Les désillusions du progrès, trésor méconnu d’Aron

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Alexis Karklins-Marchay considère que notre pessimisme à l’égard des progrès fait des Désillusions une oeuvre d’actualité. Pour comprendre notre siècle, il ajoute la dialectique de l’environnement et de l’identité à celles déjà analysées par l’intellectuel (égalité, socialisation et universalité). 

 

Le fait est connu : lire Raymond Aron est un exercice exigeant. Son style peut paraître souvent aride. Son obsession de la nuance et sa volonté d’être le plus précis possible dans les termes utilisés le conduisent à multiplier les explications. Son besoin de mettre en perspective chaque propos entraîne de nombreuses digressions, comme si le penseur craignait d’être accusé d’approximations ou d’être contredit trop aisément. Ses références à une multitude d’auteurs et de concepts nécessitent des connaissances préalables importantes.

 

Mais c’est aussi un exercice incroyablement stimulant tant par le caractère ambitieux des questions posées que par les constats implacables qu’il établit. Sans oublier la rigueur des raisonnements ni cette humilité constante : admettre qu’il n’est pas possible de tout expliquer, de tout prévoir.

 

Les Désillusions du progrès, un livre toujours d’actualité

 

Peu de ses ouvrages incarnent autant ces deux facettes que Les Désillusions du progrès, texte d’une grande richesse et pourtant bien moins connu que L’Opium des intellectuels, Les Étapes de la pensée sociologique ou Démocratie et totalitarisme. Sous-titré Essai sur la dialectique de la modernité, il fut publié en 1969, après avoir été initialement rédigé en version anglaise pour l’Encyclopaedia Britannica quatre ans plus tôt. Aron n’avait a priori pas prévu de sortir une version française, considérant cet essai comme insuffisamment abouti ! Mais ses élèves d’alors, conscients de l’intérêt des analyses présentées, finirent par le convaincre. A raison car ce livre constitue une contribution essentielle à la compréhension de notre époque.

 

La préface qu’il ajouta dans l’édition française est d’une troublante actualité. Aron repart du constat établi dans son essai initial, constat qui pourrait presque apparaître comme un paradoxe : la société moderne, ou société « de consommation », malgré notre bien-être matériel considérablement accru, continue de faire l’objet de reproches et de critiques permanentes. Certains, avec une grille d’analyse d’inspiration marxiste, lui reprochent la permanence de la pauvreté au milieu de la richesse et la persistance des inégalités. D’autres, inspirés par Jean-Jacques Rousseau, dénoncent les méfaits de la « civilisation industrielle », la destruction de la nature, l’accumulation de biens de consommation et l’aliénation des individus par les moyens modernes de communication.

 

Dans les deux cas, comme le titre de l’ouvrage le souligne, il existe dans nos sociétés une véritable désillusion à l’égard du monde que nous avons construit, un pessimisme diffus et une défiance à l’égard des progrès réalisés. Défiance qui se traduit par des troubles sociaux et politiques dans nos démocraties, en dépit de la croissance soutenue de l’après-guerre et de nos capacités à mieux gérer les crises économiques.

 

Nous étions à la fin des années 1960 lorsqu’Aron établit ces constats, mais à l’évidence, un tel climat, un tel contexte rappellent ceux d’aujourd’hui et soulèvent des questions toujours aussi pertinentes : pourquoi le développement économique suscite autant de frustrations et de troubles dans le corps social ? Comment expliquer que l’on débatte autant des inégalités même lorsqu’elles diminuent ? Pourquoi être aussi pessimistes à l’égard du progrès et de la liberté alors que jamais encore dans l’histoire, les conditions de l’émancipation et de l’affirmation de la personnalité n’avaient été aussi favorables? Pourquoi dans une société mondialisée, voyons-nous autant de personnes se réfugier dans des revendications identitaires ou religieuses ?

« Il existe dans nos sociétés une véritable désillusion à l’égard du monde que nous avons construit, un pessimisme diffus et une défiance à l’égard des progrès réalisés. »

 

Pour répondre à ces questions, Aron entend décomposer ce qu’il nomme « la dialectique de la modernité », précisément à l’origine de nos désillusions sur le progrès. Le terme même de dialectique renvoie à un concept en vogue chez les philosophes français de l’après-guerre, notamment chez ceux qui, comme Sartre, étudient l’évolution du régime soviétique. Mais si Aron le reprend dans son ouvrage, ce n’est pas pour à nouveau débattre de l’expérience communiste. Il s’agit cette fois de poser un regard sociologique sur les contradictions constitutives de la modernité à partir des transformations en cours dans nos sociétés occidentales.

 

Les trois dialectiques analysées par Aron

 

Pour Aron, trois dialectiques sont à l’œuvre : la « dialectique de l’égalité », en lien avec les questions de croissance économique et d’inégalités ; la « dialectique de la socialisation », en lien avec nos modes de socialisation et les rapports sociaux de classe : la « dialectique de l’universalité » enfin, en rapport avec l’horizon universaliste de nos démocraties.

 

La première dialectique, celle de l’égalité, naît de la contradiction partielle entre deux impératifs des sociétés modernes : d’une part, nous aspirons à produire davantage de richesses et nous nous inquiétons quand la croissance économique ralentit ; d’autre part, nous souhaitons traiter tous les membres d’une société en égaux. Mais, souligne Aron, ne commettons pas la même erreur que Tocqueville et sa confusion entre égalité sociale et égalité politique. L’ambition prométhéenne de production économique accrue et l’idéal égalitaire sont difficilement compatibles.

 

Car si l’égalité politique est au cœur de la citoyenneté dans nos démocraties, les inégalités dans le monde du travail, elles, sont inévitables et même intrinsèques au fonctionnement de nos économies. Evoquant la pensée schumpétérienne sur les bouleversements liés au progrès continu des sciences et des techniques, et même s’il n’évoque pas la « destruction créatrice » à proprement parler, Aron exclut toute stabilisation de notre société, celle-ci étant par essence dans un état provisoire. Pour reprendre son expression, notre économie n’est pas EN mouvement ; elle est UN mouvement par elle-même.

 

Aron remarque par ailleurs que chaque individu entend tirer le meilleur profit de ses propres capacités et de ses compétences pour se distinguer, en poussant le plus loin possible la logique de la distinction statutaire. La recherche du prestige social, encore plus marquée dans une société qui tend à gommer les distinctions anciennes de classes, contredit ainsi l’idéal de l’égalité.

« Si l’égalité politique est au cœur de la citoyenneté dans nos démocraties, les inégalités dans le monde du travail, elles, sont inévitables et même intrinsèques au fonctionnement de nos économies. »

 

Dans tous les cas, il subsistera un écart entre l’énonciation politique du principe d’égalité et la persistance d’inégalités économiques et sociales considérées comme injustes, causant ainsi de nombreuses frustrations et insatisfactions.

 

La deuxième dialectique analysée par Aron est celle de la sociabilisation. S’appuyant sur une thèse durkheimienne, le sociologue se demande si le malaise dont nous souffrons ne viendrait de notre anomie. Autrement dit de notre misère morale plutôt que de la « misère économique » puisque nos conditions de vie matérielle se sont considérablement améliorées depuis plusieurs décennies. Si nous avons perdu nos illusions, peut-être est-ce dû à la perte de valeurs communes ?

 

Comme pour la dialectique de l’égalité, celle-ci procède pour le penseur de deux aspirations contradictoires. Grâce à l’instruction pour tous, les sociétés modernes aspirent à socialiser la jeunesse, à la préparer pour répondre aux besoins de nos économies et à leur transmettre ces valeurs qui permettent la vie en collectivité. Mais dans le même temps, les inégalités en matière d’éducation et d’instructions demeurent, voire s’accroissent au profit des familles les plus aisées. Ces dernières offrent en effet à leurs enfants les conditions mentales et économiques qui les poussent à étudier davantage afin de rester en haut dans la hiérarchie de la société.

 

A ces déterminismes familiaux qui engendrent une véritable inégalité en matière d’instruction, viennent s’ajouter les effets psychologiques nés des développements scientifiques et techniques. « La science donne à un nombre croissant d’individus une liberté de choix jadis inconcevable », écrit Aron. L’autonomie de l’individu, le détachement vis-à-vis des formes traditionnelles d’encadrement mais aussi du travail s’amplifient dans nos sociétés. Parallèlement, les revendications nourries par l’impatience des désirs et les comparaisons envieuses contribuent à nourrir le climat d’insatisfaction rappelé plus haut. En définitive, l’idéal de l’épanouissement personnel comporte en lui-même une contradiction entre libération individuelle et adaptation à la société de masse.

 

La troisième et dernière dialectique est celle de l’universalité. Aron avait déjà repéré au cours des années 1960 que notre planète tendait vers une forme d’universalisme. « Pour la première fois, l’humanité vit une seule et même histoire », soutient-il dans son essai. Parmi les éléments en appui de sa thèse, il évoque notamment la création de l’ONU, l’existence d’événements comme les Jeux Olympiques, la mondialisation des échanges, l’utilisation de l’anglais comme lingua franca, la diffusion des progrès scientifiques et des techniques de production, l’homogénéisation progressive des modes de consommation ou encore les moyens de communication modernes qui conduisent inexorablement vers un monde globalisé, au moins virtuellement universel.

 

Pourtant, Aron observe d’autres évolutions simultanées antagonistes qui caractérisent cette dialectique de l’universalisme. Les revendications identitaires, qu’elles soient religieuses, nationalistes, régionales ou ethniques ne cessent de s’accroître. Tension et conflits locaux se multiplient, comme une forme de réponse au mouvement de mondialisation. La question des frontières et la justification du protectionnisme économique demeurent toujours très présentes dans le débat. L’idée d’un universalisme se heurte ainsi constamment aux rivalités entre États et aux affirmations nationalistes.

« L’idéal de l’épanouissement personnel comporte en lui-même une contradiction entre libération individuelle et adaptation à la société de masse. »

 

 

Les principaux enseignements d’Aron sur nos désillusions

 

Avec les Désillusions du progrès, ouvrage écrit pourtant il y a plus d’un demi-siècle, Aron continue d’impressionner par sa capacité à repérer les permanences de l’histoire moderne, tout en ouvrant des perspectives nouvelles qui confirment la puissance de son cadre analytique.

 

Comment ne pas ainsi approuver sa réflexion sur l’impossibilité d’évoluer vers une société où les critiques comme les frustrations seraient réduites ? Il nous faut accepter le fait que la tension entre l’idéal et la réalité est l’expression normale d’une civilisation dont les hommes assument la responsabilité. Comme il nous faut être lucides sur le fait que la volonté d’un ordre égalitaire et la proportionnalité des statuts aux mérites se heurtent à la pesanteur ou à la complexité de la vie économique. Malgré ou à cause de l’idéal égalitaire qu’elle proclame, notre société entretient la jalousie et les revendications, ce qui incite les individus et les groupes à se comparer toujours les uns aux autres.

 

Par ailleurs, la pauvreté peut d’autant moins disparaître que sa définition même varie au cours de l’histoire et que les inégalités économiques et sociales se transforment sans cesse. Il en va de même avec les inégalités entre les peuples. L’humanité restera divisée par la pluralité des volontés d’indépendance des Etats, par les inégalités relatives de développement, par les nationalismes d’essence particulariste ou par les idéologies à prétention universaliste.

 

La grille d’analyse proposée par Aron peut être complétée par de nouvelles dialectiques qui ont pris beaucoup d’importance au cours des dernières décennies et qui accroissent encore nos frustrations et nos désillusions. Il en va ainsi de la dialectique environnementale, sujet qui n’occupait pas les premières pages des journaux à l’époque où le penseur écrivait mais qui est devenu désormais si prégnant. D’un côté, nous avons pris conscience des dérèglements climatiques et savons que nous devons adapter nos modes de production comme nos pratiques de consommation pour y répondre. De l’autre, malgré les injonctions radicales portées par certaines voix médiatiques, nous n’entendons pas renoncer à nos standards de vie et redoutons les utopies liberticides et destructrices.

 

Il en est de même avec la dialectique identitaire, source de tensions multiples et de colères comme le montre la montée des populismes, notamment en occident. Nous restons attachés en principe et dans notre immense majorité aux libertés individuelles fondamentales, mais en parallèle, nous craignons de voir nos sociétés de plus en plus morcelées et fracturées. Des sociétés où les revendications identitaires et individualistes prendraient le dessus sur le sentiment de « faire nation » et sur la volonté de vivre ensemble.

 

A ceux qui rétorquent que la rationalité pourrait changer la donne, Aron répond de façon ferme : les sociétés ne peuvent maîtriser pleinement leur destin. Parce que les hommes d’Etat ne ressemblent pas plus au strategicus de la théorie des jeux que les consommateurs ou les entrepreneurs ne ressemblent à l’homo oeconomicus, nombres de décisions politiques s’éloigneront toujours d’une démarche rationnelle. Tant que subsistera une pluralité des acteurs étatiques aux intérêts partiellement contradictoires, notre devenir demeurera « historique ». Autrement dit, l’avenir que nous bâtirons résultera de l’œuvre de tous mais ne sera voulu par personne, ce qui le rend imprévisible et potentiellement déraisonnable.

 

La solution pourrait-elle venir de la planification ? Là encore, Aron est catégorique. Le plan peut certes donner l’impression de réduire la part de l’aléatoire et du hasard mais les échecs seront inévitables du fait de la complexité de nos économies, avec leurs centaines de millions de décisions individuelles prises simultanément. Les planificateurs peuvent peut-être espérer influencer et jusqu’à un certain point prévoir, mais ils seront toujours confrontés aux limites importantes de nos savoirs. Grand connaisseur du marxisme et de ses incarnations historiques, Aron ne se prive d’ailleurs pas de rappeler que l’expérience soviétique a montré les impasses et les pertes inévitables d’une planification centralisée. Le goût de la prévision et de la prospective résulte de notre ambition prométhéenne, mais nous nous heurtons à une barrière infranchissable : les hommes n’ont jamais su l’histoire qu’ils faisaient et ils ne le savent pas davantage aujourd’hui.

« L’avenir que nous bâtirons résultera de l’œuvre de tous mais ne sera voulu par personne, ce qui le rend imprévisible et potentiellement déraisonnable. »

 

Quant à la remise en cause de la croissance économique comme moteur de nos sociétés, Aron répond avec son sens coutumier de la nuance. Oui, économistes et moralistes ont raison de s’en prendre au fétichisme des taux de croissance et de rappeler que la répartition du produit national importe désormais peut-être autant que le volume de ce produit approximativement mesuré par ceux qu’il appelle les « spécialistes de la comptabilité ». Mais ils auraient tort d’imaginer que la croissance de ce volume n’importe plus. Car, « le risque de violence surgit, même dans les pays développés, lorsque le progrès économique s’arrête ou que les opposants mettent en question le régime politique », remarque-t-il avec justesse. Avis à tous les décroissantistes, les contempteurs de l’état de droit et les admirateurs inavoués ou assumés des régimes autocratiques !

 

Dès lors, puisqu’une société vouée aux changements constants ne se compare pas au passé mais se confronte à ses ambitions, soyons lucides : évoluant dans une ère technique et futuriste, nous sommes condamnés à l’insatisfaction chronique.

 

Restent les traductions politiques que peut avoir cet antagonisme inéluctable entre idéal des ambitions et réalité des résultats. Aron énumère plusieurs sujets sensibles, tout en faisant preuve d’un certain pessimisme. Les tensions sociales ne risquent pas de disparaître. Bien au contraire. Car, comment être certains que des Etats de centaines de millions d’hommes puissent être gouvernés selon les formes connues de la démocratie politique ? Comment le citoyen peut participer à la chose publique dans ces conditions ? Comment éviter le développement d’une bureaucratie toujours plus rationalisée et abstraite? Comment assurer la formation de chacun ? Comment éviter que des millions d’humains échappent à une « organisation de termitières », pour reprendre cette terrible expression qui n’est pas sans rappeler la pensée ordolibérale qu’il connaissait bien ? Comment retrouver des certitudes dans une société devenue à ce point sécularisée, sans vérité transcendante et ignorant le but de son propre devenir ?

 

Autant de questions primordiales, posées dans les années 1960 et toujours valables au XXIe siècle… des questions auxquelles il peut être difficile de répondre puisque, comme il reconnaît lui-même, « qui peut prévoir l’usage que nous ferons de notre liberté ? ». En définitive, derrière la recherche de l’abondance et la réduction des inégalités, Aron exprime une conviction fondamentale qui ne peut que nous faire réfléchir. Ni la révolution, ni la technique ne renouvelleront la condition humaine et ne modifieront cette obsession qui caractérise les humains à travers les époques : la quête du sens.

 


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Poussés par le progrès

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Aurélie Drouvin transpose la pensée de l’intellectuel aux bouleversements technologiques du XXIème siècle. A la lumière de son héritage, elle appelle à reprendre le contrôle du progrès technologique. 

 

« No one knows what happens next » – Sam Altman, CEO d’OpenAI.

 

Le progrès technologique va vite, de plus en plus vite. Le choc planétaire créé par ChatGPT en est un exemple significatif : à peine annoncé, voilà que l’outil est adopté par plus de cent millions d’utilisateurs en seulement deux semaines. Le rejet et les craintes sont également forts car nous avions en tête collectivement que l’automatisation était là pour nous libérer des tâches les plus pénibles, non pas nous concurrencer sur la créativité. De nombreuses voix s’élèvent alors pour s’inquiéter d’une concurrence irrattrapable en matière de créativité, l’outil ne se contentant pas de libérer des tâches les plus pénibles.

 

En réalité, les interrogations ne cessent de se multiplier : que reste-t-il de la spécificité de l’Homme, si celle-ci n’est pas désormais un fantasme ? Quel doit être le champ de la régulation ? La démocratie peut-elle résister face à la multiplication des deepfakes ?

 

Lorsque l’opportunité de participer à cet ouvrage en hommage à Raymond Aron m’a été offerte, je me suis interrogée sur ce que la pensée aronienne aurait à opiner sur ces questions. Certes, il serait anachronique d’attribuer à Aron des pensées concernant l’intelligence artificielle. Mais il n’en reste pas moins que l’auteur a traversé une période de bouleversements technologiques et s’est posé la question des conséquences de l’automatisation pour les ouvriers, de l’influence des médias sur la société et des risques pour l’humanité liés au progrès.

 

Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 80, l’accélération est fulgurante et touche tous les domaines de la société : du spatial à l’industrie, en passant par les transports et les transformations du monde du travail. Il mentionne par exemple dans « Les Désillusions du Progrès », (publié d’abord en anglais en 1965 puis en français en 1969), le projet d’avion supersonique (le service du Concorde a débuté en 1976), ainsi que les travaux novateurs dans le domaine de la génétique (l’ARNm a été découvert en 1961, par trois chercheurs français de l’institut Pasteur : François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod).

 

Malgré tout, Raymond Aron évoque le pessimisme ambiant avec les détracteurs de la société industrielle qui dénoncent « la dévastation de la nature, la pollution de l’atmosphère, l’aliénation des individus manipulés par les moyens de communication, l’asservissement par une rationalité sans frein ni loi, l’accumulation des biens, la course à la puissance et à la richesse vaine. (1) » Rien de nouveau sous le soleil… Ces parallèles nous amènent donc à inviter Raymond Aron à la table de la réflexion.

« Raymond Aron a traversé une période de bouleversements technologiques et s’est posé la question […] des risques pour l’humanité liés au progrès. »

 

L’évolution du travail

 

Pour Aron, le progrès technique permet une hausse de la productivité et des richesses, ce qui amène à une baisse (souhaitable !) du temps de travail : « C’est en dehors de l’activité productive, durant le temps libre, que l’individu s’accomplira dans sa singularité » (2). La société industrielle a vu également son système hiérarchique et ses organisations de travail bouleversées. Pour Raymond Aron, il ne faut pas s’y opposer : si nous pouvons assister dans l’immédiat à des suppressions d’emplois, d’autres créations suivront à terme. En revanche, il s’inquiète de l’inégalité croissante entre les individus les moins qualifiés et « les plus talentueux ». La perception de l’organisation de l’entreprise par les travailleurs joue dans ce cadre un rôle décisif: son opacité apparente résultante de sa rationalité globale peut devenir oppressive. Aussi, si le progrès technique réduit le temps de travail, il peut transformer les travailleurs en « simples » contrôleurs de machines. Cela soulève des interrogations quant à l’épanouissement individuel et aux aspirations dans ce nouvel écosystème professionnel. Pour Aron, « Ce qui reste incertain, c’est l’influence à long terme du progrès technique : dans quelle mesure celui-ci favorise-t-il l’acceptation du métier simple gagne-pain ou bien, au contraire, le refus d’un travail sans horizon d’avenir ou de signification ? » (3)

 

Ces considérations nous ramènent évidemment aux débats contemporains qui portent sur la durée du temps de travail, autant sur la semaine de 4 jours que les 32 heures, les suppressions de poste dues à l’automatisation, la fracture entre les salariés (rappelons-nous le débat entre emplois essentiels ou non essentiels pendant le confinement), et la question du sens donné au travail. La droite devrait relire Aron attentivement sur ces sujets au lieu de rabâcher le retour aux 39 heures et « la valeur travail ». La gauche devrait quant à elle retenir le terme essentiel dans cette histoire : « hausse de la productivité ». Et force est de constater que nous n’y sommes pas : la productivité horaire a chuté de 3,6% en 3 ans en France.

 

La productivité ne se décrète pas mais elle a besoin d’un terrain favorable : une population bien formée, tant au niveau de la formation initiale que de la formation tout au long de la vie, et la liberté. J’entends par liberté, la liberté d’entreprendre et d’innover mais aussi libérer les entreprises des contraintes administratives bien trop rigides. Dans certains secteurs, l’IA devrait nous aider puisque selon des premières études sorties au printemps, elle boosterait nettement la productivité des employés les moins performants. (4) L’IA pourrait donc même réduire en partie les inégalités entre salariés (le bénéfice étant moindre pour les employés les plus performants).

 

En revanche, se pose la question des emplois supprimés. Certes, le cycle habituel destruction-créatrice, pour reprendre un mot d’auteur, devrait fonctionner mais pour combien de temps ? Là-dessus, le pessimisme gagne : s’il n’est pas à craindre une révolution dans l’immédiat (ChatGPT n’est pas le génie de la lampe), nous n’en sommes qu’aux prémices et rien ne permet d’anticiper l’évolution exacte du phénomène. À quelle vitesse notre système économique deviendra-t-il obsolète (s’il ne l’est pas déjà) ? En tout cas, il est urgent de lever le nez du guidon et de prendre en considération ces nouveaux éléments dans notre réflexion sur l’emploi. Le sujet du revenu universel n’est pas près de quitter la table du débat.

 

De même, en ce qui concerne le sens donné au travail, il n’est pas certain que les choses aillent en s’arrangeant : il est à craindre une inégalité croissante entre ceux qui travailleront pour des entreprises à mission, à des postes stratégiques et ceux qui deviendront comme le disait Aron « de simples contrôleurs de machine ».

« Le sujet du revenu universel n’est pas près de quitter la table du débat. »

 

Émancipation ou manipulation ?

 

« Je ne crois pas à la puissance diabolique des moyens de communication. Je me demande même s’ils contribuent aussi efficacement à la socialisation des individus que la famille, l’école, les groupes d’âge, la formation professionnelle… » (5)

 

On ne va pas reprocher à Raymond Aron de ne pas avoir vu venir les réseaux sociaux. Il craignait que les médias ne deviennent un vecteur d’oppression et de propagande. On sait aujourd’hui qu’ils peuvent être également un moyen de revendication. Il est clair que l’arrivée d’Internet et la possibilité de personnaliser l’expérience en ligne offre des possibilités alors insoupçonnées à son époque : dans l’accès à l’information, à l’ouverture sur le monde, ou encore dans de nouveaux modes de socialisation. Dès lors, nous avons assisté à une accélération des échanges tant sur le plan des idées que sur le partage de la culture, de nos modes de vie.

 

Aron craint une uniformisation des masses, connexe à ce qu’il décrit comme un phénomène d’universalisation, mais affirme qu’elle est contrebalancée par la revendication de particularismes locaux ou identitaires. L’affirmation de soi, de sa communauté, le besoin de reconnaissance sont particulièrement vifs. Mais cette possibilité de se regrouper virtuellement en communautés (identitaires, culturelles, idéologiques) combinée à la visibilité offerte à tous peut sérieusement bousculer nos démocraties. Les réseaux ont en effet permis à certains groupes, parfois très minoritaires, de se retrouver et de s’affirmer afin de peser sur des décisions nationales. On va d’ailleurs jusqu’à évoquer aujourd’hui la tyrannie des minorités.

 

Cependant, on peut rejoindre Aron sur sa crainte de manipulation. La technologie permet à la propagande d’être bien plus efficace par le ciblage. Le scandale Cambridge Analytica (6) ou la « ferme à trolls » d’Evgueni Prigojine sont là pour rappeler que l’influence en ligne est un enjeu majeur pour l’exercice de la liberté politique.

 

Les évolutions qui se font jour sont fascinantes et promettent des progrès incroyables en termes de rapidité ou d’accessibilité : il n’est plus nécessaire d’être un expert ou un technicien pour générer des graphismes intéressants, pour traduire des vidéos, pour coder de simples applications. Mais on voit également comment toutes ces techniques peuvent être détournées à des fins de manipulation de masse (les images choc générées et diffusées par le Hamas depuis plusieurs semaines n’en sont qu’un exemple). Cela a commencé avec la campagne américaine (7) et ce n’est que le début. Il deviendra usant, au sens cognitif, de partir du postulat selon lequel on ne peut accorder de confiance a priori aux informations publiées sur les réseaux sociaux. Douter de tout ou ne croire en rien peuvent être fortement préjudiciables pour nos démocraties.

