire des Américains. Aron approuvait l’orientation fondamentale de la politique européenne des États-Unis consistant à régler le problème allemand en refusant d’humilier et de punir la population et en satisfaisant à ses aspirations légitimes à l’unité, à la démocratie, à la sécurité et à la prospérité. Il avait raison et la France, celle de Jean Monnet mais, à sa manière, celle aussi du général de Gaulle, seraient bien vite forcée d’en convenir.

 

Que penserait Aron de la situation actuelle, marquée par de grandes incertitudes sur l’avenir de l’engagement américain en Europe ? Difficile de le dire. Gageons qu’il serait à la fois très attaché à la pérennité du lien transatlantique et très soucieux de voir les États européens sortir enfin de leur pacifisme subliminal et prendre une part accrue à leur propre défense. Il était plutôt sceptique sur la capacité des Européens à bâtir une défense commune. L’incertitude électorale américaine suffirait-elle à vaincre son scepticisme en la matière ? Ce serait bien téméraire de se prononcer même si j’ai plutôt tendance à en douter.

 

Une autre leçon de Raymond Aron en matière de relations internationales, c’est le caractère fondamentalement expansionniste des régimes autoritaires, que ce soit par des actions militaires ou d’influence. Il affirmait ainsi, à l’occasion d’une communication devant la Société française de philosophie : « La pensée des dictateurs accorde un primat évident à la politique extérieure. L’autre fait incontestable, ce sont les ambitions impérialistes de ces régimes. » Comment doivent se comporter les démocraties libérales en face ?

 

Aron désigne un certain type de dictateur, ceux qui ont à la fois une pulsion de joueur désireux, tel Napoléon, de relancer indéfiniment les dés jusqu’à leur échec final et soucieux dans le même temps d’éblouir une opinion publique avide de gloire. Aron opposait ces dispositions d’esprit à celles qui caractérisent les démocraties. Il partageait les analyses de Tocqueville sur le pacifisme fondamental des démocraties.

« Il est de ceux qui pensent que les optimistes ont tendance à finir mal et que seuls les pessimistes sont capables de survivre. Il est clair à ses yeux que face aux méchants, il faut être dur. »

 

Ce que l’auteur de Paix et guerre a vécu tout au long des années Trente, c’est l’extrême difficulté à mobiliser des opinions inertes contre les initiatives agressives répétées des dictatures. Il est vrai qu’Hitler a toujours pris soin de justifier ses initiatives par référence aux grands principes en honneur dans les démocraties : souveraineté et égalité des États, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or une démocratie est incapable de faire la guerre contre ses propres principes. Aron pointe cette asymétrie et met en garde les démocrates contre les conséquences d’une soumission excessive à l’état de droit. Il est conscient du danger d’incohérence morale auxquels sont exposés ceux-ci dès lors qu’ils veulent mettre en échec leurs adversaires. D’où l’insistance aronienne sur les exigences de l’éthique de responsabilité par rapport à celles de l’éthique de conviction.

 

Remarquons toutefois que tous les dictateurs ne sont pas portés à la surenchère et à la démesure. A côté du modèle César, il y a le modèle Sylla. A côté du modèle Hitler-Mussolini, il y a le modèle Franco. Songeons aussi à Kemal-Atatürk qui a su tailler une nation moderne dans les restes de l’Empire Ottoman et s’est bien gardé de s’embarquer dans des utopies impérialistes périlleuses comme l’avait fait Enver Pacha.

 

En vérité, Aron était moralement pessimiste. Il était donc porté à voir les hommes menés par la libido dominandi. Ceci le rapproche en matière de politique internationale de l’école réaliste, celle de Kennan et bien sûr de Kissinger. Dans Paix et guerre entre les nations, il présente équitablement les deux écoles, réaliste et idéaliste, mais sa préférence de bon Européen pour le réalisme est claire. Il est de ceux qui pensent que les optimistes ont tendance à finir mal et que seuls les pessimistes sont capables de survivre. Il est clair à ses yeux que face aux méchants, il faut être dur.

Raymond Aron refusait malgré tout l’abandon de toute forme d’idéal. Comment, en dépit d’un ordre international qui semble être plus soutenu par la violence plutôt que le droit, ne pas diluer l’idéal des démocraties libérales au profit d’un pur réalisme ?

 

Nous voici de retour à la case départ. Raymond Aron estimait que pour imposer le respect sur la scène internationale, il faut combiner un tempérament fort et des principes qui ne le sont pas moins. Le naïf est un crétin qui risque d’aller trop vite au Ciel. Le cynique est un salaud qui va tout droit en enfer. Seule la prise en compte simultanée de la réalité et de l’idéal permet de rester sur terre et d’y vivre une existence respectable et respectée.

« Au risque de céder à une forme d’idéalisme, Aron estimait qu’une culture commune des valeurs démocratiques et du respect de l’État de droit n’était pas sans incidence sur la nature des relations entre les Etats. »

 

Taïwan, Iran, Afghanistan : trois cas pratiques qui illustrent des régimes en proie à des forces illibérales. Comment doit-on réagir en Français ?

 

Ces trois situations sont différentes : deux peuples martyrisés par leurs dirigeants, un petit État libre menacé par un géant tyrannique. Chacune d’elles exige une approche spécifique. Au lendemain de la chute de l’empire soviétique, nous, c’est-à-dire les Européens et les Américains, avions conçu l’idée d’un droit d’ingérence, exercé sous le contrôle de l’ONU, dans les États qui se conduisent mal avec leurs populations. En période de fort dissensus comme celle que nous vivons, ce droit d’ingérence se révèle inopérant. Les États-Unis ont échoué, militairement ou politiquement, dans la quasi-totalité de leurs OPEX depuis la guerre de Corée. Nous sommes, quant à nous, en situation d’échec en Afrique de l’Ouest, et nous n’avons guère la main sur les autres théâtres. Nous devons en tout cas gagner la partie qui nous a été imposée en Ukraine. Aron nous inviterait à coup sûr à prendre conscience que le relatif intermède de paix et de progrès que nous avons connu après la Seconde Guerre mondiale, la fin des guerres coloniales et l’effondrement de l’empire soviétique, n’aura été qu’une fugace parenthèse dans une histoire plus que jamais remplie de bruit et de fureur.

 

Comment concilier intégrité territoriale et liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Est ce qu’il y a une ligne qui se définit chez Aron ? Chez les libéraux ? Ou est-ce que notre comportement doit se définir au gré des circonstances : Donbass, Haut Karabakh…

 

Pierre Hassner a parfaitement formulé la pensée aronienne dans son analyse critique de la politique extérieure du général de Gaulle. Il soulignait l’ambivalence de la démarche gaullienne exaltant à la fois la nation comme un principe de libération et l’État national comme un instrument inévitable de domination. L’anti-américanisme de de Gaulle, par exemple en Amérique latine, exaltait la libération des peuples par rapport aux empires ce qui ne l’empêchait pas de cultiver un cynisme machiavélien ou bismarckien dans sa conception des relations internationales. Cette contradiction n’est pas facile à surmonter. Au risque de céder à une forme d’idéalisme, Aron estimait qu’une culture commune des valeurs démocratiques et du respect de l’État de droit n’était pas sans incidence sur la nature des relations entre les Etats. C’est pourquoi il a toujours considéré qu’il y avait une différence de nature entre le Pacte de Varsovie, pure expression de l’impérialisme soviétique et l’Alliance atlantique associant librement des Etats indépendants unis pour leur sécurité commune. Il n’était pas cependant assez naïf pour ignorer le caractère asymétrique, voire parfois impérialiste, de la relation que les Etats-Unis entretiennent avec des alliés, qui sont parfois des protégés, voire des vassaux.

 


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Aron, une dialectique pour notre temps : les Désillusions du Progrès

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Perrine Simon-Nahum expose l’intérêt de l’intellectuel pour l’économie et l’organisation des sociétés. Elle considère Aron comme le « héraut d’une Raison critique de l’histoire » et juge son oeuvre comme le témoignage d’une espérance qui doit nous inviter à l’action.