« On ne va pas reprocher à Raymond Aron de ne pas avoir vu venir les réseaux sociaux. Il craignait que les médias ne deviennent un vecteur d’oppression et de propagande. »

 

Mais qui décide ?

 

Si le progrès technique bouleverse les modes d’expression et de faire du travail, de vivre-ensemble, de l’amour ou de l’affirmation de soi, pourquoi à l’inverse, nos institutions demeurent-elles relativement immobiles ? Nous pouvons d’abord penser que c’est un gage de qualité puisqu’elles sont, pour l’instant, capables de résister à des changements y compris radicaux. Or, si les mouvements politiques se sont emparés des moyens de communication modernes pour porter leurs messages et influencer les électeurs, les règles fondamentales du jeu politique n’ont que peu évolué. On peut se demander jusqu’à quand? Mais les institutions ont un temps de retard permanent sur les avancées technologiques et peinent à rattraper pour encadrer/réguler, quitte à tuer l’innovation.

 

La légitimité de la classe politique est régulièrement remise en cause à ce sujet. Les femmes et hommes politiques ne sont pas des experts. Peu sont issus de la communauté scientifique ou du monde industriel (et quand ils le sont, on les soupçonne systématiquement de conflit d’intérêt…). Raymond Aron évoque ce problème de légitimité : « Le caractère des décisions prises au niveau le plus élevé explique un des paradoxes apparents de notre civilisation : le rôle de direction que tiennent les non-scientifiques dans l’industrie et dans l’État, (…) Faut-il dire que les amateurs commandent aux experts ou que ces derniers obéissent à un spécialiste de la politique, dans l’entreprise comme dans l’État ? » (8)

 

Allier expertise technique et prise de décision collective est un exercice d’équilibrisme mais les enjeux en présence, tant sur le plan environnemental que sur le plan de la souveraineté, sont historiques. Ils doivent être mis publiquement sur la table.

 

Dans les avancées techniques révolutionnaires qui sont devant nous, prenons l’exemple de Neuralink. La société d’Elon Musk a obtenu l’accord des autorités américaines pour tester ses implants neuronaux sur des humains. Sommes-nous, en tant que société, d’accord avec ça ? Et pourrons-nous refuser ? Bien que l’Europe soit considérée aujourd’hui comme le continent de la régulation, nous n’en restons pas moins en compétition avec le reste du monde et nous ne pouvons pas nous permettre de décrocher. Seulement, en limitant la capacité à innover chez nous, nous nous condamnons à subir.

 

Raymond Aron craignait lui aussi certains aspects du progrès : « Les hommes de pensée jugent pour la plupart sévèrement la sociabilité industrielle. Quand ils évoquent l’avenir, ils craignent moins l’ennui qui guetterait une civilisation du loisir que la puissance surhumaine que la biologie, après la physique, donnera demain peut-être à l’humanité. Déjà celle-ci a la capacité de s’anéantir elle-même, d’altérer le patrimoine génétique de millions d’êtres encore à naître. Va-t-elle acquérir la capacité de modifier ce patrimoine ? De contrôler le hasard génétique ? Mises au point par les physiciens, les armes nucléaires dépendent pour leur emploi effectif des hommes d’Etat. À qui reviendra la charge de manipuler les patrimoines héréditaires ? (9)» Si la société mute, les peurs liées à l’avenir aussi.

 

La pensée de Raymond Aron, bien que marquée historiquement, continue donc de soulever des questions toujours prépondérantes sur la société moderne et le progrès technologique. Notamment cette interrogation sur le contrôle de ces avancées par la population alors que plus la technique avance, plus elle est difficilement compréhensible pour le commun des mortels.

 

Si certains dirigeants d’entreprise se tournent vers la politique, j’ai fait le chemin inverse : ancienne collaboratrice d’élus, je suis devenue fondatrice de deux sociétés dans le domaine du numérique. Je crois profondément que la tech est un sujet politique. Et en cela, si les dirigeants de la French Tech doivent penser ces questions (souveraineté, soutenabilité, futur de l’emploi…), les citoyens doivent également s’en emparer. Sur ces sujets, nous sommes en train de laisser la main aux hauts-fonctionnaires européens. Avez-vous été consultés au sujet de l’IA Act européen ? Nous devons avoir un débat public sur ces questions et nous attendons des partis politiques qu’ils proposent un choix clair de projet de société.

« Avez-vous été consultés au sujet de l’IA Act européen ? Nous devons avoir un débat public sur ces questions et nous attendons des partis politiques qu’ils proposent un choix clair de projet de société. »

 

Il est essentiel pour l’avenir de l’humanité de reprendre le contrôle de ce progrès technologique, non pas pour le stopper ou le brider mais pour que nous puissions dire ensemble, où nous voulons aller.

 

Si Raymond Aron s’est essayé à certaines projections en nous offrant une analyse globale de la société industrielle, il affirme pour autant ne pas prédire l’avenir : « Quels usages les hommes feront-ils de ces moyens ? Je préfère l’avouer que je l’ignore quitte à lire, pour me distraire, les livres sur l’an 2000 (10) ».

 

Personne ne peut prédire ce qui arrive ensuite…

 


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Raymond Aron cancellé

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Laetitia Strauch-Bonart loue son désir de précision et son éthique intellectuelle. Revenant sur l’isolement dont il a été fréquemment victime, elle estime que ses positions se sont révélées clairvoyantes. 

 

« Comme d’habitude, je n’étais pas d’accord. Je suis donc resté solitaire. »

Raymond Aron, Le Spectateur engagé

 

Il ne fait pas bon être libéral en France. Il ne fait pas bon, non plus, l’avoir été. Outre la méfiance que suscite la pensée libérale auprès des tenants d’un État fort ou interventionniste, trois destins attendent aujourd’hui les grandes figures intellectuelles du libéralisme : l’oubli, la diabolisation ou ce qu’on pourrait appeler la consensualisation. Le fin penseur qu’était Raymond Aron se trouve dans ce dernier cas. Comme Benjamin Constant, comme Alexis de Tocqueville, Aron est certes souvent invoqué mais d’autant plus qu’il n’est plus guère lu. La gauche le tolère, le cite même, ce qui en dit long ; la droite lui rend vaguement hommage ; les journalistes et les étudiants le mentionnent. Cet Aron-là plaît à tout le monde parce qu’il n’est véritablement connu de personne.

 

Cette ignorance relative, qui fait perdurer le mythe d’un personnage lisse et tiède, fait dans le même temps oublier que son souci permanent de justesse provoqua bien souvent l’ire de ses contemporains, y compris, on tend à l’oublier, à droite. En l’espèce, il fut plus qu’à son tour, dans un milieu et à une époque non exempts de grégarisme, solitaire. Ainsi, sa consécration méritée, en fin de carrière, ne doit pas masquer l’isolement qu’il a fréquemment subi – un fait malheureux que d’aucuns nomment volontiers aujourd’hui, comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau, la « cancel culture ».

 

Raymond Aron obtient son doctorat en 1938. Sa thèse, qui sera publiée sous le titre Introduction à la philosophie de l’histoire, s’avère déjà en rupture avec le positivisme qui domine la philosophie française. Politiquement, il signale déjà son originalité. « Une fois de plus, expliquera-t-il plus de quarante ans plus tard, comme d’habitude dans ma vie, j’étais dans un petit groupe, solitaire, entre les blocs, c’est-à-dire entre le bloc de ceux qui étaient déchaînés contre le Front populaire, et ceux qui croyaient que c’était une aube nouvelle de la société… » Pour autant, il ne cautionne pas « la politique antérieure ; je la trouvais parfaitement déraisonnable également, dans l’autre sens ». Sans compter qu’« une bonne partie de la droite, celle des hebdomadaires Je suis partout, Candide, Gringoire, qui étaient horribles, une droite extrême, me rendait non seulement de gauche mais fou furieux ». Alors qu’il s’inquiète, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, de la mésentente croissante entre Français de gauche et de droite, il se retrouve entre les deux, « sans grande chance de pouvoir m’exprimer et d’être écouté » (1).

« Il ne fait pas bon être libéral en France. Il ne fait pas bon, non plus, l’avoir été. »

 

Lorsqu’il rejoint Charles de Gaulle à Londres, Aron fait preuve de la même distance critique, ce qui rend difficile son rattachement au mouvement gaulliste sans pourtant en faire l’un de ses opposants. « Si être gaulliste c’était être le féal du général de Gaulle, ou croire en lui quelles que fussent ses opinions, alors, en effet, je ne l’étais pas ». Même face à la guerre, il se refuse à être « dans l’extrême », ce qui le condamne, constate-t-il, à l’écriture et à isolement (1).

 

A la fin de la guerre, Aron s’oriente vers le journalisme plutôt qu’une carrière universitaire – décision qu’il regrettera plus tard – et finit par rejoindre Le Figaro comme éditorialiste. Il s’engage de surcroît, en 1947, au Rassemblement du Peuple Français (RPF), le tout nouveau parti gaulliste. Autant de choix qui dénotent une personnalité singulière, avide d’action autant que de pensée. Mais comme il ne s’engage pas à gauche comme il est d’usage, il en devient, selon les termes de son biographe Nicolas Baverez, un « homme seul » et un « intouchable, banni par ses pairs ». « La violente réaction de rejet dont il fut victime, ajoute Baverez, se traduisit par l’échec de sa candidature à une chaire de philosophie de la Sorbonne en 1948 ». (2) Il y sera finalement élu en 1955, non sans obstacles. Commentant cette période, Aron usera de l’euphémisme : « Je me sentais solitaire, dépouillé de mes amitiés de jeunesse. Bien entendu, je recevais aussi beaucoup de lettres de félicitations, mais j’y étais peu sensible parce qu’elles provenaient d’hommes qui m’étaient trop étrangers. Mais c’est vrai, je n’étais pas bien toléré par l’intelligentsia française dans cette période. (…) J’étais un homme de droite, j’écrivais dans Le Figaro, etc. » (1)

 

Aron fait d’autant plus grincer des dents parmi les intellectuels que la guerre froide bat son plein. Sa ferme défense de l’Alliance atlantique lui aliène un large spectre de politiques et d’intellectuels. En 1951, la sortie de ses Guerres en chaîne, où il montre qu’entre les deux grands vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, la paix est impossible mais la guerre improbable, provoque un véritable « tir de barrage ». « Aron, relate Baverez, dut alors affronter une sainte alliance des communistes, des progressistes et des neutralistes, qui marqua son complet isolement. » Une fausse rumeur, propagée par le philosophe et neutraliste Etienne Gilson, le présente comme un agent payé par les Etats-Unis. Ostracisme et intolérance règnent tout autant à l’Institut d’études politiques où il enseigne de 1948 à 1954 et où ses idées sur le marxisme, la guerre froide et la IVè république « heurtaient de front le catéchisme progressiste » de la quasi-totalité des autres enseignants. Sa candidature implicite à un poste de professeur fut  écartée avec élégance » (2).

 

Dévasté par le décès brutal de l’une de ses filles en 1950, il devient, poursuit son biographe, « un solitaire, rejeté par l’université et enfoui dans sa peine » (2). Il publiera dans cette période l’un de ses chefs-d’œuvre, L’Opium des intellectuels, en 1955, où il soutient qu’il est impossible de constater l’existence du goulag sans devenir anticommuniste dans le même temps. Sa cible n’est pas tant les intellectuels communistes que « mes amis qui reconnaissent l’existence des camps de concentration, qui ne sont pas communistes mais qui ne veulent pas être anticommunistes », comme Sartre à cette époque. Il épingle ce « mouvement intellectuel dont il n’y a guère eu l’équivalent ailleurs » faits de « ceux qui étaient entre les deux, qui étaient à tel point attirés par le prolétariat, le socialisme, l’histoire, la révolution, la gauche, qu’ils n’acceptaient pas les conséquences de la rupture avec le communisme » et qui, partant, « ne pouvaient admettre que la rupture avec l’Union soviétique conduisît nécessairement à mon chemin, c’est-à-dire à accepter l’Alliance atlantique et la coalition des anticommunistes » (1).

 

Son anti-communisme aurait pu en faire la coqueluche de la droite non-gaulliste. Il n’en est rien car Aron s’en prend à l’une de ses vaches sacrées, l’Algérie française. Convaincu dès l’après-guerre que « la décolonisation, d’abord, était inévitable, ensuite qu’elle était conforme aux valeurs que les Occidentaux défendent » (1), autrement dit, pour reprendre des termes aroniens, que l’existence de colonies n’est plus ni « possible » ni « souhaitable », il approfondit l’argument dans La Tragédie algérienne qu’il publie en 1957. L’ouvrage « provoqua un réel séisme politique, relate Baverez. Aron s’aliéna la droite – prompte à s’élever contre la trahison de l’auteur de L’Opium (…) -, mais aussi la gauche – qui dénonçait sous la plume de Jean Daniel « le passage du conservatisme au défaitisme » (2).

 

A droite, les attaques sont rudes. Il se trouve alors en contradiction avec la ligne du journal dont il est éditorialiste. On l’accuse de faire le jeu du FLN, on s’étouffe lorsqu’il explique que « la politique de la France ne pouvait pas être déterminée par un million de Français d’Algérie », on prétend qu’il voudrait « mettre les Français d’Algérie dans des camps de concentration » (1). Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie au début de la guerre en 1955-1956 et fervent partisan de l’Algérie française, publie peu après La Tragédie algérienne une brochure au titre évocateur, Le Drame algérien et la décadence française, réponse à Raymond Aron. Ces échauffourées livresques masquent la popularité de la position aronienne. Pour une fois, Aron est l’homme de la majorité silencieuse puisqu’il exprime publiquement « ce que la majorité des Français et la quasi-totalité de la classe politique pensaient sans oser se l’avouer » (2). Il commentera modestement deux décennies plus tard : « J’ai eu une influence très limitée, mais j’ai apporté, si je puis dire, aux hommes politiques modérés une représentation générale du monde qui justifiait leur politique » (1).

« L’anti-communisme de Raymond Aron aurait pu en faire la coqueluche de la droite non-gaulliste. Il n’en est rien car Aron s’en prend à l’une de ses vaches sacrées, l’Algérie française. »

 

La reconnaissance universitaire tant attendue advient pendant la décennie 1960 puisqu’il devient directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Point de retrouvailles, en revanche, avec la communauté intellectuelle en raison de ses prises de position, philosophique et politique, face à l’événement qui donnera un nouveau souffle à la gauche, mai 1968. Dans La Révolution introuvable, publiée la même année, il cherche à donner un sens sociologique à l’épisode, loin du mythe d’une jeunesse révolutionnaire salvatrice. Il prend position, par un certain nombre d’articles publiés en mai dans Le Figaro, contre « le terrorisme du pouvoir étudiant » qui souhaite s’immiscer dans la gouvernance de l’université. Ici, Aron, ne s’aliène pas seulement les usual suspects comme Sartre lequel, sous prétexte d’appeler Aron à pratiquer l’autocritique – un professeur doit savoir, selon la novlangue de l’époque, « se contenter » – frise l’insulte en proclamant qu’« il faut (…) que les étudiants puissent regarder Raymond Aron tout nu » (2) ; des hommes plus modérés, tels Pierre Hassner et François Furet, prennent leurs distances face à un positionnement qu’ils jugent trop sévère (2).

 

Quant aux gaullistes, il conservera avec eux une relation ambivalente. Bien que dans l’ensemble favorable à la politique étrangère gaullienne, il en critiquera de plus en plus le style, notamment la rhétorique anti-américaine, qu’il juge illusoire et dangereuse. De façon similaire, s’il est satisfait du retour du général de Gaulle en 1958, il n’oubliera pas de remarquer que celui-ci s’est trouvé « à la limite du coup d’État » quand il est revenu au pouvoir.

 

Dans les années 1970, Aron a réalisé la prédiction de Malraux qui avait auparavant annoncé à son ami : « Attendez, attendez, quand vous aurez soixante-dix ans, ça s’arrangera, on vous reconnaîtra » (2). Au soir de sa vie, il reconnaîtra que ses idées ont marqué maints universitaires et hommes politiques. Pour autant, non seulement il « n’y a pas une secte aronienne », jugera-t-il, mais il dira rester « isolé et opposant, destin normal d’un authentique libéral » (1).

 

Selon les propres explications du philosophe, son isolement venait de son adoption d’« un certain nombre d’attitudes » (1). Ce dernier terme, polysémique, peut se référer au contenu même de ses positions, mais aussi, et c’est ce point que nous voudrions explorer, à la méthode aronienne menant à leur formulation.

 

Comme le titre du livre d’entretiens accordé par Aron à Jean-Louis Missika et Dominique Wolton en 1981 l’indique, Aron se voulait un « spectateur engagé ». « La volonté de voir, de saisir la vérité, la réalité, d’un côté, et de l’autre côté agir : ce sont, me semble-t-il, les deux impératifs auxquels j’ai essayé d’obéir toute ma vie », développe-t-il (1). Cette formule, qui se distingue de l’engagement au sens sartrien, lie ensemble la pensée et l’action de telle sorte que, si l’on ne peut pas bien agir sans avoir pensé au préalable, on ne peut pas non plus bien penser si l’on n’a pas l’action en ligne de mire. La pensée, en d’autres termes, est bornée par ce qu’Aron nomme le réel ou la réalité. Le réel oblige, autrement dit, il impose une éthique intellectuelle qui se distingue du réflexe idéologique. Décrivant les « intellectuels », Aron remarque qu’ « ils sont inquiets, angoissés par ce que notre régime existant comporte de mal (et tous les régimes comportent du mal), (qu’)ils sont assoiffés de la solution qui donnerait la société universalisable. Ils ont bien une opinion sur ce qu’il faut faire contre l’inflation ou au sujet du réarmement de l’Allemagne, mais c’est essentiellement des opinions à partir d’impératifs ou de postulats et non pas à partir d’une analyse de la conjoncture ». Or analyser la conjoncture, c’est vouloir produire un raisonnement adapté à chaque situation, c’est faire du sur-mesure, c’est être mesuré, non pas au sens de la tiédeur mais de l’exactitude. Ou encore, « avoir des opinions politiques, ce n’est pas avoir une fois pour toutes une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent » (1).

 

Cette éthique, dans le paysage politico-intellectuel de son époque, était rare. D’abord parce que nombre de politiques et intellectuels, à gauche mais aussi à droite, pétris d’idéologie, ne se préoccupaient que du « souhaitable » et non du « possible ». Ensuite parce qu’en passant d’un camp à l’autre en fonction des changements de circonstances, Aron se démarquait de ses camarades qui privilégiaient la loyauté clanique. Avoir Aron de son côté pour un temps ne signifiait pas avoir gagné son soutien en toutes circonstances. « Quand je vote, je vote pour Giscard d’Estaing et non pas pour Mitterrand, commentait-il. Donc si on définit la place d’un intellectuel par ses votes, je suis un intellectuel de droite, mais d’un caractère un peu particulier, c’est-à-dire indiscipliné et rarement d’accord avec celui pour lequel il a voté. Je critique avec la même liberté l’homme pour lequel j’ai voté que je le ferais si l’autre était élu. » (1) Pour le dire autrement, il était libre.

« Avoir Aron de son côté pour un temps ne signifiait pas avoir gagné son soutien en toutes circonstances. »

 

Au vu de la trajectoire d’Aron et de son influence intellectuelle posthume, nous savons aujourd’hui que son isolement n’a pas empêché sa réussite. Mieux, la plupart de ses positions, choquantes à l’époque pour certains, apparaissent rétrospectivement comme celles qu’il fallait adopter pour préserver la concorde nationale. Le temps a fait son œuvre et révélé, progressivement, la clairvoyance aronienne. Nous pouvons en tirer, pour le présent, une leçon. Tous les penseurs atypiques et isolés ne deviennent pas des Aron, mais en pensant atypiquement et en acceptant la solitude qui accompagne l’honnêteté intellectuelle, en refusant la logique clanique, on n’est pas seulement plus libre, on met toutes les chances de son côté pour, même beaucoup plus tard, avoir raison.

 


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Raymond Aron, entre sociologie et philosophie

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Philippe Raynaud analyse la dimension sociologique des œuvres de l’intellectuel. Il y décrit l’influence majeure de Weber et de Montesquieu dans le lien que Raymond Aron tisse entre sociologie, libéralisme et philosophie politique. 

 

Au cours des dernières décennies, l’œuvre de Raymond Aron a gardé un prestige certain et on pourrait même dire que sa pensée jouit aujourd’hui dans les milieux académique et intellectuel d’une légitimité plus forte que ce n’était le cas de son vivant. Mais cette reconnaissance tardive a aussi quelque chose de paradoxal ; elle concerne pour l’essentiel l’analyste politique, dont on reconnaît enfin la lucidité supérieure et dont, chez les meilleurs, on perçoit que cette lucidité est intimement liée à une certaine attitude philosophique, mais elle fait assez peu de place à la qualité de « sociologue » qu’Aron n’a pas cessé de revendiquer tout au long de sa carrière académique. Aron apparaît aujourd’hui comme un penseur politique de premier plan, dont les vrais philosophes politiques reconnaissent la profondeur, mais ne semble pas qu’il soit considéré comme un des « classiques de la sociologie ».

 

La récente publication de ses cours au Collège de France de 1970-1971 et 1971-1972 (1) peut être l’occasion de revenir sur ce que la « sociologie » signifiait pour Aron. Dans ses Mémoires, il est lui-même très sévère pour cette critique de la pensée sociologique, dont le but était d’esquisser une suite des Étapes de la pensée sociologique, qui aurait étudié le devenir intellectuel (et institutionnel) de la sociologie après la génération des fondateurs (Comte, Marx, Tocqueville) et celle des classiques (Durkheim, Pareto, Weber) : « Je manquais totalement ce cours ; tout au plus m’a-t-il aidé à apercevoir ce que devait être cette critique (2) ». Cette sévérité me paraît très excessive, car ce cours est riche en analyses subtiles et originales sur quelques grandes questions classiques (l’histoire de la notion de « critique » de Kant à Marx, la naissance de la sociologie, le devenir de l’héritage de Marx chez Pareto et Weber) tout en donnant une vue très juste des controverses d’une sociologie qui est supposée être arrivée à maturité « scientifique » mais qui reste traversée par des divisions nombreuses. Il me semble en fait que la déception d’Aron devant les résultats de son propre enseignement traduit sous une forme trop modeste sa déception devant ce qu’on pourrait appeler les «désillusions du progrès scientifique ».

« La sociologie de Raymond Aron est inséparable d’un certain libéralisme , qui est lui-même fondé sur une philosophie politique. »

 

D’un côté, en effet, il semble difficile de ne pas transposer à la sociologie ce qu’Aron dit de la science économique : « Dans la mesure où l’on admet l’existence d’une telle science, il est impensable qu’elle ait pu être formulée de façon définitive aux environs des années 1860 (3) et qu’un siècle après, en dépit du fait que des milliers d’esprits supérieurs ont étudié les problèmes de l’économie, ils n’aient rien ajouté, ni comme schémas abstraits, ni comme analyses concrètes (4) ». La sociologie a sans doute connu des progrès comparables, mais, d’un autre côté, ceux-ci laissent toujours les lecteurs insatisfaits pour des raisons dont on voit mal comment elles pourraient être surmontées. La sociologie reste divisée en trois « tendances », qui étaient déjà présentes chez les « fondateurs » et chez les « classiques ». Elle peut mettre l’accent sur « la recherche de la communauté en fonction de la prise de la conscience de la désagrégation des sociétés traditionnelles » ; elle peut se présenter comme une « critique sociale par le contraste entre les idées dont se réclame la société moderne et la réalité dont celle-ci nous offre le spectacle » ; elle peut, enfin, chercher à « interpréter historiquement la société moderne ». Mais la permanence de ces questions fondamentales, qui étaient au centre des projets de Comte et de Durkheim, de Marx et de Tocqueville ou de Marx et Weber, s’accompagne aujourd’hui d’un scepticisme général et sans doute justifié sur la possibilité d’une « théorie unitaire de la société » – qui semble bien avoir été le projet qui animait secrètement les « fondateurs » et les « classiques ».

 

Cette reconnaissance quelque peu désenchantée des limites de la connaissance sociologique conduit, comme le fait du reste Aron vers la fin de son cours, à reconnaître une certaine proximité entre la sociologie et la philosophie : « Donc la philosophie a bien quelque chose de commun avec la philosophie. Léon Brunschvicg a écrit en petit livre, De la connaissance de soi, qui commence par une citation de Pascal ; la sociologie pourrait avoir d’une certaine manière pour titre : La connaissance de soi. La sociologie est une forme de connaissance de soi, à condition de ne pas oublier que la seule façon de se connaître comme soi, c’est de connaître les autres (5) ».

« Aron apparaît aujourd’hui comme un penseur politique de premier plan, […] , mais ne semble pas considéré comme un des « classiques de la sociologie ». » 

 

Naissance d’une pensée

 

Pour comprendre la relation entre la sociologie et la philosophie dans la pensée d’Aron, il faut partir à la fois de ses premières œuvres et de ses premières expériences politiques.