 

On a souvent classé R. Aron parmi les penseurs de la droite conservatrice, qui minorent le poids de l’économie et du social au profit des facteurs politiques. Le livre qu’il fait paraître en 1969 sous le titre Les Désillusions du progrès vient démentir cette présentation (1). Il témoigne du fait qu’Aron n’a cessé de s’intéresser à l’économie et à l’organisation des sociétés qui en découle. Il est d’ailleurs en France l’un des premiers à le faire comme le montre un article, paru dans la Revue de métaphysique et de morale alors qu’il est tout jeune professeur de philosophie, intitulé « Réflexions sur les problèmes économiques français » (2). Pour celui qui caractérise la modernité comme l’ère des sociétés industrielles, l’économie constitue l’une des principales variables à prendre en compte pour apprécier la nature et l’évolution de ces dernières. Pourtant Aron, qui sera aussi un des principaux lecteurs de Marx, refuse d’établir la primauté de celle-ci sur le politique. De plus, si l’économie est le lieu de rencontre avec le réel, Aron n’en tirera jamais une méthode interprétative. Ainsi le progrès dont il est question désigne, au-delà du seul processus de croissance qui caractérise alors les sociétés occidentales, ce qui constitue le telos de la modernité. Il fait signe vers un discours sociologique comme science de la société au sein duquel s’effectue la rencontre entre la réalité des faits et leur représentation. Les Désillusions du progrès prolongent donc les réflexions de Tocqueville s’agissant des tensions créées par l’aspiration à l’égalité des citoyens dans les sociétés démocratiques en passant du niveau individuel au niveau des sociétés. Il avance l’idée que si la croissance économique permet d’aller plutôt vers l’harmonisation des sociétés que la révolte des classes défavorisées, il faut se garder de la considérer comme le remède à tous les maux et s’inscrit en faux contre les prophètes de l’époque.

« Les Désillusions du Progrès est un ouvrage prophétique et contemporain à la fois. »

 

A ce titre, Les Désillusions du Progrès ne figurent pas seulement comme l’un des grands livres d’Aron mais nous ouvrent le chemin d’interrogations qui n’ont rien perdu aujourd’hui de leur actualité. Les antinomies qu’il repère au cœur même des sociétés modernes, loin de disparaître, se sont en effet accentuées et demeurent toujours un élément central des difficultés actuelles. En ce sens, nous le verrons, il s’agit d’un ouvrage prophétique et contemporain à la fois.

 

I – Les Désillusions du progrès, un exercice de compréhension des sociétés contemporaines.

 

Le propos du livre n’ouvre pas directement sur une discussion du progrès mais sur la manière dont le discours sociologique permet de rendre compte du social. L’homme moderne, dit Aron, se définit en effet comme un être social, englobant à la fois la dimension économique des existences individuelles et collectives et leur dimension politique. Présentée ainsi la chose pourrait paraître triviale. Il n’en est rien. Le point de vue général auquel se place Aron fait en réalité intervenir une triple dialectique qu’il place au cœur de la modernité.

 

La première dialectique, définie comme celle de l’égalité, articule le désir des sociétés modernes d’assurer l’égalité entre les individus, notamment des citoyens sur le plan politique, et l’existence inévitable d’inégalités au plan économique, liées au désir de chacun de servir au mieux ses intérêts. Un deuxième mouvement dialectique met en regard la volonté pour un groupe social de voir perdurer les normes qui le définissent face à l’autonomie à laquelle aspirent les individus et qui est précisément la caractéristique de la modernité. Aron la désigne comme une « dialectique de la socialisation ». Enfin une troisième dialectique vient compléter le tableau, celle de l’universalité, qui désigne le double mouvement de l’humanité, laquelle va à la fois dans le sens de l’uniformisation et de la différenciation. Une question les traverse qui interdit résolument de faire d’Aron un penseur de droite: celle des inégalités qui, selon lui, sont aussi bien économiques que pédagogiques et culturelles. La fin de l’ouvrage évoque notamment le thème alors à la mode des inégalités de développement existant entre les différents peuples. Les désillusions du progrès naissent ainsi au creux des processus par lesquels les sociétés modernes dérogent inévitablement aux valeurs qu’elles affirment être à leur fondement. La pauvreté ne disparaîtra jamais ni les inégalités qui accompagnent notre condition historique, même s’il s’agit de les combattre.

 

Au terme du déploiement de ces trois dialectiques, la notion aronienne de progrès apparaît non seulement comme composite mais porteuse du mouvement même de l’histoire, conçu non comme le développement linéaire de forces productives présentes à un moment donné mais reprenant la définition qu’il en donnait lui-même dans sa thèse soutenue en 1938, l’Introduction à la philosophie de l’histoire à savoir un mouvement de l’histoire laissant toute leur place également à l’incertitude comme aux interventions des acteurs désireux d’intervenir dans son cours.

« La notion aronienne de progrès apparaît non seulement comme composite mais porteuse du mouvement même de l’histoire. »

 

On mesure ainsi l’originalité d’Aron à cette époque. Elle est triple.

 

D’une part, cette présentation d’un progrès aléatoire et soumis à de possibles retournements s’oppose à la présentation de la notion de croissance et de ses phases tout juste décrites par l’économiste W. W. Rostow en 1960 et son étude du décollage. Il se positionne également en faux contre l’hypothèse répandue à l’époque du rattrapage du PNB des Etats-Unis par l’Union Soviétique prévu autour des années 1970 ou de la convergence vers un modèle politique commun soutenue par des politistes comme M. Duverger. (3)

 

D’autre part, elle met en lumière l’importance des représentations à une époque de triomphe du marxisme et de sa théorie de l’importance des infrastructures. Aron montre en effet combien ni les classes sociales, ni leur évolution ne se laissent définir à l’aune de leur seule place dans le processus de production, thème qu’il développe amplement à la même époque dans les Dix-huit Leçons sur la société industrielle et la Lutte de Classes. Ce qui est une autre façon de donner toute sa part à la réalisation d’un projet politique dans la cohésion des sociétés.

 

Enfin, il se distingue des philosophes qui, tels Claude Lefort ou Cornélius Castoriadis, établissent une critique du marxisme et entreprennent de repenser le social autour des théories du travail. Il faut en effet se souvenir que la publication de l’ouvrage intervient immédiatement après les événements de Mai 68 qui ont vu le marxisme orthodoxe rejeté par les mouvements d’extrême-gauche. A l’aube des années 1970, Aron se distingue donc également des penseurs de la deuxième gauche qui voient dans le surgissement de l’événement la possibilité de l’émancipation des individus.

 

II – Contemporain et prophétique

 

Si Les Désillusions du progrès nous parlent encore aujourd’hui c’est qu’il s’agit d’un livre prophétique et contemporain à la fois. Contemporain parce que prophétique pourrait-on même dire, au sens où nous l’entendons : non pas parce qu’il s’inscrit dans ce qu’on désigne aujourd’hui comme les prophéties de malheur dont notre époque est friande mais parce que la lucidité du schéma historique qu’il dégage conserve toute son actualité.

 

Le fait qu’il résonne en accord avec l’air du temps peut interroger. Le texte fut, on le sait, en réalité écrit en 1964-1965 pour l’Encyclopedia Britannica. Aron y prolonge une démonstration entamée dans l’Opium des Intellectuels en mettant l’accent sur le fossé qui sépare les idéologies de la réalité. S’il consonne apparemment avec la critique du marxisme par les mouvements d’extrême-gauche, la contestation de l’autorité et de la société de consommation par les jeunes de Mai 68, et bientôt la remise en cause des bienfaits de la croissance par le Rapport Meadows, c’est bien la pensée de l’histoire qui constitue le coeur du propos.