 

Dans ses premiers travaux, il s’appuie sur des auteurs allemands contemporains comme Dilthey, Rickert, Simmel et, surtout, Max Weber, qui lui apparaissent à la fois comme les promoteurs d’un renouvellement de la philosophie critique et comme des représentants d’une conception des sciences sociales très différente de celle qui devient alors prédominante en France avec le succès de la sociologie durkheimienne. On sait que cette approche, développée notamment dans la thèse principale d’Aron (Introduction à la philosophie de l’histoire) fut en fait assez mal accueillie par la génération universitaire précédente, comme en témoignent les discussions très vives qui eurent lieu lors de sa soutenance (26 mars 1938). Paradoxalement, l’intérêt d’Aron pour « la philosophie critique de l’histoire » et pour la « sociologie allemande contemporaine » le mettait en conflit avec les deux courants dominants de la philosophie française, qui reposent l’un et l’autre sur une confiance sereine dans les progrès de la Raison et qui sont deux expressions complémentaires d’un certain républicanisme français : le néo-kantisme façon Léon Brunschvicg, fondé sur une certaine idée des progrès de la science et de la conscience européennes et la sociologie durkheimienne, qui reprend et transforme l’héritage de Saint-Simon et de Comte s’opposent l’un et l’autre aux versions « allemandes » du projet criticiste et de la sociologie.

 

Cette divergence philosophique se traduisait aussi par une relation originale avec la politique, qui apparut au grand jour un peu plus d’un an après la soutenance d’Aron, lorsque celui-ci prononça devant la Société française de Philosophie une conférence sur « États démocratiques et États totalitaires » (17 juin 1939), qui montre clairement la nature de son différend avec la philosophie dominante. Aron voit clairement la nature inédite et révolutionnaire du nazisme et la capacité de celui-ci à mobiliser durablement une partie considérable des masses au service d‘un État totalitaire et surarmé, là où la majorité de ses collègues pensent avoir affaire à un simple épisode réactionnaire que l’appel à la raison, à la démocratie et, pour tout dire, à la République ne manquera pas de surmonter ; il annonce, en fait, les difficultés que vont rencontrer les démocraties et en tout premier lieu la France, sans pour autant céder au pacifisme si puissant alors dans la gauche française. On se rappellera aussi que, quelques années plus tôt, en 1933, le jeune Raymond Aron avait été très frappé par la réponse d’un Secrétaire d’État auquel il avait fait un brillant exposé sur les relations entre la France et l’Allemagne et qui lui avait répondu en substance : « tout cela est bien beau, mais que feriez-vous à la place du Président du Conseil ? (6) ». Aron a gardé de cet épisode une certaine idée de l’action qui l’a conduit à considérer que le penseur politique ne peut pas se contenter d’« appliquer » les normes découvertes par la raison mais qu’il doit reconnaître une certaine pertinence au point de vue du Geschäftsmann, l’homme d’action impliqué dans la réalité des affaires humaines, celui-là même que critique Kant dans le célèbre texte « sur l’expression courante « Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien » ». Ce refus du formalisme moral et ce choix délibéré en faveur d’une éthique conséquentialiste, combiné avec une philosophie théorique essentiellement criticiste est sans doute une des raisons de son admiration jamais démentie pour Max Weber, qui cherchait déjà à penser les exigences de l’éthique de responsabilité sans tomber dans le cynisme ou le pur pragmatisme.

 

Pour finir, on comprend bien quelle était la situation de départ d’Aron: si la conception criticiste de la connaissance restait indépassable, la voie de la philosophie kantienne orthodoxe était fermée et, d’un autre côté, les sciences sociales devaient s’émanciper de l’orthodoxie durkheimienne, dont la soutenance de thèse avait du reste rappelé la profonde affinité avec l’idéalisme républicain ; d’un autre côté, le marxisme, qui prétendait unir la science et l’action dans une perspective révolutionnaire ne pouvait évidemment pas satisfaire l’auteur de La philosophie critique de l’histoire. Dans ces conditions, l’œuvre de Weber, qui articule une conception exigeante de la science sociologique sur une théorie de la connaissance fondamentalement criticiste et qui reprend dans un cadre non « marxiste » certains éléments importants de la pensée de Marx devait naturellement conserver une place centrale dans la pensée d’Aron, sans que l’on puisse pour autant voir en lui un simple « wébérien ». La solution sera finalement trouvée dans une conception originale de la sociologie, qui est mise en œuvre dans les grands ouvrages des années 1960, notamment les trois cours sur les sociétés modernes (7) Paix et guerre entre les nations et dont les fondements sont mis au jour dans Les étapes de la pensée sociologique.

 

Philosophie, politique et sociologie

 

Dans Les étapes de la pensée sociologique, Aron semble apporter deux réponses à la question de la naissance de la sociologie. Au point de départ de son enquête, il fait de Montesquieu plus qu’un « précurseur », un des « doctrinaires de la sociologie ». Montesquieu est sociologue par la manière dont il cherche à penser la diversité des sociétés humaines et, surtout, par son insistance sur les liens entre les lois ou les régimes politiques et les autres forces qui jouent sur l’action humaine : les lois sont des « rapports qui dérivent de la nature des choses », « plusieurs choses gouvernent les hommes ». Mais il reste « encore un philosophe classique dans la mesure où il considère qu’une société est essentiellement définie par son régime politique et où il aboutit à une conception de la liberté », si bien que l’on peut dire que « Montesquieu est en un sens le dernier des philosophes classiques et le premier des sociologues (8) ». D’un autre côté, si Montesquieu n’apparaît pas comme un des « pères fondateurs » de la sociologie, c’est parce qu’il « ne médite pas sur la société moderne », qui est au contraire la question centrale qui va dominer la génération des fondateurs (9). De ce point de vue, la naissance de la sociologie n’est pas seulement liée à une nouvelle conception de la science mais aussi et surtout à la conscience que, au tournant de la fin du XVIIIe siècle, la condition humaine a connu des changements majeurs qui ont rendu possible et nécessaire cette orientation nouvelle. De là l’idée que la grande tradition sociologique se constitue autour de la définition de la société nouvelle qui naît au XIXe siècle et donne lieu à trois grandes interprétations : Auguste Comte la définit comme société industrielle, Marx comme société capitaliste et Tocqueville considère que la grande révolution en cours est l’avènement de la société démocratique caractérisée par le développement « providentiel » de l’ « égalité des conditions ».

« Aron fait de Montesquieu plus qu’un « précurseur », un des « doctrinaires de la sociologie ».»

 

Il n’est pas difficile de montrer que, dans son œuvre de sociologue, Aron s’est attaché à montrer que ces trois approches étaient d’une certaine manière complémentaires et que, plus d’un siècle après la génération des fondateurs, il restait pertinent de considérer la société moderne à travers les schémas de Comte, Marx ou Tocqueville. C’est le cas notamment dans les trois grands cours sur les sociétés modernes, dont les thèmes dominants renvoient aux trois auteurs majeurs de la génération des fondateurs : les Dix-huit leçons sur les sociétés industrielles développent une problématique héritée de Comte, Les luttes de classes examinent l’apport de Marx, Démocratie et totalitarisme prolongent la réflexion de Tocqueville sur l’avenir de la liberté dans la société moderne.

 

Ces trois cours doivent être lus comme un tout cohérent. Il s’agit d’une œuvre considérable, souvent sous-estimée aujourd’hui chez certains penseurs du « totalitarisme » et même chez certains amis d’Aron, du fait d’une légende tenace : Aron aurait finalement participé d’une illusion courante à partir de la mort de Staline et de la fin de la guerre froide, celle de la convergence des systèmes communiste et capitaliste dans une même « société industrielle ». Tout en reconnaissant qu’il avait pu lui-même contribuer à cette « erreur d’interprétation », Aron a fait justice de cette légende dans Le spectateur engagé (10) mais elle ressurgit néanmoins périodiquement parce que, la plupart du temps, on ne saisit pas le sens de la comparaison capitalisme/socialisme dans les 18 leçons ou entre Démocratie et totalitarisme.

 

En fait, on ne comprend pas ces livres si on oublie qu’ils sont issus de cours donnés à la Sorbonne devant un public d’étudiants en philosophie dont beaucoup étaient communistes ou du moins marxistes et dont il fallait d’abord ébranler les certitudes avant de chercher à les convaincre. La notion de « société industrielle » permet dans ce contexte une désublimation de la prétention de la société soviétique à incarner une alternative radicale à société « capitaliste » mais cela ne veut pas dire que ces deux sociétés se confondent, ni qu’elles doivent vraiment converger. Aron s’en explique dans la préface de la Lutte de classes où il remarque d’ailleurs que la Literaturnaya Gazeta ne s’y est pas trompée et où il précise que la coexistence pacifique ne prendrait vraiment de sens que si les marxistes-léninistes renonçaient à leur prétention à la vérité. Loin de prévoir une convergence naturelle des deux régimes, Aron est très sceptique sur les capacités de réforme du communisme et il propose une critique aiguë du marxisme optimiste d’Isaac Deutscher, qui attendait de la croissance économique la démocratisation du régime soviétique. Aron accepte certes trop facilement l’idée que le régime peut apporter une certaine prospérité économique sous condition de certaines réformes (c’est l’époque de Libermann), il convient que les occidentaux et les communistes ont en commun certaines « valeurs » mais il tient que la réforme du régime ne peut venir en URSS (à la différence de ce qui aurait pu se produire en Pologne et en Hongrie) que d’une crise interne de l’élite qui aboutirait à sa destruction.

 

C’est à partir de là que l’on peut comprendre les thèses de Démocratie et totalitarisme, qui se situent dans un contexte différent de celui de l’avant-guerre, et qui constatent que le régime soviétique pose un problème qui n’est pas de même nature que celui que posait le nazisme. Celui-ci développait une dynamique conquérante qui devait rapidement conclure à un conflit global. Dans Paix et guerre entre les nations , Aron montre au contraire que le monde de la « guerre froide » reste un monde un qui ne va pas nécessairement vers la conflagration, mais qui est néanmoins fondamentalement divisé : le système international n’est pas seulement bipolaire mais asymétrique.

 

Résumons-nous. Toutes ces œuvres se réclament de la sociologie, mais d’une sociologie qui reconnaît la centralité de la politique et qui s’appuie largement sur les apports de la science politique, mais qui refuse l’idée d’une science reine qui unifierait toutes les approches possibles du politique et de la politique. Dix-huit leçons sur les sociétés industrielles part de Comte pour proposer une critique de l’auto-interprétation marxiste de la société soviétique, dans laquelle la différenciation politique entre l’Est et l’Ouest est décisive. La lutte de classes fait droit à certaines thèses de Marx dans le cadre d’une sociologie qui met davantage l’accent sur la domination que sur l’exploitation, et elle utilise largement certaines œuvres de la science politique américaine (Schumpeter).

« Aron montre au contraire que le monde de la « guerre froide » reste un monde un qui ne va pas nécessairement vers la conflagration, mais qui est néanmoins fondamentalement divisé : le système international n’est pas seulement bipolaire mais asymétrique. » 

 

 

Démocratie et totalitarisme part d’une version dramatisée de l’alternative tocquevillienne entre les deux versions possibles de la société démocratique pour faire une large place à la question du régime. On peut rapprocher Démocratie et totalitarisme de l’Essai sur les libertés, qui date de la même période, et où Aron met en scène un dialogue imaginaire entre Tocqueville et Marx pour éclairer la relation entre les libertés « formelles » et les libertés « réelles » (11). Mais on doit aussi remarquer que, significativement, Aron rapproche Tocqueville de Montesquieu en notant que l’un et l’autre sont à la fois sociologues et philosophes et que cette double identité tient, d’une part, à l’importance qu’ils continuent d’attribuer à la question du régime politique et, de l’autre, à leur attachement à la cause de la liberté.

 

Comme il le dira lui-même dans sa leçon inaugurale au Collège de France, qui traite significativement de la « Condition historique du sociologue », la sociologie de Raymond Aron est inséparable d’un certain libéralisme , qui est lui-même fondé sur une philosophie politique. Ce libéralisme essentiellement politique est assez éloigné de celui des différentes écoles libérales d’aujourd’hui, car il ne se fonde ni sur une théorie du marché ni sur une philosophie du droit. Aron est ainsi fidèle aux choix philosophiques et existentiels de sa jeunesse, mais il s’inscrit aussi dans la continuité de la pensée de Montesquieu et de Tocqueville : Le libéral participe à l’entreprise du nouveau Prométhée, il s’efforce d’agir selon les leçons, si incertaines soient-elles de l’expérience historique, conformément aux vérités partielles qu’il recueille plutôt que par référence à une vision faussement totale. « Ayez donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre et non cette terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve ». Vous avez reconnu la voix d’Alexis de Tocqueville.

 


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International : la neutralité est une imposture

À l’aune des écrits d’Aron, notre chercheuse associée Loriane Lafont-Grave dénonce, dans Contrepoints, le bonapartisme de la politique étrangère macronienne. Elle ambitionne une prise de position claire et concrète de la France aux côtés de l’Ukraine.

 

À l’heure d’un changement de ministre, il n’est pas vraiment question d’un changement de cap puisque la diplomatie constitue un « domaine réservé » du président de la République. C’est du moins ce que soutient Loriane dans un état des lieux de la diplomatie française, qui selon elle « n’est pas au beau fixe sur plusieurs fronts ». Tandis que nos relations avec l’Afrique tournent à l’aigre, elle remet en question nos rapports avec Washington et notre implication dans le conflit russo-ukrainien.

« Incohérence, manque de fiabilité, improvisation, paternalisme et arrogance »… Tels sont les reproches faits à la diplomatie macronienne, constituée d’« initiatives empathiques et non-coordonnées prises unilatéralement par le chef de l’État ». Pour Loriane, le président Macron marche maladroitement dans les pas du Général de Gaulle : elle dénonce une politique aux tendances « bonapartistes » et une verticalité du pouvoir décisionnel.

 

« Les Européens ne doivent pas attendre, pour préparer leurs opinions publiques, une intensification de la guerre de la Russie contre l’Ukraine et des contrecoups éventuels pour eux-mêmes. »

En son temps, l’intellectuel Raymond Aron s’attaquait à « l’attitude solipsiste » du Général de Gaulle. Notre chercheuse transpose cette critique à la politique macronienne : culte de la personnalité, hyper-verticalité du pouvoir, théâtralité de la prise de décisions, aucune collégialité dans les initiatives… Même si Macron se prétend libéral, Loriane n’est pas du même avis. Elle avance qu’il n’applique aucun libéralisme en matière de politique extérieure. En effet, si l’on s’en tient à la définition d’Aron, la philosophie libérale représente l’antithèse d’une « conception individualiste de la société ». Pourtant, il est clair que le président de la République entretient un rapport jupitérien avec ses institutions et mène sa barque de manière à ne donner « ni vie, ni voix au Parlement ».

Loriane regrette le rôle quasi-inexistant de notre Parlement sur les questions diplomatiques, ce qui fait de notre pays une « anomalie » parmi les autres démocraties occidentales. Le vote de nos parlementaires n’est pas requis et leur avis « à peine, voire pas du tout consulté ». Certes, l’exécutif est « presque tout puissant » mais il n’en est pas plus efficace.

 

« La pratique du président en matière de relations internationales est bien trop proche de celle de Bonaparte dans la manière martiale qu’il a de paraître imposer les volontés françaises à nos voisins, qui se méfient d’ailleurs toujours d’un penchant bien français vers l’autoritarisme. »

En ce qui concerne la guerre russo-ukrainienne, Loriane pointe du doigt certaines limites de notre politique étrangère : le retour d’un anti-américanisme, des erreurs et ambiguïtés du président, des faiblesses logistiques quant au soutien matériel mais surtout une volonté de « ne pas humilier Moscou ». Loriane reprend les mots d’Aron et affirme que  « la neutralité est une imposture et sans doute aussi une lâcheté ». 

En ce sens, elle rappelle le désaccord idéologique entre Raymond Aron et Hubert Beuve-Méry (fondateur du journal Le Monde) qui appelait à rester à équidistance de Washington et de Moscou lors de la Guerre froide. Cette prise de position était « aberrante » aux yeux d’Aron. Près de 80 ans plus tard, ce discours raisonne avec la situation géopolitique actuelle : Loriane s’oppose à l’idée, soutenue par certains politiques français, selon laquelle prendre position dans ce conflit aggraverait la guerre.

 

« À craindre Poutine, nous lui donnons raison, et nos tergiversations dans le passage à l’action pourraient finir par coûter cher au continent européen. Il est encore temps de nous ressaisir, en surmontant nos peurs. »

Loriane espère que la France fasse preuve de courage politique en clarifiant sa position. Il est grand temps qu’elle agisse en qualité d’alliée « fiable et solide » aux côtés de Kiev, mais aussi aux côtés des États-Unis qui ne peuvent assumer le conflit seuls. Pour être crédibles et ne plus passer pour des « beaux parleurs », nous devons apporter un soutien logistique plus conséquent aux Ukrainiens.

Que le président de la République s’inspire du Général de Gaulle en écoutant Aron et qu’il devienne libéral, tels sont les souhaits de Loriane.

 

« Ce n’est pas de « locomotive » que la France doit faire figure mais d’ancre, de pays stable et constant dans sa volonté, non plus seulement de ne pas laisser gagner la Russie mais de faire gagner l’Ukraine. »

 


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Publié le 17/01/2024.

Libéraux par conviction, non par tradition

 

Dans la préface de notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), notre présidente Monique Canto-Sperber définit le libéralisme de l’intellectuel comme étant avant tout un libéralisme politique, fondé sur la décentralisation, le souci de l’équilibre et des contre-pouvoirs. Elle loue sa lucidité et sa perspicacité et juge son héritage inspirant pour comprendre les réalités du XXème siècle. 

 

La liberté est un combat, non une habitude. C’est l’une des intuitions les plus profondes qui se dégage de la pensée de Raymond Aron. Plus explicitement : les libertés ne sont ni un bien acquis ni un héritage garanti que l’on défend par routine, mais l’objet d’une conquête perpétuelle dont la préservation exige mobilisation et engagement. Le diagnostic qui clôt de manière magistrale le premier exposé d’Essai sur les libertés (« Tocqueville et Marx ») : « La société industrielle dans laquelle nous vivons (…) n’est libérale que par tradition ou survivance si, par libéralisme, on entend le respect des droits individuels, des libertés personnelles, des procédures constitutionnelles » va de pair avec l’injonction à s’engager pour la défense des libertés non seulement face aux pays totalitaires, mais aussi, et tout particulièrement aujourd’hui, dans notre démocratie libérale car c’est d’abord chez nous, en dépit de l’état de droit, en dépit de la liberté économique, en dépit des valeurs affichées dans la devise de notre régime où la liberté est première citée, que les libertés sont à défendre pied à pied.

 

Raymond Aron est mort il y a quarante ans, le 17 octobre 1983, et le présent recueil publié par le think tank libéral Generation Libre que j’ai l’honneur de présider, est un témoignage de reconnaissance pour ce que lui doivent les libéraux français d’aujourd’hui. On y lira les contributions d’auteurs qui, à partir de perspectives différentes, s’interrogent sur la nature et la portée de son libéralisme. Toutes s’attachent à montrer combien l’œuvre et la personnalité de Raymond Aron, disparu il y a quarante ans, restent une source d’inspiration pour l’époque actuelle.

 

Nicolas Baverez rappelle la perspicacité quasi visionnaire des réflexions de Raymond Aron sur la dialectique des empires et des États, les premiers à la quête d’un nouveau monde post-occidental et donc post-démocratique, les seconds contraints de renoncer à la conviction folle que la guerre est devenue impossible et la paix perpétuelle accessible. Joshua Cherniss montre comment se croisent et se recoupent les réflexions de Raymond Aron et d’Albert Camus sur le thème de la responsabilité politique et la nécessité de l’engagement. Laetitia Strauch-Bonart revient sur l’exigence de rigueur intellectuelle qui a condamné Raymond Aron à la solitude intellectuelle parmi ses contemporains, seul à combattre au nom de ses principes et par des arguments des coalitions d’ennemis disparates.

« La liberté est un combat, non une habitude. »

 

La réflexion sur les liens entre la sociologie et la philosophie, disciplines qui façonnent la pensée de Raymond Aron, fait l’essentiel de la contribution de Philippe Raynaud, tandis qu’Aurélie Drouvin, Alexis Karklins-Marchay et Perrine Simon-Nahum proposent des analyses, originales et complémentaires, des Désillusions du Progrès, la contribution d’Aurélie Jean, réflexion sur le devenir de la culture numérique et le développement de l’Intelligence Artificielle, jetant une lumière nouvelle sur la portée des intuitions de Raymond Aron sur les développements technologiques à venir. Jean-Louis Bourlanges inscrit quant à lui la pensée de Raymond Aron dans la réalité politique d’aujourd’hui et la met quasi au défi de penser la montée en puissance des régimes illibéraux en Europe, sa réflexion étant prolongée par celle d’Alexis Carré qui s’interroge à partir d’une perspective aronienne sur le sens de la nation. Les essais de Bernard Cazeneuve et de David Lisnard reprennent avec ampleur ces réflexions en rattachant les idées politiques de Raymond Aron à la dialectique des libertés et des règles communes pour le premier, à la centralisation du pouvoir central aujourd’hui de plus en plus marquée et à l’affaiblissement des pouvoirs et autonomies locales pour le second. Enfin, la contribution de Rafaël Amselem et de Baptiste Gauthey confronte dans une étude de grande ampleur la conception aronienne de la démocratie à sa réalité présente et analyse la pertinence et les limites de sa référence à l’ordre constitutionnel au regard de la pratique politique contemporaine.

 

Raymond Aron fut sans doute l’un des premiers penseurs libéraux d’après-guerre en France à signaler le paradoxe qui résume encore l’état des libertés dans notre société : plus de droits variés et sectoriels et moins de libertés fondamentales. Depuis un demi-siècle, des droits nouveaux et des capacités d’agir ont été accordés aux individus. Il est aujourd’hui possible en France de se marier entre hommes ou entre femmes, de créer une entreprise en un clic, de divorcer sans juge et de fumer du cannabis sans risquer la prison. La déception que confessait Raymond Aron à voir le faible degré d’engagement en faveur des libertés pourrait donc sembler n’être plus de mise. Et pourtant, le fait que de tels droits sont acquis n’empêche pas que les libertés les plus fondamentales comme la préservation d’une vie privée, la possibilité de circuler anonymement dans l’espace public, de n’avoir pas à rendre de compte de ses opinions ou à être contraint de penser en conformité avec les courants de pensée dominants, sont de plus en plus menacés. De même, l’autonomie de chacun et sa responsabilité personnelle sont amoindries, ce qui entrave sa capacité de définir librement son rôle dans la vie économique et sociale. Plus inquiétant encore, la réalité de la participation politique des citoyens, participation qui fonde la légitimité de l’obéissance aux lois votées au nom du peuple français, semble affaiblie, ce qui contribue à saper l’idée d’un projet collectif.

 

Les raisons de l’effritement de nos libertés sont multiples, elles vont de l’évolution des pratiques politiques (plus de centralisation et de présidentialisation, moins de parlementarisme) à l’impact des réglementations qui veulent encadrer tous les aspects de notre vie et tendent de ce fait à déresponsabiliser les individus, acteurs sociaux et citoyens, par rapport aux différents engagements qui rendent concret le souci de la chose publique. Mais elles sont aussi dues aux effets produits par les évolutions sociales, culturelles, technologiques à l’œuvre dans les sociétés contemporaines.

« La réalité de la participation politique des citoyens, […] semble affaiblie, ce qui contribue à saper l’idée d’un projet collectif. »

 

Le libéralisme, conçu comme vision d’ensemble de l’homme, de la société et des communautés politiques, est un mouvement philosophique et politique qui défend les libertés individuelles, promeut la liberté politique et cherche à garantir aux individus l’accès aux conditions de leur épanouissement dans une société et un marché ouvert, est aujourd’hui critiqué, voire diabolisé, souvent réduit à une idéologie dépassée. Pourtant la défense du libéralisme, aujourd’hui comme à l’époque où Raymond Aron s’en faisait le porte-parole, recouvre un enjeu considérable. Au-delà de la préservation d’un courant de pensée qui accompagne depuis plus de trois siècles la modernité politique, économique et scientifique, il s’agit de garder vivantes les vertus politiques et sociales qui sont à la base de notre civilisation : la liberté de l’esprit, la responsabilité politique et sociale de l’individu, la reconnaissance de la pluralité des intérêts et des opinions, le souci d’un langage commun et d’une rationalité publique qui permettent le débat d’idées, et surtout l’autonomie de la société comme l’obligation de limiter le rôle de l’État à l’exercice efficace de ses fonctions propres. Tel est bien le libéralisme de Raymond Aron, un libéralisme d’abord politique avant d’être fondé sur une théorie du marché ou une philosophie du droit, un libéralisme qui « participe à l’entreprise du nouveau Prométhée, s’efforce d’agir selon les leçons, si incertaines soient-elles, de l’expérience historique, conformément aux vérités partielles qu’il recueille plutôt que par référence à une vision faussement totale. »

 

Plusieurs des contributions qui suivent rappellent la solitude qui fut celle de Raymond Aron, au moins durant les décennies où dominait en France une idéologie politique se réclamant du marxisme et du communisme. Journaliste réputé, universitaire reconnu au sein des institutions académiques les plus prestigieuses, Raymond Aron a incarné une voix relativement isolée parmi les intellectuels de son temps, lui qui disait de lui-même « comme d’habitude, je n’étais pas d’accord. Donc je suis restée solitaire » et, ajoutait-il, « sans grande chance de pouvoir m’exprimer et d’être écouté ».

 

Engagé dans le combat contre les totalitarismes depuis la fin des années 1930, combat qui se prolongea avec la fondation du Congrès pour la liberté de la culture réuni pour la première fois à Berlin en 1950 aux côtés d’Arthur Koestler, de Manès Sperber, d’Eugen Kogon, de Bertrand Russell, de François Fetjö, puis de David Rousset et de François Bondy, Raymond Aron est mort trop tôt pour assister à l’effondrement progressif, on pourrait dire à l’affaissement, du monde communiste. Toutefois, on peut imaginer l’exaltation incrédule qui aurait été la sienne à voir disparaître si facilement, si rapidement, les régimes de terreur alors établis dans l’Est de l’Europe, sous la vague immense de sociétés entières qui s’avançaient silencieusement contre le totalitarisme d’État. Aurait-il vu, entre le printemps et l’hiver 1989, les Hongrois franchir tranquillement en voiture la frontière avec l’Autriche après que les gardes-frontières ont cisaillé les barbelés, les Allemands des Länder de l’Est manifester silencieusement à Leipzig et à Berlin et les habitants de la ville de Timisoara en Roumanie avancer de plus en plus nombreux vers la place centrale de la ville, il aurait sans doute été emporté par la même exaltation qu’a ressentie ma génération, celle d’une jeunesse libérale engagée dès l’adolescence dans la lutte contre tous les régimes qui asservissent l’individu. Mais sa lucidité exigeante, sa perspicacité intellectuelle l’auraient vite dissuadé de reconnaître dans ces événements extraordinaires l’accomplissement d’une compréhension providentialiste de l’histoire qui ferait triompher la liberté et annoncer le règne sans partage de la démocratie libérale, de l’économie devenue mondiale et de la paix universelle.

« Le libéralisme de Raymond Aron est un libéralisme d’abord politique avant d’être fondé sur une théorie du marché ou une philosophie du droit. »

 

Après les derniers spasmes des luttes anticoloniales et après des décennies de guerre froide et de politique des « non-alignés », la démocratie libérale semblait avoir vocation à se diffuser dans le monde entier. Les États de ce qu’on appelait alors l’Europe de l’Est amorcèrent dès le début des années 1990 une transition rapide vers des formes de démocratie libérale, malheureusement sans la culture et les mœurs libérales qui font le succès de ce régime. Ils mirent aussi un terme aux formes diverses de capitalisme d’État qui planifiaient et administraient l’économie en encourageant les initiatives décentralisées mais aussi le rachat des actifs de l’État, ce qui produisit des oligarchies d’un type nouveau. À l’échelle du monde, la diffusion de la mondialisation économique, l’homogénéisation culturelle et l’unification technologique semblaient obliger à l’optimisme. Mais le retour violent des identités religieuses à partir du début des années 2000, la fascination exercée par les gouvernements autocratiques et la montée des populismes ont sonné le glas de tels espoirs. Depuis, le désarroi du monde contemporain, encore à la recherche de ses idéaux perdus, a été amplifié par les crises et les menaces de la dernière décennie : multiplication des attentats terroristes, crise migratoire et aggravation du changement climatique. L’immobilisation sur image de la plus grande partie du monde en 2020-2021 à la suite de l’épidémie mondiale du Covid-19 n’a pas été suivie du ressaisissement espéré.

 

Instruit par celui qui fut son ami et son maître, Elie Halévy, Raymond Aron, dès la fin des années 1930 n’a cessé de rappeler que les hommes n’en ont jamais fini avec la tragédie. Sa génération, celle de 1905, de ceux qui furent adolescents pendant la Première guerre mondiale, qui virent un régime communiste s’installer en Russie et le nazisme conduire l’Europe aux bords de l’auto-destruction, n’ont pu que constater ensuite le désolant spectacle de la moitié de l’Europe livrée au communisme. Tous ont ainsi appris à tempérer leurs espoirs, car ils savaient que le retour des valeurs libérales, s’il avait lieu, quand il aurait lieu, ne devrait jamais être un objet d’auto-satisfaction. Car la conflictualité politique n’est pas, selon eux, vouée à se dissoudre dans l’adhésion à la démocratie et l’homogénéisation culturelle et technologique du monde peut se révéler être le terreau propice au développement de revendications identitaires d’une force inouïe, surtout quand les passions de rivalité, de ressentiment ainsi que le désir fanatique de reconnaissance ont persisté comme des braises ardentes prêtes à s’enflammer à la première étincelle de violence et donner lieu à des conflits indéfiniment renouvelés et perpétuellement justifiés dans un passé de colonisation et de domination.

 

Les analyses, suggestions, inquiétudes qui nourrissent l’œuvre de Raymond Aron sont encore une source d’inspiration pour penser les réalités économiques, sociales et culturelles du monde contemporain. Le poids de l’économie financière et le creusement des inégalités ont dans les trois dernières décennies nourri la colère des classes moyennes comme le sentiment exprimé par les plus jeunes générations et une partie de la population au sein des pays développés d’être reléguées aux marges de la croissance, sentiment de déclassement auquel les aides sociales ne parviennent pas à remédier et que les évolutions culturelles et technologiques ne font qu’amplifier. Pareille insatisfaction mine l’espoir de progrès collectif pacifique qui est l’une des promesses du libéralisme.

 

Les Désillusions du Progrès. Essai sur la dialectique de la modernité que Raymond Aron publia en 1969 présente une magistrale analyse de « la dialectique des inégalités », qui fait que croissance économique et inégalités s’engendrent mutuellement tandis que les rapports sociaux de classe sécrètent différents modes de socialisation. Selon une dynamique comparable, la dialectique de l’universalité articule le fait remarquable de voir l’humanité vivre, pour la première fois, « une seule et même histoire » à l’évident besoin de différenciation que sécrète toute tentative d’uniformisation, besoin qui se manifeste depuis un demi-siècle avec une résurgence des identités nationales, religieuses et ethniques, dans une sorte de tribalisation forcée des sociétés.

« L’immobilisation sur image de la plus grande partie du monde en 2020-2021 à la suite de l’épidémie mondiale du Covid-19 n’a pas été suivie du ressaisissement espéré. »

 

C’est là qu’inégalités économiques et clivages sociaux se conjuguent pour alimenter les fractures identitaires qui menacent nos sociétés et faire douter de la possibilité d’un projet politique commun dans un cadre national. Pour y remédier, l’État veut se présenter en recours capable de garantir la cohésion de la société quitte à réduire l’autonomie sociale et la légitimité des pouvoirs locaux. Parallèlement, la personnalisation accrue du pouvoir politique, qui tend à substituer le face à face entre le président et le peuple à la logique des représentations et médiations propre à la démocratie parlementaire, enraye le fonctionnement d’une démocratie libérale dont la vigueur et l’intelligence sont vivifiées par les multiples engagements des citoyens bien.

 

Ces évolutions de la pratique politique, qui sont pour partie des réponses légitimes aux crises successives qui secouent nos sociétés, peuvent être justifiées par un contexte d’urgence. Mais elles n’en sont pas moins inquiétantes car elles contribuent à installer une situation, elles agissent, à titre exceptionnel et toujours pour de bonnes raisons, comme le feraient des régimes autoritaires.

 

Les valeurs du libéralisme ne semblent plus alors qu’une revendication vaine, un affichage servant à camoufler une pratique de moins en moins libérale de la politique. Pourtant les gouvernements, y compris ceux qui se présentent comme libéraux, qui négligent les contre-pouvoirs ne devraient pas ignorer qu’ils préparent un avenir où d’autres qui viendraient après eux avec un programme politique clairement illibéral trouveraient pour les servir des habitudes de gouvernement, des éléments de surveillance des citoyens et de contrôle social que les libéraux qui les ont précédés auraient eux-mêmes mis en place. Le fait que dans plusieurs pays politiques européens, et aussi en France, aux confins de la droite comme de la gauche, se développent des mouvements politiques d’inspiration populiste et césariste rend ce risque de plus en plus probable.

 

De plus, la culture contemporaine dépendante des outils numériques d’information et de communication s’inscrit dans une socialité de réseaux, de partage et de virtualité qui affecte les contours de l’individualité et les notions de vie privée qui sont au cœur de la pensée libérale. Enfin, on assiste aujourd’hui à des tentatives d’hégémonie sur la parole publique dans le but d’imposer ce qu’il faut dire et ce qu’on doit taire, dans une forme sournoise de privatisation des règles de la liberté d’expression inscrite dans une stratégie de conquête des médias et des réseaux sociaux. La liberté d’expression semble dès lors prise en otage entre des courants qui se réclamant d’un progressisme dogmatique, ne supportant pas la discussion, encore moins la contradiction, et veulent seuls définir ce qu’est la parole libre, et, de l’autre côté, la revendication d’une parole libérée qui, avatar de la liberté d’expression, se limite souvent à revendiquer la liberté d’être raciste.

« Les valeurs du libéralisme ne semblent plus alors qu’une revendication vaine, un affichage servant à camoufler une pratique de moins en moins libérale de la politique. »

 

Dans un tel contexte, peut-on seulement espérer qu’il restera toujours assez d’habitudes libérales dans nos sociétés pour empêcher qu’un mouvement populiste n’arrive au pouvoir à brève ou moyenne échéance ? Non, sans doute pas, car de quel pays en Europe pourrait-on dire avec assurance que la majorité de sa population résisterait à l’autoritarisme de ses gouvernants dès que ceux-ci promettraient d’assurer la croissance et la justice sociale, de conserver les valeurs nationales (ou plutôt la façon dont ces gouvernants les comprennent, la sauvegarde des fêtes populaires, ce qui est un bonne chose, mais non l’apprentissage rigoureux de la langue) et de laisser chacun jouir des satisfactions privées ? Qui s’élèverait pour défendre la liberté ?

 

À la fin de La Démocratie en Amérique, Tocqueville évoquait un régime qui serait une forme de despotisme doux, rien qu’une évolution possible de la démocratie où les citoyens seraient « comme un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Déjà dans le Politique, Platon renvoyait ce type de gouvernement au temps les plus archaïques. Deux mille ans plus tard, Tocqueville redoutait qu’il ne devînt le devenir des démocraties. D’où la valeur de l’injonction de Raymond Aron de fortifier la liberté politique, autrement dit une participation politique animée par la conviction qu’il est possible de concilier la liberté active et responsable pour chacun avec le respect des règles communes, cette liberté semblant être dans toute sa richesse d’engagements publics le meilleur antidote à ce sombre avenir.

 

Le libéralisme refuse d’entrer dans les consciences pour imposer à chacun la bonne façon de penser, il ne s’occupe que des expressions et actes publics dans le cadre des règles qui permettent le vivre ensemble et garantissent la liberté de chacun car il croit en la force créatrice de l’individualité humaine qui assure le dynamisme et le renouvellement de la société. On lui a souvent reproché d’être une forme de quiétisme qui attend les bras croisés que le marché s’équilibre, que la société s’autonomise, que l’État se limite à ses fonctions. C’est une erreur car le libéralisme est un mouvement politique volontariste, il ne croit pas en l’organisation de la société, ni en la révolution qui va recréer l’homme et produire la société juste, il est peu tenté par la planification car il est décentralisateur, soucieux d’équilibre et de contre-pouvoirs, fondé à la fois sur la lucidité et la confiance, mais sans ignorer le rôle nécessaire de l’État.

 

Surtout, le libéralisme est créateur d’avenir précisément parce qu’il se nourrit de l’engagement politique actif des citoyens. Ce n’est pas si facile, à concevoir et à mettre en œuvre, mais Raymond Aron n’a cessé de montrer combien le libéralisme était une politique de l’incertitude, sans illusion sur l’homme, qu’il était aussi un engagement de l’intelligence, et donc une pensée « sans euphorie, disait-il, ni tiède ni facile, pas faite pour les âmes tendres ».

 


Pour lire notre recueil en integralité, cliquer ICI.

 

Interview : Aron vu par Jean-Louis Bourlanges

 

Dans un entretien pour notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Jean-Louis Bourlanges souligne le pessimisme de l’intellectuel et vante sa lucidité sur les totalitarismes du XXème siècle. Selon lui, Raymond Aron nous inviterait à considérer les périodes de paix du XXème siècle comme « une fugace parenthèse dans une histoire plus que jamais remplie de bruit et de fureur. ». 

 

GenerationLibre : Quel est votre rapport à l’œuvre de Aron ? Quel est l’apport d’un Aron dans la pensée d’un Président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale ?

 

Jean-Louis Bourlanges : Initialement, je n’ai pas abordé Raymond Aron par les questions de politique étrangère et ce n’est qu’au bout de quelques années de fréquentation de son œuvre que je me suis lancé dans son grand ouvrage théorique sur les questions internationales : Paix et guerre entre les nations. En plus des articles du Figaro, j’avais jeté mon dévolu sur les trois grands cours de sociologie dispensés à la Sorbonne à la charnière des décennies cinquante et soixante du siècle dernier. Ces leçons délivrées en pleine déstalinisation éclairaient les dimensions économiques, sociales et politiques du conflit Est / Ouest. Aron y apparaissait comme l’un des seuls intellectuels à refuser le discours lénifiant à la mode sur la convergence prévisible des systèmes opposés et à expliquer pourquoi le caractère totalitaire du système soviétique le rendait inassimilable.

 

Mes coups de cœur sont toutefois allés à ses grands livres de philosophie politique, de l’Opium des intellectuels aux Marxismes imaginaires. Aron aura été l’un des seuls de nos « grands esprits » à n’être jamais tenté par les délires et les démons de ce qu’il y a de pire dans notre magasin des engagements. Il m’a permis de découvrir une vérité déconcertante sur le monde des intellectuels, à savoir que les grands professionnels de l’intelligence, dont Sartre était le modèle caricatural, avaient tendance à professer bien plus souvent que les gens ordinaires, les pires et les plus odieuses inepties politiques. L’Opium nous a montré qu’il n’y a aucune corrélation, sauf peut-être négative, entre le coefficient intellectuel des idéologues et leur aptitude à comprendre la réalité. Grâce à Aron, j’ai donc été vacciné très tôt contre la fascination des signatures prestigieuses enluminant des motions intellectuellement indigentes ou irresponsables !

« Aron n’établit pas un lien particulier entre violence et valeurs libérales. Il pense en revanche que tout est conditionné dans l’ordre international par les rapports de forces. »

 

La force de Raymond Aron, c’est d’avoir avec une humilité, il est vrai, soigneusement dissimulée, traversé le vingtième siècle en prenant chaque fois la juste mesure du péril dominant et des responsabilités corrélatives à assumer. Sartre avait ignoré le nazisme et encensé le stalinisme avant de radicaliser – et d’histrioniser – son opposition à la guerre d’Algérie. Aron a tout de suite perçu la gravité du nazisme et dénoncé sans faiblesse non seulement les crimes de Staline mais l’intrinsèque perversité du système soviétique. Il a enfin précédé et accompagné le pays dans sa résignation à l’indépendance algérienne. Ce n’est pas rien de pouvoir sortir la tête haute d’une éprouvante confrontation avec les principales tragédies de son siècle.

 

C’est donc le citoyen, le militant et l’élu que je suis, autant que l’un des contrôleurs parlementaires de notre politique étrangère, qui a une dette immense envers celui qui lui a appris à savoir où mettre – et surtout où ne pas mettre – les pieds.

 

 « Laissons à d’autres, plus doués pour l’illusion, le privilège de se mettre par la pensée au terme de l’aventure et tâchons de ne manquer ni à l’une ni à l’autre des obligations imposées à chacun de nous : ne pas s’évader d’une histoire belliqueuse, ne pas trahir l’idéal ; penser et agir avec le ferme propos que l’absence de guerre se prolonge jusqu’au jour où la paix deviendra possible–à supposer qu’elle ne le devienne jamais ». A travers cette citation, Raymond Aron synthétise une pensée qui mêle à la fois utopisme (« ne pas trahir l’idéal ») et réalisme (« ne pas s’évader de l’histoire belliqueuse »). Que vous inspire ce « en même temps » ?

 

La question et la citation qui l’introduit me semblent contenir toutes les réponses ! Il n’y a aucun « en même temps » dans ces maximes, sauf à considérer qu’une politique étrangère devrait ignorer soit les rapports de force qui la contraignent, soit les valeurs qui l’inspirent. Je partage l’adhésion d’Aron aux observations de Max Weber soulignant que la politique est « un va et vient entre le réel et les valeurs » et qu’elle consiste de ce fait « à tarauder des planches de bois dur ». Une politique qui n’est pas guidée par des valeurs est insignifiante et, ignorant où elle doit aller, elle ne peut que tourner en rond sur elle-même. Pétain et Maurras, qui se sont en plus trompés sur le vrai rapport de forces, en ont fait la misérable démonstration. Weber disait dans son essai, préfacé par Aron, sur Le Savant et le Politique, qu’il ne voyait rien de plus médiocre et de plus vide de sens que la politique de puissance, entendez une politique qui vise à la puissance pour la puissance, il a raison. Songeons à de Gaulle qui en 1940 a su placer son action à l’exacte intersection d’un combat pour la liberté et d’un rapport de forces génialement anticipé.

 

La démarche aronienne en matière de relations internationales, c’est un refus de la pure théorie, reconnaissant la valeur fondamentale de la subjectivité des acteurs en présence dans l’explication des relations entre Etats. A quel point cette irréductibilité de la subjectivité est-elle palpable dans vos travaux à la commission des affaires étrangères ?

 

Que la subjectivité des acteurs compte pour beaucoup dans la détermination et la mise en œuvre d’une politique étrangère est une évidence qu’Aron se garde bien entendu d’ignorer. Rabelais l’avait montré : quand on est vaniteux comme Picrochole, on ne mène pas la même politique que le sage Grandgousier ! Aujourd’hui, on a d’ailleurs tout lieu d’être inquiet pour l’avenir du monde quand on voit le nombre et la puissance des marionnettes sanglantes qui sont au pouvoir un peu partout. Jamais depuis la seconde guerre mondiale, nous n’avons vu aux affaires un tel nombre de responsables internationaux, publics et privés, exclusivement habités par la volonté de puissance et l’appât du gain. Partout où presque, les drapeaux de la liberté et de la solidarité sont en berne.

« La force de Raymond Aron, c’est d’avoir avec une humilité, il est vrai, soigneusement dissimulée, traversé le vingtième siècle en prenant chaque fois la juste mesure du péril dominant et des responsabilités corrélatives à assumer. »

 

Je me rappelle l’observation quelque peu désenchantée que m’avait faite Pierre Hassner : « l’hypocrisie est un premier pas vers la vertu. » Or aujourd’hui le cynisme s’affiche sans la moindre pudeur. C’est un grand changement par rapport aux décennies de l’après-guerre et c’est plus que préoccupant.

 

Je ne crois pas cependant qu’Aron ait accordé à la subjectivité des acteurs une place excessive, ni bien sûr exclusive, dans l’analyse des relations internationales. Ce qui caractérise sa démarche, c’est le souci d’une approche multifactorielle des situations. La subjectivité des acteurs tient sa place à côté d’un grand nombre de problématiques, géopolitiques, économiques, idéologiques et culturelles. L’un des grands mérites d’Aron, ce n’est pas l’éclectisme, car ses analyses sont toujours cohérentes et structurées, mais c’est l’absence d’œillères.

 

Raymond Aron soulignait l’inévitable de la violence pour le maintien des valeurs libérales. Les événements liés au conflit russo-ukrainien ne nous rappellent-ils pas cette dure réalité d’un ordre international fondamentalement soutenu par la violence ? Quelles conséquences politiques et pratiques doit-on en tirer ?

 

Aron n’établit pas un lien particulier entre violence et valeurs libérales. Il pense en revanche que tout est conditionné dans l’ordre international par les rapports de forces. D’où son insistance à rappeler l’importance conjointe de la lucidité et du réalisme d’un côté, et de la force morale de mobilisation de l’autre, dans la gestion des affaires du monde. Rien ne résume mieux son message que la devise de la revue Commentaire qu’il a fondée avec Jean- Claude Casanova : « Il n’est pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans vaillance. » On peut craindre au demeurant que dans la France d’aujourd’hui, le compte n’y soit pas.

 

De même, ces événements n’impliquent-ils pas que la France soit condamnée à s’inscrire dans des logiques de puissance pour se maintenir dans l’ordre international ? La France pourrait-elle se comporter comme la Suisse ?

 

La Suisse, avec ses montagnes, son armée, ses banques, son industrie, sa diplomatie hyper professionnelle, sa neutralité et même ses engagements humanitaires, s’inscrit pleinement dans une logique de puissance mais elle le fait à sa manière, qui n’est pas la plus sotte. Disons qu’elle préfère se situer au fléau de la balance plutôt que sur l’un des plateaux. Nous sommes, quant à nous, résolument installés sur le plateau occidental de ladite balance mais nous y sommes un peu remuants car nous ne faisons pas semblant d’ignorer que nous avons de vraies différences, et même parfois de vraies divergences d’intérêt, avec certains de nos partenaires et alliés, américains, bien sûr, mais aussi européens. Il nous faut donc être forts, solidaires et vigilants. Ne pas mettre sur le même plan les contentieux entre alliés et les conflits entre adversaires. Depuis de Gaulle, la quête de ce délicat équilibre est un sport national. Il n’est pas certain que nous le jouions avec l’énergie requise pour gagner.

 

On connaît l’attachement pragmatique de Aron à l’atlantisme, pour maintenir un espace libéral dans l’ordre international. L’actuel équilibre des puissances condamne-t-il l’Europe à perpétuer l’atlantisme ?

 

Raymond Aron avait beaucoup réfléchi à l’enchaînement fatal qui avait conduit à la seconde guerre mondiale et à l’effondrement de la France. Il avait tiré de ses réflexions l’idée que le refus américain de signer le traité de Versailles et le repli isolationniste des États-Unis avaient été la cause profonde du désastre de 1940, car l’Europe dessinée à Versailles ne pouvait être stabilisée par les Britanniques et les Français, les premiers n’en ayant cure et les seconds n’en n’ayant pas les moyens. Son philo-américanisme, renforcé par la proximité universitaire et culturelle, venait de ce constat.

« La force de Raymond Aron, c’est d’avoir avec une humilité, il est vrai, soigneusement dissimulée, traversé le vingtième siècle en prenant chaque fois la juste mesure du péril dominant et des responsabilités corrélatives à assumer. »

 

Après la Seconde Guerre mondiale, les choses étaient devenues encore plus claires : non seulement une Europe occidentale ruinée était incapable de se protéger de l’URSS sans les États-Unis mais Français et Allemands étaient même incapables de se réconcilier hors de la médiation tutélaire des Américains. Aron approuvait l’orientation fondamentale de la politique européenne des États-Unis consistant à régler le problème allemand en refusant d’humilier et de punir la population et en satisfaisant à ses aspirations légitimes à l’unité, à la démocratie, à la sécurité et à la prospérité. Il avait raison et la France, celle de Jean Monnet mais, à sa manière, celle aussi du général de Gaulle, seraient bien vite forcée d’en convenir.

 

Que penserait Aron de la situation actuelle, marquée par de grandes incertitudes sur l’avenir de l’engagement américain en Europe ? Difficile de le dire. Gageons qu’il serait à la fois très attaché à la pérennité du lien transatlantique et très soucieux de voir les États européens sortir enfin de leur pacifisme subliminal et prendre une part accrue à leur propre défense. Il était plutôt sceptique sur la capacité des Européens à bâtir une défense commune. L’incertitude électorale américaine suffirait-elle à vaincre son scepticisme en la matière ? Ce serait bien téméraire de se prononcer même si j’ai plutôt tendance à en douter.

 

Une autre leçon de Raymond Aron en matière de relations internationales, c’est le caractère fondamentalement expansionniste des régimes autoritaires, que ce soit par des actions militaires ou d’influence. Il affirmait ainsi, à l’occasion d’une communication devant la Société française de philosophie : « La pensée des dictateurs accorde un primat évident à la politique extérieure. L’autre fait incontestable, ce sont les ambitions impérialistes de ces régimes. » Comment doivent se comporter les démocraties libérales en face ?

 

Aron désigne un certain type de dictateur, ceux qui ont à la fois une pulsion de joueur désireux, tel Napoléon, de relancer indéfiniment les dés jusqu’à leur échec final et soucieux dans le même temps d’éblouir une opinion publique avide de gloire. Aron opposait ces dispositions d’esprit à celles qui caractérisent les démocraties. Il partageait les analyses de Tocqueville sur le pacifisme fondamental des démocraties.

« Il est de ceux qui pensent que les optimistes ont tendance à finir mal et que seuls les pessimistes sont capables de survivre. Il est clair à ses yeux que face aux méchants, il faut être dur. »

 

Ce que l’auteur de Paix et guerre a vécu tout au long des années Trente, c’est l’extrême difficulté à mobiliser des opinions inertes contre les initiatives agressives répétées des dictatures. Il est vrai qu’Hitler a toujours pris soin de justifier ses initiatives par référence aux grands principes en honneur dans les démocraties : souveraineté et égalité des États, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or une démocratie est incapable de faire la guerre contre ses propres principes. Aron pointe cette asymétrie et met en garde les démocrates contre les conséquences d’une soumission excessive à l’état de droit. Il est conscient du danger d’incohérence morale auxquels sont exposés ceux-ci dès lors qu’ils veulent mettre en échec leurs adversaires. D’où l’insistance aronienne sur les exigences de l’éthique de responsabilité par rapport à celles de l’éthique de conviction.

 

Remarquons toutefois que tous les dictateurs ne sont pas portés à la surenchère et à la démesure. A côté du modèle César, il y a le modèle Sylla. A côté du modèle Hitler-Mussolini, il y a le modèle Franco. Songeons aussi à Kemal-Atatürk qui a su tailler une nation moderne dans les restes de l’Empire Ottoman et s’est bien gardé de s’embarquer dans des utopies impérialistes périlleuses comme l’avait fait Enver Pacha.

 

En vérité, Aron était moralement pessimiste. Il était donc porté à voir les hommes menés par la libido dominandi. Ceci le rapproche en matière de politique internationale de l’école réaliste, celle de Kennan et bien sûr de Kissinger. Dans Paix et guerre entre les nations, il présente équitablement les deux écoles, réaliste et idéaliste, mais sa préférence de bon Européen pour le réalisme est claire. Il est de ceux qui pensent que les optimistes ont tendance à finir mal et que seuls les pessimistes sont capables de survivre. Il est clair à ses yeux que face aux méchants, il faut être dur.