 

Le progrès est tout sauf une notion monolithique. Certes, le progrès technique a changé la face de nos sociétés. Pour la première fois, comme Aron le faisait déjà remarquer dans les Dimensions de la conscience historique (1960), l’humanité partage une même histoire sous le régime de l’atome et des possibilités de destruction totale. Pourtant sa signification ne saurait s’arrêter à ses réalisations concrètes. L’homme ne se soumet jamais à la pure rationalité et n’a de cesse de se projeter dans des projets intellectuels et créations à venir. La conclusion des Désillusions du progrès souligne, sous le titre « Technique et histoire », l’importance de cette idéation laquelle fait retour vers une pensée de l’histoire. Elle reprend un grand nombre des thèmes, depuis le refus d’une téléologie de l’histoire, l’influence du hasard et la référence au mathématicien Cournot, jusqu’au pluralisme du sens à lui accorder. Le sentiment historique des sociétés modernes, marqué par une accélération, doit être rapporté à cette définition. Ainsi le progrès ne saurait être identifié à un telos, une fatalité ou un destin. Mais il ne peut non plus être assimilé à une volonté. Telle est aux yeux d’Aron l’antinomie ultime de nos sociétés: celle qui oppose le désir d’émancipation humaine et les obstacles qui l’éconduisent.

 

Les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, qu’il s’agisse du changement climatique, des pandémies ou des questions de sécurité sanitaire ou d’intelligence artificielle nous renvoient à l’antinomie globale mise en lumière par Aron. Ils font signe vers la vision que nous avons de l’individu et de « l’angoisse » ou de « l’espérance » qui accompagnent la vision de son avenir. (4) Pourtant loin d’endosser l’habit du prophète de malheur que revêtent à la même époque G. Anders et H. Jonas, Aron demeure le héraut d’une Raison critique de l’histoire. Il croit au pouvoir de cette dernière. D’où la nécessité de comprendre à quoi répond ce qu’il entend par « dialectique ». Elle ne renvoie ni au dépassement d’un terme par un autre dans une ultime synthèse, ni à une forme d’alternance mais désigne la manière que nous avons d’agir en même temps pour le meilleur et pour le pire. La vision monolithique du progrès qu’élaborent les idéologies, pour s’en réclamer ou le critiquer, est mise en échec par la variabilité de la nature humaine. L’homme est traversé d’antinomies qui déjouent les cadres sociaux qu’il s’est lui-même construits. La condition historique qui est la sienne interdit toute marche linéaire, quelque chose qui s’apparenterait à un destin qu’il soit individuel ou collectif. Considérée de ce point de vue, l’homogénéité culturelle, plus répandue encore aujourd’hui que dans les années soixante du XXème siècle, demeure un « mythe ». Cette diversité, ce pluralisme doit permettre de répondre aux tendances mortifères du progrès comme aux déceptions qu’il emporte avec lui. On pourrait ainsi conclure que c’est l’inévitable déception qu’il engendre à chaque étape de notre vie individuelle et collective, par la manière dont il déjoue à chaque instant les prédictions avancées que le progrès joue un rôle salutaire dans nos vies : celui de montrer que nous demeurons en dépit de tout des êtres libres même si nos actions ne relèvent pas entièrement du rationnel.

« Le progrès ne saurait être identifié à un telos, une fatalité ou un destin. Mais il ne peut non plus être assimilé à une volonté. »

 

Les désillusions, non seulement, ne valent pas condamnation mais portent en elles une forme d’espérance, celle que le philosophe place dans l’horizon régulateur de la raison en dépit des incertitudes du développement humain. « L’histoire n’est pas finie » comme l’écrit Aron, ce qui signifie que l’avenir dont les sociétés attendent une réponse non seulement ne leur répond pas mais leur « renvoie sous une autre forme, les questions que nous lui avons posées » (5). Tel est sans doute le meilleur antidote contre le catastrophisme et la démission démocratique que nous connaissons aujourd’hui. Le philosophe réclame d’une lucidité de jugement, ce qui ne constitue pas pour autant pour Aron une raison pour cesser d’agir dans le monde.

 


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