Raymond Aron refusait malgré tout l’abandon de toute forme d’idéal. Comment, en dépit d’un ordre international qui semble être plus soutenu par la violence plutôt que le droit, ne pas diluer l’idéal des démocraties libérales au profit d’un pur réalisme ?

 

Nous voici de retour à la case départ. Raymond Aron estimait que pour imposer le respect sur la scène internationale, il faut combiner un tempérament fort et des principes qui ne le sont pas moins. Le naïf est un crétin qui risque d’aller trop vite au Ciel. Le cynique est un salaud qui va tout droit en enfer. Seule la prise en compte simultanée de la réalité et de l’idéal permet de rester sur terre et d’y vivre une existence respectable et respectée.

« Au risque de céder à une forme d’idéalisme, Aron estimait qu’une culture commune des valeurs démocratiques et du respect de l’État de droit n’était pas sans incidence sur la nature des relations entre les Etats. »

 

Taïwan, Iran, Afghanistan : trois cas pratiques qui illustrent des régimes en proie à des forces illibérales. Comment doit-on réagir en Français ?

 

Ces trois situations sont différentes : deux peuples martyrisés par leurs dirigeants, un petit État libre menacé par un géant tyrannique. Chacune d’elles exige une approche spécifique. Au lendemain de la chute de l’empire soviétique, nous, c’est-à-dire les Européens et les Américains, avions conçu l’idée d’un droit d’ingérence, exercé sous le contrôle de l’ONU, dans les États qui se conduisent mal avec leurs populations. En période de fort dissensus comme celle que nous vivons, ce droit d’ingérence se révèle inopérant. Les États-Unis ont échoué, militairement ou politiquement, dans la quasi-totalité de leurs OPEX depuis la guerre de Corée. Nous sommes, quant à nous, en situation d’échec en Afrique de l’Ouest, et nous n’avons guère la main sur les autres théâtres. Nous devons en tout cas gagner la partie qui nous a été imposée en Ukraine. Aron nous inviterait à coup sûr à prendre conscience que le relatif intermède de paix et de progrès que nous avons connu après la Seconde Guerre mondiale, la fin des guerres coloniales et l’effondrement de l’empire soviétique, n’aura été qu’une fugace parenthèse dans une histoire plus que jamais remplie de bruit et de fureur.

 

Comment concilier intégrité territoriale et liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Est ce qu’il y a une ligne qui se définit chez Aron ? Chez les libéraux ? Ou est-ce que notre comportement doit se définir au gré des circonstances : Donbass, Haut Karabakh…

 

Pierre Hassner a parfaitement formulé la pensée aronienne dans son analyse critique de la politique extérieure du général de Gaulle. Il soulignait l’ambivalence de la démarche gaullienne exaltant à la fois la nation comme un principe de libération et l’État national comme un instrument inévitable de domination. L’anti-américanisme de de Gaulle, par exemple en Amérique latine, exaltait la libération des peuples par rapport aux empires ce qui ne l’empêchait pas de cultiver un cynisme machiavélien ou bismarckien dans sa conception des relations internationales. Cette contradiction n’est pas facile à surmonter. Au risque de céder à une forme d’idéalisme, Aron estimait qu’une culture commune des valeurs démocratiques et du respect de l’État de droit n’était pas sans incidence sur la nature des relations entre les Etats. C’est pourquoi il a toujours considéré qu’il y avait une différence de nature entre le Pacte de Varsovie, pure expression de l’impérialisme soviétique et l’Alliance atlantique associant librement des Etats indépendants unis pour leur sécurité commune. Il n’était pas cependant assez naïf pour ignorer le caractère asymétrique, voire parfois impérialiste, de la relation que les Etats-Unis entretiennent avec des alliés, qui sont parfois des protégés, voire des vassaux.

 


Pour lire notre recueil en intégralité, cliquer ICI 

 

Un héritage pour comprendre la crise démocratique française au XXIème siècle ?

 

Dans leur contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Rafaël Amselem et Baptiste Gauthey opposent la conception libérale et constitutionnelle de la démocratie à la souveraineté populaire rousseauiste. A l’aune de la pensée de Raymond Aron, pour qui le compromis est nécessaire à la concurrence pacifique dans une démocratie, ils expliquent en quoi l’hyperprésidentialisation, l’excès de radicalité, et le refus de l’altérité politique sont des obstacles à ce même compromis. Enfin, Baptiste et Rafaël appellent à une rupture avec la logique verticale de nos institutions, la culture du contrôle administratif et la frénésie égalitariste.  

 

Introduction

 

« Expliquer un régime politique ou l’analyser, c’est toujours le dépoétiser, et c’est pourquoi il y a une grande sagesse dans les régimes qui interdisent qu’on les remette en question »

Raymond ARON, Introduction à la philosophie politique : démocratie et révolution, Paris, Libr. Générale Française, coll.«Le livre de poche références », n ̊ 536, 1997, p. 55.

 

Que ce soit dans Démocratie et totalitarisme, Introduction à la philosophie politique ou encore Essai sur les libertés, la démocratie chez Aron est minutieusement dépecée, disséquée, morceau par morceau, décortiquant à la fois les institutions de la démocratie, la structure sociale qui les sous-tend, le poids des groupes d’intérêts, les dynamiques historiques qui ont guidé leur évolution, les liens qui régissent encore les rapports entre société civile et parlementaires, parlementaires et gouvernement, gouvernement et syndicats ; et on croirait s’y perdre, les détails – parfois insignifiants en apparence – s’accumulant et les digressions surgissant de toutes parts. C’est sans doute ce mode de discours marqué par le trop-plein-de-descriptif qui valut à Aron la réputation d’une certaine tiédeur, voire d’auteur rébarbatif. S’il y a une grande sagesse à ne pas dépoétiser un régime, alors, définitivement, Aron n’est pas un poète et il s’applique avec méthode et franchise à ne pas l’être.

 

Pourtant, c’est ce buisson d’informations qui fait la valeur de son œuvre. Le diable se cache dans le détail : Aron l’a bien saisi. S’il n’est pas un poète, c’est que sa démarche entière consiste à saisir le réel dans toute sa complexité. La nuance qui marque son parcours n’est donc pas la traduction d’une mollesse d’esprit ou pire un manque d’audace intellectuelle : sa nuance est le souci permanent de discourir à partir d’éléments vérifiés, partant du déroulé historique, et non fantasmés depuis la tour d’ivoire de l’idéologie.

 

Alors il faut mettre les mains dans le cambouis. « Le café, c’est la maison ouverte, de plain-pied avec la rue, lieu de la société facile ». Par cette formule, Levinas émettait un reproche à l’adresse de certains de ses contemporains se complaisant dans le commentaire facile de l’actualité, « de plain-pied avec la rue », en infraction avec la mission de l’intellectuel. Assurément, Aron n’était pas de ceux-là.

 

Cette capacité à surenchérir dans le détail est ce qui permet à Raymond Aron, à la fin d’un long développement, de trancher. En l’occurrence, les démocraties sont des régimes fragiles. Certes, les démocraties ont des mérites irréductibles : elles distillent le souci de l’égalité, elles cadrent le pouvoir, l’assiègent de normes, avec cet autre souci concomitant de prévenir l’arbitraire. Sans doute, les démocraties sont les régimes qui ont le mieux pensé les garanties des citoyens contre les abus du gouvernement : constitutionnalisme, séparation des pouvoirs, recours juridictionnels, État de droit. Mais les démocraties sont empêtrées dans les contradictions. Dans leur essence, déjà, tiraillées entre un versant libéral visant à limiter le pouvoir et garantir les droits de l’opposition, et un versant populaire qui tend à organiser la toute-puissance du peuple ; dans leur organisation, aussi, institutionnalisant le conflit permanent entre groupes et individus, au risque de la dislocation de l’unité nationale ; dans leur évolution, encore, dépréciant à la fois le pouvoir au nom de l’égalité, mais réclamant dans le même temps d’organiser l’égalité sociale au nom du même principe, découlant sur une extension des pouvoirs de l’État. Il n’y a pas de certitude quant à leur évolution historique. Ce qui est certain en revanche, c’est que les démocraties comportent leurs propres facteurs d’instabilité et de corruption. Ce sont ces facteurs que nous tenterons d’étudier dans ce propos.

 

Faire parler les morts, voilà une tâche audacieuse. Nous ne nous y risquerons pas. Notre propos ne sera pas un exercice de ventriloque. Nous ne savons pas ce que dirait Aron sur les institutions de la Vème République telles que pratiquées aujourd’hui, ni sur l’état de la société française alors que les urgences en tout genre (sanitaire, sécuritaire, écologique) s’accumulent. A fortiori, la pensée de Aron est celle d’un homme de son temps, qui analyse ses contemporains, sans abstraction : ainsi évoque-t-il le PC, les gaullistes, les courants révolutionnaires des années 50. Cette donnée inconnue nous oblige à l’humilité. Mais quelque chose nous reste malgré tout permis. Un exercice qu’on pourrait appeler d’interprétation déductive, formule que nous empruntons à Moshe Halbertal (1). Nous ne dirons pas à la place de Raymond Aron. Nous pouvons en revanche mobiliser ses écrits pour analyser, avec nos mots, les dynamiques qui traversent nos institutions, en 2023. Ce n’est pas Aron qui parlera, mais nous. Ce qui est toutefois à espérer, c’est qu’à travers nos réflexions, nous arriverons, d’une part, à rester fidèle à ses écrits et, d’autre part, à mettre en valeur sa pensée. Voilà ce que nous entendons par interprétation déductive : déduire une analyse à partir des mots de Aron, sans toutefois avoir la prétention de se substituer à l’auteur.

 

Qu’est-ce que la démocratie ?

 

Qu’est-ce que la démocratie ? Le fait majoritaire, pardi ! Voilà ce que serait sans doute la réponse d’un passant quelconque qu’on interrogerait, au hasard, dans la rue : la démocratie, c’est d’abord le pouvoir de la majorité, l’expression populaire, la consultation du peuple. C’est contre nos premières évidences que se fonde la leçon de Raymond Aron. Diverses conceptions et esthétiques sont en fait en concurrence pour s’approprier la définition de la démocratie. C’est cette polysémie, qui inclut des tendances contradictoires internes au phénomène démocratique, qu’il nous faut aborder pour commencer notre étude.

« La nécessaire défense des libertés, la lutte contre l’arbitraire, la garantie des droits – nous conduisent à la conclusion politique suivante : il nous faut désormais prôner la rupture. »

 

Aron oppose deux visions, deux interprétations contradictoires de la démocratie qui, selon lui, traversent les sociétés modernes, et qu’il explore dans des cours rassemblés dans son Introduction à la philosophie politique. À la suite d’Alexis de Tocqueville, Aron considère que les sociétés démocratiques modernes voient se développer en leur sein deux tendances, une libérale et une dite de la souveraineté populaire.

 

La démocratie de la souveraineté populaire

 

La démocratie de la souveraineté populaire s’inscrit dans la continuité du Contrat social rousseauiste. Pour Aron, l’idée maîtresse du Contrat social « est que le pouvoir doit être l’expression du peuple, considéré comme un ensemble cohérent » (2). Ainsi pour Rousseau, « la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun » (3). Cette notion de « bien commun », qui doit être déterminée par le « peuple » lui-même, est centrale puisque c’est en son nom que le pouvoir étatique légitime les contraintes imposées aux individus : « c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée ». C’est encore en ce sens qu’il affirme que « le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte, comme j’ai dit, le nom de souveraineté » (4).

 

Si la démocratie rousseauiste qui se dessine dans Du contrat social se donne pour objectif de « trouver une formule d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (5), le philosophe dévoile quelques lignes plus tard la véritable nature du régime qu’il appelle de ses vœux : « l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer : car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature se subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine » (6). Dans cette structure prime une conception holiste du pouvoir, c’est-à-dire l’idée que les injonctions de la collectivité supplantent les volontés individuelles et les droits personnels. Dans un renversement logique plutôt subtil, l’effacement de l’individu n’en est pas un : associé aux autres citoyens dans une entité (le « peuple ») qui partage la recherche d’un « intérêt général » en commun, l’action de collectivité ne peut se faire à l’encontre des intérêts de l’individu.

 

Comme le critiqueront par la suite les philosophes libéraux, l’intention rousseauiste porte beaucoup plus sur l’identité du titulaire du pouvoir que l’étendue de celui-ci. Là où Rousseau affirme qu’il faut remplacer le monarque par le peuple et que là réside le pouvoir légitime, les libéraux répondent que l’un et l’autre peuvent être despotiques : tout dépend des prérogatives qu’on leur attribue.

 

Dans cette lignée, Aron rejette cette tendance égalitaire : elle risque de « conduire à la dictature du peuple » (7) puisque « le peuple – ou ceux qui disent qu’ils représentent le peuple – veut avoir tous les pouvoirs » (8) ; Benjamin Constant ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que le contrat social rousseauiste, « si souvent invoqué en faveur de la liberté », est en fait « le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme » puisqu’il accomplit « l’aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté » (9). Ainsi, il s’empresse d’alerter son lecteur du fait qu’en absence de définition et de délimitation exacte de l’étendue de la souveraineté du peuple, « le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application » (10) . Ces citations témoignent d’une crainte partagée quant aux dérives probables de la démocratie de souveraineté populaire : la dictature du peuple ne serait qu’une autre forme de despotisme.

 

Fidèle à sa marque de fabrique, Aron en critique de surcroît la praticabilité. « Régime impossible », résultant d’une « mystique », il nous rappelle que toute organisation politique est pour l’essentiel une oligarchie (11), c’est-à-dire qui repose sur la mainmise du pouvoir par une minorité. Lorsque le peuple est composé de millions d’âmes, comment imaginer qu’une majorité se mette d’accord sur une conception unique de l’intérêt général ?

 

La démocratie à tendance libérale et constitutionnelle

 

La continuité entre la pensée des deux auteurs se poursuit dans le type de régime démocratique auquel ils donnent leur assentiment : la démocratie à tendance libérale et constitutionnelle.

 

On peut la définir selon les termes de Constant : « la souveraineté du peuple n’est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste […] Tout despotisme est donc illégal […] Car il s’arroge, au nom de la souveraineté du peuple, une puissance qui n’est pas comprise dans cette souveraineté… » (12) Et Aron d’abonder : « la justification qui me paraît la plus forte de la démocratie, ce n’est pas l’efficacité du gouvernement que se donnent les hommes lorsqu’ils se gouvernent eux-mêmes, mais la protection qu’apporte la démocratie contre les excès du gouvernement. » (13) La conclusion qui s’impose chez nos deux auteurs libéraux est donc que le pouvoir ne tire pas sa légitimité de sa seule origine populaire, mais de son caractère constitutionnel, « c’est-à-dire [qu’il] ne soit exercé que selon des règles, dans le respect d’un certain nombre de principes juridiques applicables à tous les citoyens » (14). Contre la souveraineté populaire qui aboutit « à la toute-puissance de la majorité parlementaire » (15), Aron oppose « l’idée de constitutionnalisation des pouvoirs » (16).

« Tout le monde est libre par principe, tout le monde est d’abord innocent, et ce n’est qu’a posteriori, en fonction d’un acte d’incrimination, qu’il y a des criminels à sanctionner. »

 

La grille de lecture aronienne porte en elle-même une première tension centrale, qui détermine toutes les autres, et qui se situe dans la coexistence, au cœur même des démocraties modernes, de deux visions contradictoires : « Dès l’origine de l’idée démocratique, écrit Aron, il y avait deux tendances, une tendance libérale et une tendance autoritaire, populaire, une tendance à l’autonomie des personnes et une tendance à la puissance de l’État, ou encore une tendance aux libertés individuelles et une tendance à l’égalité » (17). Ces deux façons d’envisager l’idée démocratique se fondent sur deux interprétations opposées des rapports entre individu et collectivité. La tendance égalitaire fait écrire à Rousseau que « mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens » (18), quand la tendance constitutionnelle libérale, sous la plume de Constant, tire la couverture du côté des individus puisqu’il y a « une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale » (19).

Résumons. Aron distingue deux tendances contradictoires de la démocratie. Alors que l’idée de souveraineté populaire peut conduire à la dictature du peuple, « l’idée de constitutionnalisation des pouvoirs aboutit à la conclusion que l’essence de ce régime est de respecter l’opposition » (20).

 

La démocratie libérale-constitutionnelle : la grande fabrique du compromis ?

 

Nous venons de le voir, la démocratie n’est pas que le pouvoir de la majorité, l’expression populaire et la consultation du peuple. Elle est avant tout concurrence pacifique pour le pouvoir.

 

« Quand on dit « souveraineté du peuple », on rend possible toutes sortes de jeux idéologiques. En effet, comme on ne sait pas très bien ce que c’est que le peuple et qu’il y a, dans l’idéologie politique, toutes sortes de manipulations de la notion de peuple, il vaut mieux laisser de côté des notions obscures et partir de faits très simples » (21). La concurrence pour le pouvoir est un de ces faits très simples : sur l’agora, chacun en conviendra, il y a des luttes partisanes et personnelles pour acquérir le pouvoir, et la démocratie est un système qui organise la concurrence pacifique de ces batailles, considérant que ceux désignés en fin de processus ne le sont pas par naissance ou privilège quelconque. Des règles encadrent d’emblée cette rivalité, des règles elles-mêmes publiques, issues d’un processus de représentation électorale, et sous-tendues par la nécessité de garantir les libertés politiques et personnelles. Sans elles, le processus de concurrence serait vicié : « pour que la concurrence soit pacifique, il faut que les citoyens ne courent pas un risque excessif d’être mis en prison s’ils expriment certaines opinions » (22). En ce sens, la démocratie est une réalité institutionnelle : une concurrence organisée. Réalité sociale contraire, nous dit Aron, à un autre phénomène social universel : la concurrence pour les faveurs du prince, réalité informelle encadrée par aucune règle, si ce n’est des normes implicites, interpersonnelles et infra-légales, en clair, une concurrence non organisée.

 

Or, point fondamental, l’institutionnalisation de la concurrence pacifique passe par la fabrication, dit-il, du compromis. Compromis ? La pleine puissance majoritaire pourrait-elle souffrir d’accommodements avec la minorité électorale déchue ? Pour Aron, non seulement cela est souhaitable, mais encore nécessaire : pas de compromis, pas de concurrence pacifique… Notons qu’il est bien question de construction : en bon libéral, le social comme le politique ne sont pas considérés en premier lieu comme des données naturelles, elles sont avant tout une construction, c’est-à-dire le résultat de projections préalables de volontés humaines plus ou moins conscientes sur la société (23) en vue d’une fin déterminée. Les institutions occupent à cet égard une place déterminante en ce qu’elles incitent à l’adoption de certains comportements : qu’un gouvernement dispose ou non du 49.3, il en résulte des rapports de force avec le Parlement et des stratégies législatives bien différenciées. Ainsi, le compromis n’est pas d’emblée. Il n’a rien de spontané. Il résulte avant tout d’une structure étatique déterminée qui incite les acteurs en concurrence à considérer la perspective des autres pour atteindre les siennes.

 

Si donc le compromis est construit, encore faut-il en comprendre la nécessité. Elle résulte chez Aron de deux perspectives. Une première, historique : concrètement, la démocratie s’est installée par l’inclusion des forces sociales nouvelles dans le spectre politique – la bourgeoisie au moment de la Révolution, le prolétariat par la suite. « En France, l’évolution vers un système comparable s’est accomplie à la suite d’une série de révolutions, parce que, à chaque époque, les groupes privilégiés ont hésité à conclure des compromis avec les représentants des forces sociales nouvelles. En effet, quand un groupe veut participer au pouvoir et que les anciens privilégiés l’écartent, il y a une probabilité de révolution. » (24)

 

De cette perspective historique découle une nécessité politique plus générale : si d’aventure les forces sociales nouvelles se sentent exclues du cadre institutionnel, soit qu’elles n’aient aucune chance d’accéder au pouvoir, soit que ses revendications ne trouvent aucun écho, leur relation au pouvoir ne pourra être qu’un lien de frustration, de marginalisation, voire de retranchement. Se sentir étranger au pouvoir en place, c’est non seulement voir sa liberté politique être froissée (« ils ne me représentent pas ! »), mais c’est encore basculer dans un rapport d’hostilité à celui-ci. Être étranger au pouvoir, voilà le critère déterminant pour acquérir le sentiment intime qu’il est autoritaire.

 

En un mot, le compromis permet de construire un rapport d’identification entre toutes les forces sociales avec les institutions qui se réclament d’elles. Parce que la concurrence pacifique nécessite l’acceptation d’une alternance politique non-conflictuelle, c’est-à-dire d’être d’accord de voir le pouvoir passer à des mains autres que les siennes, sans que les acteurs ne perdent espoir d’avoir voix au chapitre une fois retranché dans le camp minoritaire, il faut construire le compromis ; sinon, personne n’accepterait les changements politiques mis en oeuvre, voire les règles elles-mêmes, de manière pacifique. Ainsi, le compromis entretient un rapport d’altérité et de reconnaissance réciproque : chacun reconnaît à l’autre sa légitimité à être au pouvoir, d’appliquer des idées qui lui sont opposées, en même temps que les acteurs en marge du pouvoir se sentent reconnus dans leurs convictions dans ce qu’elles ont de représentatives au sein de la société. Le compromis est donc déterminant en tant que vecteur de pacification.

 

Tensions, contradictions et défis de l’État démocratique moderne

 

La concurrence pacifique : facteur de désunion ?

 

Cette idée du compromis ne va pas de soi. Nous la comprenons comme idée générale, comme nécessité abstraite, mais dans la réalité de notre vécu, elle comporte quelque chose de très insatisfaisant pour l’esprit humain, tant du côté du politique que du côté de la société civile.

 

En considérant qu’une philosophie politique doit être complète pour emporter l’ensemble de ses effets qu’on postule positifs pour la société – sans quoi on n’adhérerait pas à tel ou tel projet politique – le compromis ne peut être que vexatoire. Il oblige en permanence à la retenue, à renoncer à la cohérence systémique, à ce que toute proposition ou presque comporte un astérisque.

« Les institutions sont d’autant plus enclines à la centralisation et à l’omnipotence que les citoyens demandent d’être mis sous tutelle. »

 

Le en même temps macronien condense assez bien ce phénomène, de même que le « libérer, protéger » promu par ce même camp lors de la campagne de 2017 : schématiquement, à ne libérer que l’économie, on laisse de côté les classes populaires en proie à des dynamiques de domination ; à ne protéger que les salariés, on mésestime ce qui, dans les revendications patronales, revêt de légitime. Alors, on ménage la chèvre et le chou. Mais là réside la réalité non-assumée par les démocraties : tout pouvoir doit ménager la chèvre et le chou, et en cela, la doctrine macronienne n’ajoute rien aux pratiques du passé. On se souvient de cette formule d’« UMPS » régulièrement employée par Marine Le Pen lors de sa première campagne présidentielle (en référence au Parti Socialiste et au parti UMP, devenu depuis Les Républicains). Elle nous semble traduire ce sentiment : les majorités passent, changent de couleur, reviennent, puis repartent, encore et encore, et pourtant rien ne semble fondamentalement distinguer les partis politiques majoritaires une fois au pouvoir.

Assurément, tout ne tient pas à cet argument, et on ne saurait exclure le manque de courage de tel ou tel dirigeant, ou de tous, dans l’absence d’audace politique. Mais la nécessité du compromis participe sans doute à rendre les oppositions moins irréductibles qu’attendues. Réformer le statut de la SNCF et celui des travailleurs ne peut pas aller sans le rachat de la dette par l’État ; autoriser le travail du dimanche ne peut se faire sans offrir de contreparties salariales conséquentes ; allonger l’âge de départ à la retraite ne peut être envisagé sans garantir aux retraités modestes des avantages sociaux ou des mécanismes compensatoires pour les carrières longue durée.

 

Cela ne signifie pas que toute réforme ne consiste qu’en un jeu d’équilibriste, où il suffirait de mélanger et d’additionner de façon égale l’intégralité des opinions exprimées sur tel ou tel projet de loi pour obtenir l’approbation générale ; dit autrement, la nécessité du compromis n’implique pas l’absence de dominante politique ou de coloration idéologique. Cela ne signifie pas non plus, dans cette logique, que toute réforme ne se voit pas opposer des revendications ou qu’elle ne soulève jamais de confrontation, y compris virulente. Nombreux sont les acteurs publics (syndicats, journalistes, militants, ONG, associations etc.) à se mobiliser tout au long du calendrier législatif, allant même parfois jusqu’à invoquer le registre du scandale ou de la grève.

 

En revanche, là est le point central, ces oppositions ne vont pas, dans un cadre de compromis, jusqu’à une volonté de renverser le pouvoir en place, bref, de cesser d’exercer son activité politique hors d’un cadre pacifique, point de non-retour.

 

Lorsque l’équilibre du compromis est rompu, ou en tout cas qu’il apparaît comme tel dans la psychologie collective, émerge alors le risque de contestation violente. La crise des Gilets Jaunes a ainsi trouvé sa résolution dans un signal fort à l’égard des classes populaires de la part du gouvernement, par le déploiement d’un ensemble de dépenses publiques ciblées, visant ainsi à donner à nouveau le sentiment d’une inclusion des classes sociales démunies dans le spectre de la politique publique.

La nécessité du compromis nous conduit dès lors à marquer une nouvelle tension inhérente au régime démocratique : elle rend pénible toute recherche d’efficacité. Exception faite des périodes de violence politique, dont le contexte rend possible la radicalité des réformes, la démocratie est en quelque sorte condamnée à la demi-mesure. Or, Raymond Aron nous rappelle que les peuples démocratiques sont assez peu enclins à supporter la mollesse politique. Cela pour deux raisons.

 

La première tient à la première tendance démocratique qui tend à l’égalité. Lorsqu’un régime ne cherche que l’égalisation des conditions, il lui faut un État interventionniste, voire technocratique, amené, par le bras armé de son administration et son lot d’experts, à organiser la société de telle sorte qu’elle produise l’égalité sociale (par des mécanismes de redistribution ciblés, une politique éducative d’émancipation, des régulations sectorielles etc.).

« La nécessité du compromis nous conduit à marquer une nouvelle tension inhérente au régime démocratique : elle rend pénible toute recherche d’efficacité. »

 

Cette nécessité est d’autant plus palpable que, deuxième élément, les sociétés modernes sont marquées, nous dit Raymond Aron, par des ambitions prométhéennes : les diverses révolutions technologiques, le productivisme, la maîtrise de la nature par l’homme, nous conduisent à considérer que l’ensemble des données du monde social (le niveau de richesse, les inégalités, la pauvreté etc.) n’ont rien de naturel, qu’elles peuvent être modifiées pour le mieux, pourvu que nous nous dotions de la bonne infrastructure politique. Derrière donc l’ambition prométhéenne se masque une demande accrue d’efficacité de l’action politique. Sur ce que l’efficacité entretient de conflictuel avec le compromis, nous y reviendrons.

 

Auparavant, il nous faut étudier la deuxième tension qui émerge entre nécessité du compromis et démocratie et qui touche au risque de désunion nationale.

 

Parce que les détenteurs du pouvoir ne sont jamais fixés une bonne fois pour toutes, « aucune ambition [n’étant] interdite » (25), la démocratie consacre la bataille permanente entre les revendications, groupes et intérêts opposés au sein de la société. Aron parle ainsi de la démocratie comme « l’organisation du mécontentement ». Il ira même plus loin : « Ce qu’on peut dire, en généralisant, c’est que, à travers le régime de concurrence pacifique s’exerce la lutte de classes. Pratiquement, tout système de compétition se trouve superposé à une société inégalitaire dans laquelle existent des groupes rivaux, et ces groupes rivaux continuent leurs querelles à travers le système de concurrence. » (26).

 

Nous nous engueulons collectivement : à longueur de plateaux de radio, de télévision, par voie de presse écrite, de tribune parlementaire, de commissions, nous ne faisons pas autre chose que de nous engueuler, passant nos journées à animer nos luttes partisanes, opposant l’écriture inclusive à la menace woke, la lutte contre la précarité à la baisse de la fiscalité, le maintien des services publics au désendettement du pays ; et chacun pourra aisément compléter cette liste. Nous voyons en quoi, chez Aron, la démocratie est bien une conjonction, celle de considérations institutionnelles et sociologiques : nous nous engueulons parce que nous avons théorisé un cadre institutionnel prévu à cet effet, nous nous engueulons également parce que nous avons intégré dans nos mentalités la nécessité d’opposer nos opinions respectives dans l’agora ; et il est désormais difficile de savoir qui des institutions ou de la sociologie, de notre Constitution ou de nos mœurs collectives, de l’œuf ou de la poule, est à l’origine de cette dynamique politique.

 

En résumé, « cette concurrence suppose une bataille continue entre les individus et les groupes » (27). Dès lors, la démocratie emporte en son sein, pour reprendre l’expression de Raymond Aron, sa propre corruption. La concurrence pacifique comporte les risques de sa dissolution. D’où cette question fondamentale : « quelle est l’intensité des querelles compatibles avec le maintien de la concurrence pacifique ? » (28). En d’autres termes, comment sauvegarder l’unité nationale dans un cadre de concurrence interne permanente ? Question qu’on peut renforcer si on considère l’unité comme une condition préalable et nécessaire à la création de compromis : en effet, le compromis n’est rendu possible que si les parties en présence partagent un projet, un cadre ou un minimum de valeurs en commun.

 

Raymond Aron aborde un ensemble de conditions qui ne sauraient être exposées dans leur intégralité. Nous nous bornerons à celles qui nous paraissent les plus essentielles pour appréhender notre temps. Ces conditions, encore une fois, tiennent tant à des facteurs institutionnels qu’à des facteurs sociologiques. Nous rappelons systématiquement ce fait, il est d’importance. La conjugaison des deux souligne que, chez Aron, une crise démocratique ne saurait se suffire d’un changement constitutionnel ; voilà qui évacue toute forme de slogan simpliste.

 

Sur le premier point, nous le citerons directement dans le texte : « Le moyen le meilleur, quand il est possible, c’est de donner à l’ensemble des dirigeants politiques le respect des valeurs communes et un certain sentiment de solidarité. Il faut ce que, en général, on dénonce, à savoir que l’ensemble des parlementaires se sentent plus solidaires les uns des autres qu’ennemis les uns des autres. Cette proposition peut sembler paradoxale : d’ordinaire, on dénonce le fait que les parlementaires, après avoir échangé des injures dans la salle des séances, se retrouvent ensuite à la buvette. Je prétends quant à moi que le régime parlementaire fonctionne d’autant mieux que ce sentiment de solidarité entre les adversaires politiques est plus fort. Ce n’est absolument pas paradoxal. Un régime parlementaire ou un régime démocratique suppose des oppositions sur un certain nombre de questions, mais aussi le respect de valeurs communes. Quand il n’y a plus du tout de valeurs communes – et malheureusement nous constatons le phénomène dans un certain nombre de pays aujourd’hui -, le système de compétition pacifique ne peut plus fonctionner. Encore une fois, ce n’est pas du tout un paradoxe, mais simplement du bon sens : il faut que les différents partis politiques gardent le sens de certaines valeurs communes, au moins le sens de la valeur commune du système de la concurrence pacifique. » (29) Quand l’appétit va, tout va !

 

En clair, Raymond Aron nous dit qu’il faut que l’animosité politique, donnée irréductible à la sphère politique, ne conduise pas à une animosité personnelle irrémédiable. Il va de soi que la politique est aussi affaire d’incarnation, et les détestations sont monnaie courante dans les couloirs des assemblées ou bureaux politiques. Reformulons : il ne faut pas que les différences d’opinion – le fait que les uns soient libéraux et les autres socialistes, que les uns défendent la retraite à 65 ans et les autres à 60 ans – aboutissent à criminaliser la personne d’autrui. Les différences d’opinion ne doivent pas devenir des crimes, il faut qu’on les admette comme admissibles dans le débat public.

 

Ce qui paraît être une lapalissade devient de moins en moins courant. La violence politique se normalise, tant en termes de vocabulaire employé que de violence physique. Elle nous semble résulter de trois facteurs différents.

 

D’une part, il faut dénoncer une certaine forme de radicalité politique. Mais, sur ce point, il nous faut être précis et tendre à l’impartialité. La radicalité, surtout chez Aron, n’est pas seulement possible, elle revêt un caractère quasi-nécessaire. « [Les citoyens] doivent éprouver des passions partisanes pour animer le régime et empêcher le sommeil de l’uniformité » (30). Et d’ajouter : « Je n’oserais dire que le bonheur des citoyens se mesure à l’intensité des troubles politiques ressentis par la cité, mais la qualité d’un régime politique ne se mesure pas non plus à la paix apparente » (31). La chose est dite. Toutefois, l’excès de radicalité peut conduire à l’incapacité à trouver un terrain commun de discussion. La radicalité peut mener à la criminalisation de ses adversaires politiques. On se souvient par exemple de ce député qui, durant la réforme des retraites, a posé son pied sur un ballon de football à l’effigie d’Olivier Dussopt, ministre alors en charge de la réforme. On se souvient encore, dans la même séquence, d’une autre députée ayant traité ses collègues du camp présidentiel de « monstres ». On se souvient, là aussi, toujours dans la continuité de cette séquence, de ce député ayant traité le ministre Dussopt « d’assassin » en plein hémicycle.

« Nous projetons dans la verticalité de nos institutions des vertus pacificatrices qui sont, il faut bien l’admettre, fantasmagoriques. »

 

Cette surenchère ne traduit pas seulement l’expression d’une opposition frontale, légitime au demeurant. Nous parlions de tendre à l’impartialité : ce qui est en jeu ici n’est pas le fait de défendre la VIème République, la dénonciation du racisme systémique ou de violences policières. Il y a là autre chose. Nous assistons à la confusion consciente entre les personnes et leurs actes, entre les individus et leurs idées, considérant que de mauvaises opinions (chose a priori inexistante du point de vue de l’Etat) traduisent une souillure de soi, voire la manifestation d’une faute. Toute la brutalité de l’expiation, consubstantielle à la réparation d’une faute, ne peut donc passer que par la dépréciation de nos adversaires politiques jusque dans leur intimité personnelle, à en faire des sujets de mépris. Cette culture ne peut engendrer que de la violence et la délégitimation de ses adversaires, y compris lorsqu’ils sont majoritaires. Comment se retrouver en toute cordialité à la buvette après s’être fait traiter d’assassin ? Comment envisager des discussions politiques apaisées lorsqu’un adversaire nous enjoint à « fermer sa gueule » ? (32) Ce genre d’attitudes est incompatible avec un système de concurrence pacifique.

 

Deuxième facteur, cette fois-ci imputable à la majorité présidentielle : l’emploi ad nauseam de la rhétorique de l’arc républicain. La parole des cadres Renaissance essentialise régulièrement toute alternance politique à la dichotomie suivante : celle des modérés contre les radicaux, des responsables aux populistes – et pourquoi pas encore, celle des raisonnables contre les fous ; discours qu’on peut aisément condenser dans la formule « Moi ou le Déluge ». Les innombrables procès en sécession, en volonté de faire tomber la République, qui volent tant à l’égard du Rassemblement national que de la Nupes, sonnent comme autant de discours qui s’attribuent la rationalité par défaut. Certes, on ne saurait refuser toute hiérarchisation des discours et propositions politiques ; c’est le fondement même de la politique militante. Adhérer à un parti ou un projet politique, c’est considérer la moindre valeur des discours alternatifs. De même, l’absence de fermeté à l’égard de doctrines extrémistes peut être assimilée à du relativisme. Mais l’excès de partisanisme et l’excès de modération partagent en réalité plus qu’ils ne veulent bien le concéder : une forme de vindicte morale, qui fait de l’altérité politique une figure du mal. Le bloc central alimente de cette façon la surenchère en radicalité. Il y a là un autre facteur qui empêche la construction de compromis.

 

Troisième facteur, qui nous amène à quitter le terrain sociologique pour retourner sur celui institutionnel : la structure de la Vème République qui fait du chef de l’Etat le pivot de la politique nationale ; prédominance institutionnelle qui grippe la mécanique du compromis.

 

Revenons à des considérations moins d’actualité. Comment se construit le compromis ? Sans doute recouvre-t-il à la fois une dimension spatiale et une autre temporelle : spatiale, au sens qu’il nécessite un ou des espaces de discussion dans le(s)quel(s) seront arbitrés les désaccords ; temporelle, au sens d’une temporalité intrinsèque qui voit le déploiement opérationnel de ces discussions selon des impératifs divers et concurrents (calendrier législatif, médiatique etc.). En clair, construire un compromis, considérer la pluralité des idées, cela demande du temps, de la maturation, et à aller trop vite, on risque surtout de froisser ses interlocuteurs.

 

Concrètement, on pense ici aux administrations ministérielles, où se rencontrent représentants de l’Etat, techniciens, représentants syndicaux ou sectoriels ; au Parlement qui abrite les discussions de couloirs, les discussions en commissions, les discussions en hémicycle, où les oppositions s’affutent en même temps qu’elles débattent des amendements potentiellement acceptables, des accords législatifs à construire, des propositions de loi ou résolutions à même de faire consensus. Par-delà la diversité des situations évoquées, on retrouve quelques traits communs : une pluralité d’acteurs aux intérêts, opinions et objectifs différenciés, au sein d’une hiérarchie complexe qui voit se déployer des personnages tout à fait distincts (allant du ministre au représentant d’intérêt en passant par le président de telle commission et même des influences externes plus ou moins diffuses – le corps électoral en circonscription), soutenus entre eux par divers rapports de force (le député d’opposition ne saurait avoir le même poids que le rapporteur de telle loi soutenue par le gouvernement). Nous pouvons dire qu’une démocratie en bonne santé construit l’intérêt général – et le compromis – par la confrontation institutionnalisée de l’ensemble de ces perspectives, tout en maintenant la pluralité inhérente à ce processus, tant dans les acteurs investis dans le débat que ceux qui participent in fine à l’arbitrage des discussions.

 

En fait, on peut dire qu’une démocratie saine assume et préserve le tumulte des discussions, pour la simple et bonne raison que la société civile elle-même est traversée par la richesse de ses divisions. Nous pouvons même dire que le postulat qui fonde toute démocratie représentative réside dans le constat d’une irréductible division de la société civile mue par des opinions parfois radicalement opposées à laquelle il nous faut penser une issue institutionnelle, donc collective et pacifiée. John Locke imagine ainsi l’impossible pérennité de l’état de nature par l’incapacité des individus à se mettre d’accord, sans l’intervention d’un tiers, ne serait-ce que sur la définition du tien et du mien. Le passage de la société de nature à la société politique trouve ainsi son point de bascule dans l’instauration de l’État, compris comme « l’ensemble des procédures permettant à cette société dans lesquels les intérêts à l’œuvre sont contradictoires de les régler par le mécanisme de la démocratie parlementaire » (33). Le fédéralisme américain répond de la même logique : une construction circonscrite dans un héritage historique déterminé, qui tente de résoudre le problème de la division à l’aune d’une crise politique singulière et irréductible, celle qu’ont connu les Américains à partir de la fin du XVIIIème siècle. On est loin de la description abstraite de l’Etat issue de l’empyrée des idées, répondant d’une logique de pure philosophie. Définition ici organique de l’Etat, vidée de toute substance mystique, qui pense l’unité nationale comme une construction lente, tumultueuse, et foncièrement prosaïque, au sens qu’elle cherche les moyens pratiques à cette fin (un Parlement, des ministères, des droits politiques, des entités décentralisées etc.), sans le grandiose d’une esthétique politique ou un salut quelconque. Si esthétique il y a, c’est plutôt celle du mécanicien, les mains dans le cambouis.

 

Nous autres Français avons fondé l’ensemble de nos régimes politiques depuis au moins la Révolution sur une perspective toute autre. «Rousseau vient présenter une construction qui est antagoniste aux thèses de Montesquieu, de Voltaire et plus tard de Tocqueville, une conception dans laquelle l’unité de la nation va se trouver réalisée par l’assomption d’un Etat tout-puissant procédant mystiquement d’une volonté générale que personne ne peut jamais décrire. Nous attendons une révélation. » (34) Précisément, pensent les libéraux, parce que l’intérêt général n’est jamais une donnée objective et anhistorique, il ne saurait résulter d’une logique de pure verticalité, révélée par l’Etat à la société.

 

Or, au lieu d’imaginer des institutions qui pansent la division interne à la société dans une dynamique allant de bas en haut, dans une inertie qui va de la société civile à ses représentants, de ses représentants aux ministres, des ministres au chef de l’Etat, nous avons produit le contraire. Nous projetons dans la verticalité de nos institutions des vertus pacificatrices qui sont, il faut bien l’admettre, fantasmagoriques. Le Président de la République est perçu comme le pivot à même d’arbitrer nos contradictions. Bien que n’étant pas un farouche opposant à la Vème République (contexte de crise politique et de crise algérienne obligent, sans doute), Aron condensait cette perspective dans la formule suivante : « La IVe République réduisait l’autorité de l’exécutif au-delà de la raison, la Ve ampute les prérogatives des Assemblées au-delà de tout bon sens », avant de conclure, « tout se passe comme si une mauvaise fée jetait un sort sur chacun des régimes français au berceau et en préparait la mort au jour de sa naissance. » (35) Et Raymond Aron de rappeler, dans son Essai sur les libertés, de quelle manière le Président de la République domine la Vème, plaçant les parlementaires dans un rapport de subordination. « Un homme fait élire les députés qui se réclament de lui bien loin de passer par leur intermédiaire avant de se présenter aux suffrages » (36).

 

Les députés sont ainsi piégés dans une position de redevabilité, non devant le corps politique, mais devant le président qui les a fait élire ; fait aggravé par l’inversion du calendrier électoral. En conséquence, le gouvernement ne trouve pas dans le Parlement l’incarnation d’un frein à ses ambitions mais, au contraire, une majorité de soldats prêts à combattre pour ses desseins – et une opposition réduite au rôle de témoin. À ce propos, le vice-président de l’Assemblée nationale, Hugues Renson, en motivant il y a quelques temps le non-renouvellement de son mandat, nous livra un précieux témoignage : « L’Assemblée nationale en vient à être considérée – et parfois à se considérer elle-même – comme une chambre d’enregistrement de décisions élaborées ailleurs. » Cette relation de subordination est aggravée par l’incapacité du Parlement à confronter efficacement l’exécutif sur des sujets techniques, ne disposant pas de moyens suffisants et d’un corps administratif dédié à cette tâche.

 

Cette architecture institutionnelle complique radicalement l’émergence du compromis. Nous avons posé plusieurs conditions à sa réalisation : une dimension spatiale (un ou des espaces de fabrication du compromis), une dimension temporelle (temporalité intrinsèque qui voit le déploiement opérationnel de ces discussions selon des impératifs divers) et le pluralisme des acteurs engagés. L’hyper-présidentialisation est en rupture avec chacune des conditions citées. La multitude des intérêts et idées divergents, et son réseau complexe d’interactions au sein d’une séparation claire des pouvoirs, a été remplacée par la solitude d’un homme face à la foule. Comble de l’affaire, la toute-puissance présidentielle réduit sa capacité d’action. Réputé à la fois chef du gouvernement, leader de la majorité parlementaire, faiseur des prix et des salaires, chevalier en lutte contre le chômage, maître de la politique industrielle, au fond, réceptacle de toutes les interrogations, espoirs, colères, le chef de l’Etat se retrouve comme paralysé, bien incapable de donner satisfaction à l’ensemble des injonctions contradictoires et des regards qui scrutent jusqu’à son modèle de montre.

 

Pour cause, nos institutions n’ont pas pour objectif de donner pleine satisfaction à tous ces acteurs et enjeux. Les institutions ont en revanche vocation à leur donner un écho et une place dans la détermination des politiques publiques, par la diversité des acteurs les représentant au sein de l’Etat, chose rendue largement inopérante par la concentration du pouvoir autour du Président. Le Parlement est devenu muet, la société civile aussi, réduite à des moyens de contestation bien maigres – allant de la manifestation bruyante à la voie judiciaire. Un homme décide. Le tempo comme le fond des dossiers sont décidés à l’Elysée. Le reste n’a qu’à suivre. Si Raymond Aron marquait sa méfiance pour les régimes de toute-puissance parlementaire, il semble bien que ce soit l’inverse, un régime d’hégémonie présidentielle, qui est en train de se produire.

 

Les mécaniques du compromis sont grippées, mais ce n’est pas tout. Raymond Aron rappelle que si le compromis nécessite l’unité nationale autour d’un socle de valeurs en commun, et si la démocratie produit d’elle-même ses facteurs de division, il nous faut alors consacrer un espace de neutralité au sein des instances étatiques dans lequel l’unité du corps politique prend forme. Par neutralité, il entend le besoin de soustraire certains organes de l’État de la lutte partisane. Il vise par cette idée l’administration, mais il vise encore le chef de l’Etat qui doit dans cette perspective incarner une stabilité inhérente à la sauvegarde des institutions, dans une position à même de dépasser le conflit des passions. Certes, sous la Vème République, le Président est formellement soustrait aux luttes partisanes pendant la durée de son mandat, il n’en reste pas moins très (trop ?) engagé dans la bataille politique. Il ne s’agit pas seulement de voir de quelle manière une grande partie de sa tactique est d’emblée engagée dans sa réélection, de même que ses opposants qui sont engagés dans la même dynamique (comment pourrait-on leur reprocher d’ailleurs ?). Il s’agit de voir comment la starification de la figure présidentielle conduit à ce que le vecteur de stabilité élémentaire de nos institutions qu’est le chef de l’Etat devienne lui-même l’objet de toutes les animosités. Tout débat tend à départager qui est pour ou contre le Président. Les gadgets du « grand débat », des « conventions citoyennes » jusqu’à la « commission transpartisane » accentuent à contre-emploi la crise politique puisqu’ils concurrencent une institution représentative élue trop affaiblie (l’Assemblée nationale) tout en entretenant le pivot présidentiel de la vie politique. De même, il est aberrant d’observer de quelle manière, un an à peine après l’élection de 2022, toutes les attentions et hypothèses portent sur 2027.

« Les élites comme les citoyens doivent accepter la lenteur du travail parlementaire. Il faut être démocrate avant d’être technicien. »

 

Excès de radicalité ou de démagogie, excès de modération, centralité de la figure présidentielle : pour le dire grossièrement, tout mène à rendre le compromis insupportable, vécu par tout le monde comme une concession à l’ennemi, si ce n’est une trahison. Cet énoncé peut sembler trop caricatural pour décrire la réalité vécue (des compromis persistent et le pays n’est pas à feu et à sang) : il pointe néanmoins la dynamique à l’œuvre dans la société et qui ne peut qu’augurer d’une fracturation toujours croissante de la société.

 

Le paradoxe de la démocratie française : un État omnipotent mais inefficace

 

Cette problématique de l’efficacité anime une troisième tension qui touche à l’essence même des démocraties modernes. Le paradoxe de nos régimes politiques est d’avoir organisé dans le même temps la limitation du pouvoir et son extension indéfinie. L’État, ayant historiquement démontré sa capacité de nuisance par des pratiques arbitraires, devait être limité par des contre-pouvoirs et le système des libertés publiques ; c’est la naissance du libéralisme politique. Mais l’Etat est dans le même temps le tiers nécessaire à la garantie des droits, des droits d’ailleurs toujours croissants au fil de l’histoire. Ainsi avons-nous inclus dans la nomenclature des droits politiques, en plus des droits dits formels propres à la Déclaration de 1789 (liberté d’expression, d’association, de conscience etc.), les droits dits économiques et sociaux de la Déclaration universelle de 1948 (liberté syndicale, droit au logement, droit à la santé etc.).

 

Les sociétés démocratiques face à l’extension indéfinie de l’aspiration égalitaire

 

Un développement soutenu d’ailleurs par l’infusion de l’idée démocratique au sein de la société civile. Tocqueville fut en la matière un des observateurs les plus lucides de ce phénomène : à mesure de l’avancement de la démocratie, du travail qu’opérait l’idée d’égalité sur la société elle-même, le corps social ne pouvait plus seulement se contenter de l’égalité des droits, elle devait réaliser l’égalité dite des conditions. À charge donc à l’Etat d’organiser, non plus simplement l’égalité des droits, mais l’égalité sociale, ou réelle, tant dans le domaine de l’économie ou de l’éducation ; faire en sorte que les plus démunis puissent avoir les conditions de leur subsistance, que les inégalités ne soient pas trop marquées, que les moins éduqués puissent recevoir une formation qualifiante etc.

 

Pour l’auteur de De la démocratie en Amérique, que Raymond Aron appelait dans La Révolution introuvable son maître, cette dynamique de l’égalité sociale distille l’autoritarisme en germes, cela en deux temps. D’une part, elle produit l’individualisme : pourvu que l’Etat distribue le bonheur, il devient gré aux yeux de tous de vivre isolé de ses pairs, tentation d’autant plus pesante à l’heure où la société industrielle produit d’immenses bienfaits matériels. Confortables et repus, les citoyens s’engouffrent dans le matérialisme et, pour reprendre un langage de gauche, participent d’un processus de dépolitisation, car se désinvestissant des affaires publiques. Quel meilleur allié pour le pouvoir, nous dit Tocqueville, que des citoyens qui délaissent la liberté politique ? En clair, qui n’opposent plus de résistance aux velléités du gouvernement ? On le voit d’ailleurs, la liberté des libéraux ne saurait être entendue comme l’égoïsme. De surcroît, l’égalité sociale, non contente de distendre les liens sociaux, attribue un ensemble de prérogatives nouvelles à la faveur de l’administration et du politique, renforçant dès lors son imprimatur. Ainsi, Tocqueville de conclure : « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie » (37).

 

Raymond Aron aura ce privilège de l’histoire sur Tocqueville : deux siècles après ses analyses, il est non seulement témoin de l’hégémonie du productivisme dans la sphère économique, avec un accroissement incomparable du niveau de vie général, mais il assiste également à la prolifération des droits économiques et sociaux à même de reconnaître et d’organiser l’égalité sociale. À noter qu’à la différence de l’auteur normand, Aron adopte une position moins rigide sur l’ampleur du phénomène : dit simplement, il considère que la combinaison des libertés formelles et des libertés réelles, des droits personnels avec les droits économiques et sociaux, constitue la meilleure synthèse historique entre les idéaux libéraux et socialistes. Cette synthèse le conduira toutefois à conclure : « La démocratie politique, dans les sociétés industrielles, semble conduire nécessairement à une forme de socialisme » (38) ; conclusion d’autant plus définitive qu’elle résulte d’un compromis social qui nécessite l’inclusion des classes populaires dans le spectre des institutions. Cette « démocratie des masses », comme il l’appelle, est « une démocratie où l’État remplit des fonctions économiquement et socialement importantes, et d’une importante croissante » (39). La thèse forte d’Aron, c’est que cette quête égalitaire mène inévitablement à une « socialisation » partielle des démocraties libérales.

 

Ainsi, Aron considère que les démocraties à l’ère de la société industrielle ne peuvent s’accommoder d’un libéralisme économique total. La combinaison de la compétition pacifique et de l’obsession des problèmes économiques qui caractérise son époque rend inévitable une demande citoyenne croissante d’intervention de l’État dans l’économie. Il s’oppose ainsi à Hayek (40) dans un débat bien connu et tire une conclusion que l’Autrichien ne pouvait accepter : le libéralisme politique ne va pas de pair avec le libéralisme économique. « Le système de la compétition en vue de l’exercice du pouvoir, écrit-il, lorsqu’il fonctionne dans une société cristallisée en groupes d’intérêts, tend à rendre difficile le fonctionnement d’un système d’économie libérale, l’essence de l’économie libérale étant de laisser les cruautés du progrès économique s’exercer par la force aveugle du marché […] Lorsque les intéressés n’acceptent plus de souffrir à cause des forces aveugles du marché, comme on dit, ils demandent à l’état pour atténuer les chocs » (41).

 

Les démocraties libérales des sociétés industrielles sont donc condamnées à un régime d’économie mixte, c’est-à-dire une société de marché s’accommodant d’une direction partielle de l’économie. L’État-providence qui en résulte porte, selon Aron, une instabilité chronique liée à la tentative de conciliation entre sauvegarde des libertés individuelles, développement d’une bureaucratie utilitariste, et délibération politique.

 

Quarante ans après, la demande égalitaire s’est accentuée

 

Difficile de ne pas donner raison à Aron. La quasi-intégralité des Etats occidentaux ont multiplié ces dernières décennies des mécanismes sociaux en matière de pauvreté, de santé, de logement ou d’éducation. La France s’illustre par une croissance particulièrement marquée de tels dispositifs. L’immixtion de l’Etat n’est pas seulement fiscale, elle est encore normative et administrative, les gouvernements successifs multipliant plans et numéros verts pour pallier aux défaillances de la société. Dynamique heureuse ? Là-dessus, il nous faut séparer le bon grain de l’ivraie. Dans Pensée sociologique des droits de l’homme, Aron s’oppose là encore aux libéraux classiques, estimant qu’au fond, la distinction entre droits dits personnels et droits économiques et sociaux, entre liberté formelle et liberté réelle, est surfaite. Non qu’il n’existe aucune tension entre ces deux pôles : mettre en œuvre le droit à la santé implique un appareil administratif et un interventionnisme bien plus prégnants que la simple garantie de la liberté d’expression. Mais le droit formel, dès lors qu’il est reconnu par la législation nationale, consacre le droit réel : ce qui permet in concreto de s’exprimer librement, c’est de voir sa liberté d’expression consacrée par le Parlement. La fin reste donc inchangée, tendre à rendre réel les droits formels ; seuls les moyens peuvent différer. Aussi considère-t-il que les droits personnels ne furent qu’une étape, tout à fait historique, dans un processus plus vaste qui consiste, en un mot, dans la défense du propre : contre l’arbitraire royal et la menace qu’il faisait peser sur la dignité personnelle, il nous a fallu inventer l’Etat de droit ; contre les mécaniques iniques de la société industrielle ultérieure, il a fallu créer les droits économiques et sociaux. Là encore, la fin reste invariable : la défense du propre, du sujet, de la dignité.

 

D’autant que, depuis la mort d’Aron en 1983, le phénomène de l’extension de la demande d’égalité au-delà des terrains politiques et économiques s’est poursuivie. Avec l’effondrement du communisme et le développement des théories post-structuralistes en sciences sociales, la gauche occidentale a connu d’importantes mutations ces dernières décennies. Les dominés ont changé de visage et les rapports de dominations ne sont plus essentiellement économiques. Avec l’intersectionnalité, notion d’abord descriptive et réservée aux thèses de sociologies et de science politique, et maintenant réappropriée par le langage militant de ce que nous appellerons la gauche identitaire (42), les discriminations deviennent multiples, protéiformes, et s’entrecroisent. Pour comprendre plus finement les rapports de dominations qui sont en jeu au sein des sociétés occidentales, la race, la sexualité, le genre, l’âge, la morphologie, la culture, sont autant de caractéristiques qui viennent compléter et s’ajouter à la catégorie classique de « classe sociale ».

 

Le succès du paradigme post-structuraliste, indépendamment des apports non négligeables que ce dernier a pu apporter aux sciences sociales, s’explique aussi par la continuation logique de l’extension de l’idée égalitaire. Une dynamique d’ailleurs déjà soulignée dans ses balbutiements par Raymond Aron dans Liberté, libérale ou libertaire ?. En résulte là encore des appels incessants à un surcroît d’interventionnisme politique, considérant la pertinence de l’Etat comme appareil de correction des structures sociales perpétuant l’oppression. Dans la continuité de ce débat entre liberté formelle et liberté réelle – ou plutôt ici, égalité formelle et égalité réelle – reste à savoir ce qui relève d’un souci légitime et nécessaire d’analyser les structures empêchant la pleine détermination de l’individu et ce qui dénote de considérations résolument illibérales. C’est une chose de constater les conséquences normatives d’un imaginaire structurellement masculin dans la détermination et la répartition des tâches ménagères ou des professions entre hommes et femmes ; une autre que d’en appeler à l’Etat pour sanctionner des hommes trop enclins à laisser leurs femmes passer l’aspirateur ou faire le repassage ; fin qui impliquerait la naissance d’une structure policière d’ampleur – si seulement celle-ci est possible. On peut rejoindre au moins partiellement l’analyse dans son pan descriptif, mais nullement ses conclusions normatives. Aron adoptait d’ailleurs une attitude semblable à l’égard de Marx : grand lecteur de l’auteur du Capital, appuyant régulièrement sur la finesse de ses constats quant à l’aliénation ou la nécessité de rendre les libertés réelles, Aron s’attaqua régulièrement au coût institutionnel de la dictature du prolétariat, pointant d’emblée les germes autoritaires qui imprègnent cette pensée (43).

 

L’État-providence français : quand individualisme et paternalisme vont de pair

 

Cette dynamique qui considère que la liberté sociale constitue bien une partie intégrante du domaine de la liberté s’est mue en France en une allergie pour les libertés personnelles et économiques.

 

Là où les libéraux doivent rechercher l’équilibre entre les libertés, comme le soulignait régulièrement Raymond Aron, la France a basculé dans une préférence nette pour une croissance indéfinie de la socialisation de l’économie. En démontre l’augmentation massive des dépenses publiques, la part toujours plus large de l’administration, la multiplication des agences gouvernementales et autres organes publics d’intervention dans l’économie, les plans en tout genre, qui concernent tant l’administration locale que l’Etat central ; et même, en élargissant, il ne se trouve pas aujourd’hui un parti politique majeur qui ne défende pas, à quelques exceptions près, d’accroître les dépenses (44), ceux proposant un rationnement somme toute mineur se voyant immédiatement opposer l’accusation en ultra-libéralisme.

 

L’ambiance générale n’est pas à la liberté, elle est à la tutelle : chacun quémande pour soi des avantages, quelques bienfaits, et des torts pour les autres. Ainsi voit-on régulièrement des groupes d’intérêt réclamer ici ou là des aides économiques – les temps sont toujours difficiles – mais se fiche royalement qu’on conditionne le RSA ou qu’on pointe régulièrement du doigt les familles les plus modestes quant à l’allocation de rentrée scolaire ou l’allocation chômage ; le tout, à la faveur d’une administration toujours plus encline à contrôler. Que des groupes d’intérêt existent, c’est une chose convenue en démocratie – Aron y voyait même le développement normal d’une société atomisée où la voix individuelle perd en influence. Que ces groupes se meuvent en règne des idiosyncrasies où l’intérêt général importe peu tant que l’Etat veille au confort de chacun, voilà qui est beaucoup plus inquiétant et qui confirme le cauchemar tocquevillien tant redouté. Ce ne sont pas seulement les libertés économiques qui en pâtissent, ce sont encore, de façon paradoxale, les libertés sociales qui en font les frais (par l’accroissement toujours plus large du pouvoir de l’Etat), et les libertés politiques, qui ne sauraient survivre au sein d’un appareil d’Etat mu par la verticalité.

 

La combinaison de l’individualisme auquel se référait Tocqueville et de la croissance du paternalisme étatique dans le cadre de l’État-providence contribue à réduire à peau de chagrin la responsabilité individuelle. Alors qu’ils délèguent de plus en plus de prérogatives à l’État, les citoyens n’abandonnent pas pour autant leur aspiration à la liberté individuelle.

« En clair, Raymond Aron nous dit qu’il faut que l’animosité politique, donnée irréductible à la sphère politique, ne conduise pas à une animosité personnelle irrémédiable. »

 

Le récent psychodrame des retraites illustre à merveille cet individualisme orphelin de responsabilité individuelle. Malgré la réalité du problème budgétaire et démographique que pose le système par répartition, et refusant par principe de discuter d’un changement de mode de financement (en instaurant, par exemple, une part de capitalisation), les contestations symbolisent ce refus de choisir entre hausse des cotisations des actifs, baisse des pensions des retraités et augmentation de l’âge de départ à la retraite. Ainsi, le citoyen se désintéresse complètement des contraintes réelles que nous venons d’exposer : il exige que l’État apporte une solution rapide et indolore. Qu’on ose soulever l’insoutenabilité du système, il rétorquera avec dédain : « alors, taxons les riches ! ». Cette déresponsabilisation s’observe également sur la question climatique. Alors que tout le monde communie dans la dénonciation de l’inaction du gouvernement et la revendication d’une action forte et volontaire, personne ne semble prêt à consentir au moindre effort. On trouve toujours plus pollueur que soit à qui demander d’assumer la résolution du problème.

 

Ces deux exemples dévoilent la mécanique perverse du despotisme démocratique se nourrissant de l’affaissement de l’engagement civique : dans une valse incessante, la responsabilité se transfère des uns aux autres, incapable de se fixer sur un hôte susceptible de l’assumer. En attendant, faute d’une réforme réaliste et ambitieuse, le problème persiste. On ne peut donc comprendre la crise de la démocratie française si l’on évacue de l’équation sa dimension culturelle : les institutions sont d’autant plus enclines à la centralisation et à l’omnipotence que les citoyens demandent d’être mis sous tutelle.

 

La mise sous tutelle des citoyens renforcée par la demande d’efficacité

 

Mais revenons à la question de l’efficacité. Elle devient pressante quand, comme exposé, vient l’heure de gloire de l’économie mixte. C’est qu’en effet, si l’Etat voit ses prérogatives s’accroître, si sa présence doit se faire plus manifeste, si l’attention se focalise sur ses bienfaits (souhaités, pas toujours réalisés), alors l’Etat doit toujours tendre à l’efficacité. Dès lors se fait à nouveau jour la question des libertés : peut-on concilier respect des libertés politiques, respect des libertés personnelles et efficacité de l’action administrative ? En d’autres termes, dans une ère qui accorde ses faveurs aux experts, techniciens et ingénieurs, peut-on toujours souffrir des lenteurs inhérentes à la délibération démocratique et à la garantie des droits ? « La confiance que nous éprouvons dans la science, la technique, l’organisation s’irrite des lenteurs qu’entraîne la délibération comme de la paralysie que risquent de causer les checks and balances, dans lesquels les auteurs de constitutions voyaient jadis l’art suprême et la garantie de la liberté. Ce qui était hier la fierté des législateurs fait aujourd’hui le désespoir des techniciens. » (45) L’efficacité est d’essence rythmique. Les temps morts sont un mal. Il faut aller vite. Toujours plus vite. « Parce que, vu sous l’angle de l’efficacité des travaux et de leur organisation, ce système de compétition entraîne une déperdition de forces. Il est insupportable pour un homme qui a le goût de l’efficacité d’être obligé de consacrer des heures, des jours, des semaines, des mois à convaincre des gens qui ne savent pas de quoi il s’agit, et il est inévitable que, au fur et à mesure que les sociétés sont davantage dirigées par des meneurs de masses, par des techniciens, par des administrateurs, ceux-ci aient de moins en moins de goût pour les règles, pour le jeu de la compétition électorale. » (46)

La mentalité de l’ingénieur est assez peu compatible avec l’esprit démocratique. Elle l’est d’autant moins qu’elle tente de prospérer sur fond d’un inconfort : « l’évolution du système démocratique conduit à une situation structurellement instable, en obligeant l’Etat à être responsable d’une très grande partie de l’économie, tout en réduisant considérablement son pouvoir de décision. » (47) Nous retrouvons ici la tension primordiale d’un régime démocratique moderne, entre limitation du pouvoir et souveraineté populaire qui tend à élargissement de ses prérogatives : limitation contre l’arbitraire, extension pour l’égalité sociale. « L’évolution du système parlementaire tend à l’affaiblissement du pouvoir, alors que l’évolution économique du système démocratique tend à l’extension des fonctions de l’Etat. » (48) Et Aron de conclure : « Il en résulte donc une nécessité apparente, un État de plus en plus étendu et de plus en plus faible, ou encore un Etat dont le prestige, la capacité d’action et de décision vont en diminuant, et dont les fonctions s’étendent » (49). L’exemple qu’il cite est assez frappant de notre époque. Concernant la politique des prix, les gouvernements cherchent toujours à convaincre les syndicats d’être modérés et, s’adressant au patronat, lui demandent en parallèle de limiter la distribution de dividendes. On peut difficilement s’empêcher de penser ici à un Bruno Le Maire demandant continuellement aux grandes enseignes depuis la crise en Ukraine de limiter leurs marges afin que le coût de l’inflation ne repose pas dans son intégralité sur les consommateurs. Parce qu’il doit organiser l’égalité sociale, l’Etat est perçu comme le garant du pouvoir d’achat (extension de ses prérogatives), ce même Etat incapable d’imposer des mesures trop restrictives comme le blocage des prix ou la limitation des marges, au risque d’affaiblir irrémédiablement la dynamique économique (limitation de son pouvoir).

Dans ce climat, quel avenir pour l’Etat de droit et le parlementarisme ? Il y a un risque clair de dépréciation des institutions où, définitivement, l’ingénieur devient président. Tout dépend in fine de l’état d’esprit ambiant, tant des dirigeants que des citoyens – et même en réalité, bien plus de la « psychologie des chefs ». « Il faut que les dirigeants politiques aient un certain respect de ces règles du jeu et veuillent qu’elles soient respectées. Or, la psychologie des meneurs de masses, la psychologie des économistes dirigistes, la psychologie des ingénieurs qui construisent les barrages, tout cela est extrêmement peu favorable au système de la compétition. » (50) En clair, il ne faut jamais que les impératifs d’efficacité prennent le pas sur l’esprit démocratique. Les élites comme les citoyens doivent accepter la lenteur du travail parlementaire. Il faut être démocrate avant d’être technicien.

 

Le paradoxe de la modernité se matérialise donc par la tension qui existe entre deux aspirations incompatibles. La première, celle de la liberté, sous-tend une société plurielle, dans laquelle les individus sont appelés à se différencier et à se singulariser, mais implique l’acceptation d’une hiérarchisation et d’inégalités. La seconde, celle de l’égalité, sous-tend une société de l’uniformité et de l’indifférenciation, laissant peu de place aux initiatives individuelles, le citoyen n’existant qu’à travers la collectivité. La première tend au retrait de l’État et à la responsabilisation des individus, la seconde implique un état centralisateur, vertical et technocratique.

 

Nous partageons avec Aron l’idée selon laquelle les démocraties modernes, à l’ère de la complexité des sociétés industrielles, ne peuvent échapper à ce paradoxe amenant à un régime mixte contenant une part de socialisation. En revanche, Tocqueville avait raison de noter que les démocraties peuvent emprunter deux chemins, celui de la liberté ou celui de la servitude. Car des deux aspirations, l’on peut choisir d’en privilégier une aux dépens de l’autre, de faire pencher la balance du côté des libertés. Montesquieu, Constant, Tocqueville, Aron, tous voient dans la démocratie libérale constitutionnelle le modèle le plus apte pour se prévenir de la route de la servitude.

 

Quel avenir pour le modèle de la démocratie libérale constitutionnelle en France ?

 

Nous vivons l’époque de toutes les urgences. Climat, covid, terrorisme, islamisme, insécurité, paupérisation, recul des démocraties libérales, montées en puissance des logiques belliqueuses : sommes-nous à la croisée des chemins ? L’air de la liberté n’est-il pas voué à se raréfier, voire disparaître, au risque d’étouffer ? Tout conspue à la quête irrépressible d’efficacité. Ainsi s’enchaînent les plaidoiries en faveur de l’ordre : face au terrorisme, cessons avec la présomption d’innocence et enfermons préventivement les fichés S ; « nous sommes en guerre », à quoi bon délibérer ? ; la planète se réchauffe, il nous faut d’urgence planifier, restreindre, administrer ; la délinquance prospère, rompons avec cet État de droit auréolé de naïveté ; les Jeux Olympiques approchent, réinstaurons des QR codes et des zones de contrôle. Ce n’est pas seulement l’aisance avec laquelle les doctrines de l’ordre se transmettent, selon un principe d’inertie, des intellectuels aux politiques, des politiques aux parlementaires, des parlementaires aux ministres, des ministres au Président, sans arrêtoir quelconque, qui doit nous inquiéter. C’est encore cette adhésion de façade chez les citoyens au système des libertés qui ne passe jamais l’épreuve du réel. Il est aisé d’être scandalisé par les atteintes aux libertés. Tout le monde est outré de voir de quelle manière, par exemple, les restrictions liées aux Jeux Olympiques vont infiltrer jusqu’aux aspects les plus élémentaires de la vie sociale (comme circuler dans sa rue ou aller à son travail). A l’unisson, il ne se trouve pas une personne – ou presque – qui ne voit pas en horreur la multiplication de tels dispositifs restrictifs. Pourtant, c’est avec une certitude d’expert qu’on peut affirmer que tous les esprits concéderaient à la nécessité de telles mesures si par malheur survenait une attaque terroriste. L’urgence l’exigerait. Personne aujourd’hui ne pourrait ainsi défendre la fin des caméras de surveillance sans passer pour un gauchiste bisounours de la dernière heure.

« Être étranger au pouvoir, voilà le critère déterminant pour acquérir le sentiment intime qu’il est autoritaire. »

 

Qu’on s’entende bien : la demande en sécurité est fondamentalement légitime. Mais si la question institutionnelle pouvait être résumée à la sécurité et l’efficacité, nul besoin de construire une société politique faite de pouvoirs et contre-pouvoirs, de sujets de droit et de mécanisme de contrôle, nul besoin d’un Parlement, nulle utilité à des élections : il nous suffirait d’accorder l’administration des choses aux experts ou aux fanatiques de la matraque (les deux allants souvent de pair…). Si on légitime le pouvoir sur l’unique critère de la nécessité de la force publique, si l’instauration d’un Léviathan condense la finalité de toute société politique, si, dit autrement, le pouvoir s’auto-légitimait, alors il n’y a substantiellement plus rien qui ne différencie les régimes démocratiques des régimes autoritaires – ces derniers seraient sans doute d’ailleurs considérés comme plus vertueux.

 

Les régimes libéraux sont fondés sur un rapport inverse : l’Autorité est astreinte par la société civile ; là où la nécessité du pouvoir pense l’inverse. La société civile est créancière à l’encontre du pouvoir d’un ensemble de droits inaliénables. Le pouvoir est au service de la société civile, non l’inverse. À ce titre, il ne saurait jamais être illimité. Dès lors qu’on inverse ce rapport, que le pouvoir cherche à restreindre les libertés et les droits de chacun, motifs pris parfois de considérations très sérieuses et nobles, c’est la nature même de l’Autorité qui change, non plus fondé sur la nécessité du Droit, mais sur l’extension indéfinie du gouvernement. On repense à cette phrase de François Sureau : « On peut dire tant qu’on voudra que la liberté de boire des bocks en terrasse ne se compare pas à celle d’écrire. C’est bien possible, et c’est tout à fait indifférent. Personne d’autre que le citoyen n’a qualité pour juger de l’emploi qu’il fait de sa liberté ».

 

La quête d’efficacité, en plus d’être irrépressible, est, elle aussi, légitime et nécessaire. Mais la dynamique qui s’installe est toute autre : celle d’une efficacité qui se fait systématiquement au détriment des droits politiques. Nous parlons par exemple d’instaurer la rétention de sûreté – l’idée qu’on puisse prolonger la peine de prison d’un individu sur la base de soupçons conséquents d’un risque de récidive. L’objectif est clair : prévenir la criminalité, empêcher un surcroît d’insécurité, voire de drame. Mais à quel prix ? L’idée fondamentale en société libérale est qu’avant l’incrimination, il n’y a rien. Un rien éloquent, un rien qui énonce, un rien normatif. Ce postulat renferme toute la structure de la société du Droit : la liberté est. Sans astérisque, sans condition, sans devoir parallèle. Tout le monde est libre par principe, tout le monde est d’abord innocent, et ce n’est qu’a posteriori, en fonction d’un acte d’incrimination, qu’il y a des criminels à sanctionner. « Dès lors qu’il n’y a que des coupables potentiels et que la répression est mise en œuvre par l’Etat ou susceptible de l’être, il n’y a plus de citoyens libres ; il n’y a qu’une masse de personnes susceptibles tôt ou tard de voir peser sur eux la férule de l’Etat ». Cette formule de Sureau condense merveilleusement la bascule qui s’opère à travers les logiques sécuritaires : on passe de la liberté à la suspicion généralisée, de l’innocence à la culpabilité présumée, du sujet de droits, digne, singulier, à la masse, indifférenciée, magmatique, qui, tôt ou tard, pourra faire l’objet de la répression. C’est en ce sens que nous parlons d’une efficacité qui se fait au détriment des droits : on ne saurait enfermer un individu sur la base de rien (ce qu’est la rétention de sûreté), sauf à être en infraction avec nos propres principes ; et si la suspicion suffit, au fond, nous n’avons rien à envier au crédit social à la chinoise. Pourquoi la pensée se dirige-t-elle immédiatement vers la dépréciation des droits et non vers des hypothèses plus prosaïques, certes moins idéologiques, qui concernent les moyens et les missions de l’administration et des services de renseignement, les moyens concrets mis en oeuvre à la réinsertion, le nombre d’agents et les outils mis à disposition ? Considérations sans doute plus techniques, peu à même de nourrir les passions vivaces qui traversent notre société…

 

Dira-t-on que cette logique, angélique à souhait, aboutira à la libération d’individus qui, inévitablement, recommenceront leurs méfaits. C’est bien possible. Mais, à bien y réfléchir, rien n’empêchera la réalisation de ce risque. Là réside le poison des logiques sécuritaires : se targuant d’un risque perpétuel, elles distillent l’idée d’un ordre illimité, légitimant de façon aussi perpétuelle la mise en œuvre de mesures de contrôle toujours croissantes. C’est une logique d’auto-justification et nous voyons bien d’ailleurs de quelle manière après chaque attentat se rassemble le bal des apôtres du tout sécuritaire, réclamant toujours plus de restrictions, tout en promettant à chaque fois qu’elles suffiront à endiguer la menace. Ne permettant aucun surcroît d’efficacité, ces discours ne font en réalité que restreindre les libertés, rien de plus.

Voilà l’idée matricielle qui irrigue les Etats libéraux : un rapport au pouvoir fondé sur la liberté préalable des individus. « Car enfin, pour qu’il puisse être réputé avoir choisi ses gouvernements en toute liberté, ce qui détermine une part essentielle de légitimité d’un système politique, le citoyen doit conserver en toute circonstance sa souveraineté intellectuelle et morale. […] Le parlement n’est fondé à décider que dans les limites du respect de ces droits qui renferment la légitimité politique. » (51) Ce que nous voyons à l’œuvre sous les diverses urgences qui pressurisent la société, c’est la transformation lente, progressive, éparse, mais certaine, du citoyen en sujet, à la disposition du pouvoir en place.

 

Nous touchons dès lors à un point névralgique des démocraties, et nous en revenons à Aron. La vertu des régimes démocratiques ne réside pas dans l’efficacité. Aron considère d’ailleurs qu’elle dépend sans doute assez peu du régime politique ; du moins, il ne saurait jamais être un facteur exclusif. Dans l’absolu, un régime démocratique n’a pas vocation à être efficace ; ou plutôt, là n’est pas fondée sa supériorité. La supériorité des démocraties trouve sa réalisation dans la garantie des droits. « Si l’on part de l’idée des pessimistes que tout pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument, on conclura que, le pouvoir démocratique étant le plus faible et le plus limité, c’est celui qui corrompt le moins et qui commet le moins d’excès. Cette justification paraîtra bien pessimiste, mais rien n’empêche de traduire la même idée en termes optimistes, et cela consiste à dire : la démocratie est, jusqu’à présent, le régime qui, de beaucoup, a introduit le système de pouvoir le plus constitutionnel, c’est-à-dire qui a le plus réduit le côté arbitraire du gouvernement. C’est celui qui, de beaucoup, a donné aux individus et aux citoyens le plus de garanties par rapport à l’État, ce qui fait que, si on considère les régimes par rapport aux individus, je n’hésiterai pas un seul instant à dire que, des régimes connus ou, en tout cas, connus à notre époque, la démocratie est de loin le meilleur. » (52)

 

Conclusion

 

Nous parlions en introduction de notre propos de deux tendances concurrentes de la démocratie : l’une qui tend à la maximisation du pouvoir, l’autre qui tend à sa limitation. Cette simple conclusion, que le gouvernement doit être limitée en raison de ses excès toujours à venir, nous amène à radicalement choisir la deuxième dite libérale de la démocratie, seule à même de garantir les fondements de l’ordre social : les libertés personnelles et politiques.

 

Cette idée n’a plus rien d’évident. Car cette proposition emporte son lot d’inconvénients : elle renonce à la perfection. « Que les régimes démocratiques soient des régimes instables, cela me paraît incontestable. Qu’ils soient faibles, c’est souvent le cas, quoiqu’il ne faille pas généraliser: tout dépend des pays. Mais, si l’on veut chercher les mérites, ils sont immenses. Les mérites sont immenses à une condition – et c’est là que le machiavélisme intervient -, à condition que l’on ne cherche pas un régime parfait. » (53) Or, si nous vivons l’époque de toutes les urgences, nous vivons pour l’essentiel le refus du mal irréductible. Acculés d’urgences toujours croissantes, nous ne supportons plus l’existence de la violence, des attentats, de la pauvreté, des émeutes, bref, de tout un tas de phénomènes sociaux qui, il faut le dire, ont toujours existé, et sans doute de façon irrémédiablement plus meurtrière par le passé – nul jugement moralisateur ici, simple analyse descriptive. Hystérisation à bas bruit des esprits, qui s’imaginent toujours vivre en régime de libertés, alors que notre rapport au pouvoir a basculé depuis belle lurette. À vrai dire, nos institutions ont toujours traduit notre préférence pour le césarisme, la verticalité, le jacobinisme, en clair tout ce qui permet au pouvoir de se draper dans une position de domination, que celle-ci se traduise par des tendances autoritaires, bureaucratiques ou technocratiques.

« Raymond Aron nous rappelle que les peuples démocratiques sont assez peu enclins à supporter la mollesse politique. »

 

Nous expérimentons une irritabilité extrême face au mal, et nous consentons à tout pour nous en prémunir. Le seul bénéficiaire ici, c’est le tiers étatique, qui dispose de toujours plus de prétextes et de moyens pour étendre le contrôle administratif. La crise écologique en est encore une illustration : face au péril climatique, beaucoup en appellent à la planification et au besoin d’adhérer à une logique de guerre. France Stratégie d’écrire : « Les besoins de l’économie de guerre et les pénuries de la sortie de guerre sont à l’origine de démarches de planification, destinées à atteindre la meilleure allocation des ressources disponibles dans un contexte imposant « une gestion normative sous contrainte ». Ce sont aujourd’hui les limites planétaires qui en fournissent le cadrage. » (54) C’est oublier que le plan implique le commandement hiérarchique. Il substitue au citoyen libre le tiers étatique et son armée administrative. Et toujours cette nécessité, au nom de laquelle il est devenu si aisé de restreindre les libertés. Arbitrer entre l’essentiel et le superflu, tel que prôné par beaucoup de tenants de l’écologie politique, renverse le rapport entre l’individu et l’administration : si la démocratie libérale postule l’impossibilité pour le pouvoir de trier entre boire des bocks en terrasse et écrire des livres, le plan implique l’inverse. C’est la tutelle qui rôde, ainsi que la conditionnalité et la surveillance ; un triptyque redoutable pour les libertés publiques. Une telle hiérarchisation, par la diversité des critères de jugement, des fins en concurrence, des préférences individuelles, ne peut s’opérer qu’à travers le règne d’une techno-administration omnipotente.

 

L’acceptation de l’imperfection évoquée par Aron n’est pas un renoncement. Il ne s’agit jamais de dire : les attentats ont toujours existé, il faut se résigner. Jamais les libéraux, encore moins Aron, prônent la passivité politique. Aron a immédiatement choisi Londres en 40, a défendu l’indépendance de l’Algérie, a dénoncé les crimes staliniens et tous les totalitarismes. L’enjeu ici porte sur une autre question bien plus fondamentale : quel coût institutionnel sommes-nous prêts à consentir en vue de la réduction du mal ? Ce que répondent les libéraux, c’est qu’à moins de considérer que la fin justifie les moyens, on ne saurait accepter un coût exorbitant sans que la garantie des droits ne disparaisse par la même.

 

L’ensemble de ces considérations – la nécessaire défense des libertés, la lutte contre l’arbitraire, la garantie des droits – nous conduisent à la conclusion politique suivante : il nous faut désormais prôner la rupture.

 

La rupture avec notre logique institutionnelle, faisant la part belle au gouvernement, à l’administration, à l’esthétique napoléonienne, à la quête de puissance ; la rupture avec la verticalité, l’isolement de la figure présidentielle, le contrôle administratif ; la rupture avec notre culture politique, notre individualisme, notre égalitarisme forcené. Cette rupture ne trouvera pas d’issue par le biais d’une modalité politique exclusive. Nous l’avons rappelé : chez Aron, la démocratie est autant un fait institutionnel qu’un fait sociologique. Changer la constitution ne suffira pas, changer nos mentalités ne suffira pas, écrire des livres ne suffira pas, inventer une nouvelle esthétique ne suffira pas : il faudra un peu de tout cela pour oser espérer aboutir à un changement conséquent ; étant avertis que les circonstances jouent pour beaucoup dans ce genre de processus, souvent à la défaveur de toutes sortes de plans et projections. Le temps déjoue le plus souvent nos attentes. Le vacarme de la vie est ainsi fait : la surprise est là, tapis dans la seconde qui vient, dans le cliquetis de la montre sur le point de sonner. Le vacarme de la vie est ainsi fait, mais après tout, voilà sans doute le principe sur lequel repose l’action humaine.

 


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Le déclin des nations est-il inévitable ?

 

Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Alexis Carré rappelle le lien indéfectible que Raymond Aron tissait entre Etat-Nation et régimes des libertés. Alexis Carré considère la nation comme un réceptacle de la délibération et un moyen d’élargir l’horizon politique.

 

 

Une première version de ce texte fut prononcée à la journée d’étude Raymond Aron du 22 juin 2023.

 

« Les nations européennes sont-elles vouées à la décadence si elles demeurent des nations (1) ? »

 

Avec un ton anodin, qui conviendrait davantage à la formulation d’un sujet de dissertation, Aron formule pourtant là ce qui fut, de son propre aveu, la question obsédante de son temps. Constatons d’emblée que, depuis sa mort, l’emprise de ladite question n’a fait qu’étendre et épaissir l’ombre qu’elle fait peser sur notre vie pratique. Si sa présence se manifeste par des signes évidents, il est, j’en conviens, un tant soit peu inexact de dire qu’elle nous pèse. C’est en effet chez nous, en Europe, là où le déclin des nations a subi sa plus forte accélération ces dernières décennies, que ce processus a suscité le plus d’espoir et été accueilli avec la plus franche alacrité. Le désaccord de l’opinion reçue avec Aron ne porte donc pas sur la question de savoir s’il y a ou non un déclin des nations, mais sur la manière dont il convient de l’apprécier. Et c’est ce désaccord qui pousse Aron à poser cette question, non pas dans des termes généraux, mais aux européens en particulier. La dissolution des nations est-elle une étape et peut-être même un passage obligé dans le grand mouvement de l’histoire européenne vers plus de progrès ou le triste symbole de notre décadence morale et politique ? Ce n’est pas en effet par fatalisme que beaucoup d’entre nous acceptent aujourd’hui la réalité de ce déclin, comme quelque chose de regrettable, certes, mais d’inévitable. Les européens accompagnèrent ce processus avec un enthousiasme que méritait selon eux de susciter cet élargissement qui leur semblait évident et bienvenu de notre horizon politique. Pour qui adopte ce dernier point de vue, l’obsession d’Aron paraît facilement être celle d’un homme inapte à se détacher d’un monde, le sien, commençant de disparaître, et encore incapable, par manque de preuves ou par excès de préjugés, d’apprécier à leur juste valeur les mérites de celui qui était alors encore en train de naître. Aron doutait de ses promesses tandis que nous vivons sa réalité. Son obsession, compréhensible alors, pour qui veut être charitable, n’aurait aujourd’hui tout simplement plus lieu d’être. Cette ligne d’argumentation, qu’on voit aussi à l’œuvre dans une certaine lecture de la réaction d’Aron aux événements de mai 68, voudrait faire de lui un penseur, certes respectable, mais finalement dépassé par les événements, et enfermé dans des conceptions que périmèrent la fin de la lutte contre le nazisme puis celle de la Guerre Froide. L’attachement d’Aron à la nation n’a pourtant rien de sentimental. Pour comprendre la question qui donne son titre à ce texte il nous faut donc, pour un temps du moins, lutter contre l’empire de l’opinion reçue et tâcher de saisir ce qu’Aron craignit de nous voir perdre en perdant la nation.

 

Nation et régime représentatif

 

L’attachement d’Aron à la nation n’est pas, comme nous le disions, de nature sentimentale — il n’est pas non plus essentiellement esthétique. S’il faut craindre le déclin des nations c’est précisément pour lui parce que l’existence de cette forme moderne de l’amitié civique fut indissociable de l’émergence des régimes libres et demeure indispensable à leur maintien. Ce qui semble être en jeu dans la nation pour Aron, c’est moins une particularité de style, une culture ou un folklore, qu’une certaine qualité de l’agir et du langage humain, qui par les rapports qu’elle établit entre certains hommes permet à ces derniers de se gouverner eux-mêmes. Constatable par la raison naturelle, elle est non seulement un élément essentiel à la compréhension de notre régime mais également une réalité politique sans laquelle le fonctionnement de nos institutions serait en réalité menacé :

 

« Les régimes démocratiques n’ont pas pour fonction de créer les États ou l’unité des nations ; ce qui est possible, c’est que l’unité des États et des nations résiste à la compétition permanente des hommes et des idées. On n’a jamais créé une nation en disant aux hommes : allez et disputez-vous. Parfois, l’Occident semble conseiller aux pays libérés de faire sortir le pouvoir de leurs divisions. » (2).

 

Une science politique qui choisit d’ignorer cette réalité aggrave ainsi les difficultés qu’elle prétend résoudre. En se contentant de penser l’État comme l’institutionnalisation des divergences d’intérêts et d’opinions présents dans la société, elle accentue les conflits qui en découlent, mais empêche aussi ladite société de se constituer en pouvoir, en une capacité d’agir collective. Il dit ailleurs :

 

« Pour dire les choses autrement, un système de compétition pacifique suppose l’existence de l’État, l’existence d’une nation. Un des signes les plus étonnants aujourd’hui de l’inculture politique est l’idée, extrêmement répandue que, quand il n’existe pas encore d’État, on peut le créer et qu’on peut le créer par des procédés démocratiques. » (3).

 

En effet, nous tendons promptement à attribuer beaucoup des mérites de notre mode de gouvernement au pluralisme des sociétés libérales, et c’est en son nom que l’on se réjouit du dépassement de la nation et, à travers elle, de l’intolérance et de l’exclusion dont elle serait la source. Or, pour Aron, le pluralisme libéral ne saurait produire les effets bénéfiques que l’on attend de lui, la compétition pacifique, à moins d’agir sur une communauté d’hommes qui ne veulent pas être séparés et pour lesquels existent des principes de commandement légitimes. C’est parce que ces hommes veulent vivre et partager un même commun que leurs désaccords suscitent en eux, non pas le désir de se séparer, de se soumettre ou de se détruire les uns les autres, mais celui de se convaincre en vue d’agir ensemble, c’est-à-dire de donner à l’autre des raisons susceptibles de gagner son approbation, son concours et même sa libre obéissance.

 

Sans présupposer cette force contraire qu’est l’amitié civique, et l’existence d’une hiérarchie d’agents et de fins, les mêmes différences d’opinions et d’intérêts que nous avons coutume de célébrer engendraient au contraire une défiance et une hostilité qui rendraient impossible le fonctionnement de notre régime. La « disparition légale des rangs et des conditions » à laquelle Aron associe l’émergence de la démocratie libérale ne signifie donc pas pour lui l’abandon de tout principe hiérarchique ou de toute notion de bien commun. Elle permet au contraire de dissocier dans une certaine mesure la minorité qui dans tout régime concentre les fonctions de commandement de celle qui dans toutes société concentre les ressources et les moyens d’influence. Cette classe politique et dirigeante peut se libérer de l’étreinte des « socialement puissants » et asseoir son autorité parce qu’elle se soumet à la nécessité livrer publiquement des raisons d’agir en commun et ne le peut humainement et sans trop de risque que parce qu’existe cette amitié entre celui qui commande et celui qui obéit, unité supérieure sans laquelle la division des élites risquerait d’entraîner l’exploitation ou la guerre civile.

 

Le libéralisme et ses ennemis

 

Aron rejette donc l’idée qu’il suffise que l’homme soit libre et sans attaches, les institutions neutres et la société diverse pour que l’existence du régime libéral soit garantie. Ceci ne fut pas, comme on le dit parfois, une inflexion tardive, républicaine ou pessimiste, dans la pensée d’Aron. Dès 1939, dans un discours prononcé à l’aube de la guerre devant la Société Française de philosophie, il déclare en effet :

 

« L’optimisme politique et historique du XIXe siècle est mort dans tous les pays. Il n’est pas question aujourd’hui de sauver les illusions bourgeoises, humanitaires ou pacifistes. Les excès de l’irrationalisme ne disqualifient pas, bien au contraire, l’effort nécessaire pour remettre en question le progressisme, le moralisme abstrait ou les idées de 1789. Le conservatisme démocratique, comme le rationalisme, n’est susceptible de se sauver qu’en se renouvelant » (4).

 

Loin de fournir une justification à la philosophie du progrès, les excès du pessimisme anthropologique et de sa concrétisation politique dans l’Allemagne hitlérienne confirmèrent dès les années 30 pour Aron la nécessité d’en penser la critique, non pas certes afin de remettre en question le régime libéral qui s’en réclamait mais au contraire en vue de le renouveler.

 

Ce qu’Aron réalise lors de son séjour en Allemagne et à l’approche de la guerre, c’est qu’il est vain de penser notre régime à partir d’une conception vide ou négative de la liberté qui évacue la perspective de l’agent lui-même. Penser la politique à partir de cette idée de liberté c’est en effet abandonner tout possibilité pour les motifs que poursuivent les hommes quand ils agissent de constituer le fondement d’un commandement — c’est-à-dire d’une obligation ou d’un devoir (si le motif est bon, il doit valoir pour les autres) et d’une autorité chargée d’en demander et d’en obtenir le respect et l’accomplissement (il me revient ou à quelqu’un d’autre de m’assurer qu’on le poursuive). Dans le cadre de cette philosophie du progrès la justification des contraintes devient alors purement extérieure. Il ne s’agit plus de rapports concrets, du commandement de certains hommes sur certains autres et des raisons qu’ils partagent ou ne partagent pas, mais d’institutions dont la structure et l’étendue se fondent désormais, non pas sur les questions que je me pose quand j’agis (puisqu’aucun de mes motifs ne m’autorise à l’imposer aux autres hommes), mais sur le comportement des hommes en général, sur la façon dont ils usent de leur liberté. L’anthropologie, la question de savoir si l’homme en général est bon ou mauvais, détermine dorénavant la nature du régime souhaitable (libéral et paisible dans le premier cas, autoritaire et violent dans le second). Les tenants de la première hypothèse, parce qu’ils la pensent naïvement portée par le courant de l’histoire, rendent les choix pratiques et moraux indifférents : les hommes en apprenant à user de leur liberté sans empiéter sur celle des autres peuvent vivre en paix. Ceux de la seconde, parce qu’ils ne voient qu’une histoire pleine de bruit et de fureur abolissent la possibilité de tout jugement pratique ou moral au profit d’une métaphysique irrationaliste de la volonté qui justifie selon eux l’assujétissement d’un homme naturellement mauvais, ou dangereux, c’est-à-dire sans loi, à un pouvoir sans limite. Or Aron, le perçoit bien, les partisans de l’optimisme anthropologique sont incapables de comprendre la guerre qui vient et de justifier les sacrifices que rendra bientôt nécessaire l’hostilité des nihilistes qui rejettent et condamnent l’idéal de civilisation.

 

Nation, devoirs et rationalisme politique

 

Et c’est dans l’idée de nation qu’il trouve la possibilité d’une réaffirmation de la primauté des devoirs qui ne soit pas incompatible mais au contraire favorable à l’existence d’un régime libre (5). Dans ce régime, fondé sur la primauté des droits, le type d’amitié qui lie les membres d’une même nation devient le véhicule indispensable et effectif de nos obligations et de notre rationalité pratique. Indispensable parce que, sans cette force, le régime des droits se dissout sous l’effet de ses propres forces centrifuges, et effective, car c’est du fait du bien que constitue cette amitié que notre société, par le seul spectacle de son fonctionnement, suscite en nous le désir d’y participer, non du fait des intérêts dont la protection l’exige, bien que ces raisons existent, mais parce que la participation à la vie nationale en elle-même nous apparaît comme un bien d’un type particulier dont nous souhaitons jouir et dont nous ne pouvons jouir que par cette existence commune. C’est, non en vue de droits abstraits, mais de ce bien dont la conservation et la poursuite définissent pour les membres d’une nation une vie digne d’être vécue, que l’on peut rendre compte de leur détermination à la sacrifier plutôt que d’en être privés. Et c’est en l’absence de ce bien que nos passions, réduites à celles qui occupent nos vies d’individus, cessent de fournir son ressort à la résistance que toute collectivité oppose à ceux qui cherchent à la soumettre :

 

« La morale du citoyen, c’est de mettre au-dessus de tout la survie, la sécurité de la collectivité. Mais si la morale des Occidentaux est maintenant la morale du plaisir, du bonheur des individus et non pas la vertu du citoyen, alors la survie est en question. S’il ne reste plus rien du devoir du citoyen, si les Européens n’ont plus le sentiment qu’il faut être capable de se battre pour conserver ces chances de plaisir et de bonheur, alors en effet nous sommes à la fois brillants et décadents » (6).

 

En admettant ceci, nous aurions à la rigueur établi que le déclin des nations équivaut à toutes fins utiles à un changement de la nature de notre régime, mais nous n’aurions pas exclu la possibilité que ce changement convienne à l’air du temps. La pacification des relations entre États ne rendrait-elle pas superflus, avec la menace de la domination, le souci de l’indépendance et la nécessité de se battre pour la conserver ? Ce changement de la nature de notre régime ne serait-il pas aussi rendu nécessaire en vertu d’une contradiction interne à la démocratie libérale qui tendrait à la faire sortir de la forme politique qui l’a vue naître ? C’est ce que semble penser celui que l’Europe nouvelle est le plus près de s’être donnée pour penseur. Loin de nier les liens qu’établit Aron entre la nation et la préservation d’un commandement politique moralement exigeant, Jürgen Habermas souscrit à cette connexion pour immédiatement la condamner :

 

« Il existe une discordance remarquable entre les traits quelque peu archaïques des “obligations potentielles”, assumées par ceux qui partagent un destin commun et sont prêts à faire des sacrifices les uns pour les autres, et la conception normative qu’ont d’eux-mêmes les sujets de droit librement associés dans l’État constitutionnel moderne. […] Or, une telle image s’accorde mal avec la culture des Lumières, dont le cœur normatif consiste à abolir toute morale en vertu de laquelle un quelconque sacrifice serait publiquement exigé. […] À la différence de ce qui prévaut en morale, en droit positif les obligations sont secondaires. […] Sous de telles prémisses, il est de toute façon impossible de justifier le service militaire obligatoire ou la peine de mort » (7).

 

On le voit ici, c’est bien le sentiment d’obligation, que le désir d’unité de ses membres rend la nation capable de produire chez ces derniers, que l’on vise à épuiser au travers du dépassement de cette dernière, et ceci, non en vue de quelque dessein volontairement pernicieux, mais afin de réaliser pleinement la possibilité, contenue dans les droits de l’homme, d’une existence individuelle parfaitement autonome. La tentative de dépasser la nation en Europe ne fut donc pas seulement une conséquence malheureuse et inattendue de la politique des droits de l’homme, mais envisagée consciemment comme une condition de sa réalisation pratique. Cette tentative ne pouvait néanmoins réussir que si ce dépassement aboutissait à une progressive pacification des relations entre États aboutissant à une forme plus ou moins achevée de société globale où, la menace de la domination ayant laissé place à la coopération pacifique, disparaissait avec elle le souci de l’indépendance.

 

Comme les plus myopes esprits le constatent aujourd’hui, la régulation des relations entre États a peut-être diminué certaines incertitudes, surtout économiques, mais elle n’a pas fondamentalement changé la nature des menaces et des risques politiques propres à l’ordre international. L’entêtement avec lequel les Européens entretiennent leur ignorance collective de cette réalité ne saurait s’expliquer que par notre désir de réaliser le projet dont elle excluait pourtant la possibilité. Aron touche néanmoins aux raisons qui donnèrent à cet espoir un ascendant pour ainsi dire irrépressible sur notre vie morale et politique.

 

Épuisées et dégoutées d’elles-mêmes par deux guerres mondiales, les nations d’Europe entrèrent dans la Guerre Froide avec le sentiment aigu et nouveau de leur faiblesse. Ce continent qui, réalisant la prédiction de Kant, avait jusqu’alors donné ses lois au monde se retrouvait soudain composé d’États-nations, dépouillés de leur empire, et incapables de concurrencer les deux Grands. Le rêve d’un monde sans guerre et d’une vie sans obligation s’empara des nations d’Europe parce qu’il adoucissait et répondait exactement à la perspective de leur impuissance.

 

Mais si le déclin matériel des « nations de petits espaces » est indéniable, rien n’indique selon Aron que leur décadence politique et morale s’ensuive mécaniquement de cette première constatation. En premier lieu parce que la supériorité de ce qu’il appelle les « peuples de grands espaces » (il dénombre à cette époque États-Unis, Union Soviétique, Chine et Inde) est inégale, faillible et contestable. Et les 60 années qui suivirent la rédaction de Paix et guerre ne confirment-elles pas que ces grands États perdirent souvent leurs moyens, aussi supérieurs fussent-ils, contre des adversaires incomparablement plus faibles ? Parce que l’histoire ne suit pas des lois mécaniques qui les condamnerait à l’avance et pour le simple fait que le dépassement des nations fut en Europe le produit d’une décision consciente, et non d’une fatalité imposée de l’extérieur, il ne saurait nous apparaître comme inévitable.

 

En fournissant son ressort passionnel à l’échange public des raisons, la nation et l’amitié politique qu’elle rend possible entre les hommes, sont ce qui transfigure la compétition permanente des hommes et des idées, le désir de commandement et les désaccords sur le juste et l’injuste, de cause de violence en source de vie civique, de guerre des dieux en espoir de réconciliation et d’unité. Parce qu’elles mobilisent le désir qu’ont naturellement les hommes de vivre en commun, les nations permettent à leurs membres de délibérer à propos de plus de choses concernant lesquelles ils sont en désaccords, plus de choses dont ils ont besoin de se convaincre les uns les autres et, pour cela, de fournir leurs raisons. Elles élargissent plus qu’elles ne rétrécissent l’horizon politique des buts que nous pouvons collectivement poursuivre. En cela, elles sont une source de force et d’action en dépit même d’une faiblesse matérielle dont Aron nous rappelle que nous aurions tort de nous désespérer. Le monde qui s’annonce a de toute façon peu de chance de nous laisser le luxe de nous en priver, fût-ce pour cultiver notre jardin.

 

 


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Raymond Aron et la gauche

 

Dans un entretien pour notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Bernard Cazeneuve salue le goût de l’intellectuel pour la recherche de la vérité. L’ancien Premier ministre met notamment en lumière la rupture de Raymond Aron avec la gauche française en choisissant de dénoncer les crimes staliniens et les dérives totalitaires du communisme soviétique.

 

En acceptant d’écrire un article sur les relations de Raymond Aron à la gauche française, à l’invitation du think tank GenerationLibre, je savais qu’il me faudrait penser aux tragédies du siècle passé et les confronter aux idéologies qui les avaient engendrées. De la pensée de l’auteur de L’Opium des Intellectuels, j’avais surtout retenu sa filiation, qui de Montesquieu à Tocqueville, en passant par Benjamin Constant, situait Raymond Aron dans la mouvance libérale. Parmi ceux qui vénéraient Sartre et se méfiaient de Camus – dont l’esprit de nuance le rendait suspect aux yeux de certains –rares étaient ceux qui admiraient Raymond Aron. Pourtant, par sa pensée, il dominait déjà de la tête et des épaules les débats de son temps. Comme François Mauriac, il s’évertuait à plonger une torche dans les ténèbres d’une période encore fracturée par les séquelles de la Seconde Guerre mondiale et la division du monde en deux blocs antagonistes. La publication de ses Mémoires et du Spectateur engagé, au début des années quatre-vingt, avait été pour ma génération la révélation d’une implacable exigence intellectuelle. À l’opposé de certains de ses congénères, ses analyses et ses choix l’avaient préservé des aveuglements d’une époque dominée par les idéologies. Dans les émissions audiovisuelles, où on l’interrogeait sur ses positions politiques ou sur les controverses qui l’avaient opposé aux intellectuels dominants, il racontait le processus d’excommunication dont il avait été l’objet face à ceux, qui trop longtemps, avaient exonéré le stalinisme de ses crimes et avec lesquels il avait fini par rompre.

 

Dans sa jeunesse studieuse à l’École normale supérieure, où de Sartre à Canguilhem, en passant par Nizan, il avait côtoyé les plus brillants esprits, Aron avait été socialiste. Mais de la montée du nazisme, observée lors de son séjour en Allemagne, entre 1930 et 1933, il avait surtout retenu la dimension possiblement tragique de l’Histoire, lorsque les passions humaines s’emparent d’elle et que la raison s’en éloigne. Loin de se détourner de la politique, il avait conçu pour le débat d’idées un intérêt qui devait le mobiliser sa vie durant. Peu à peu, on l’avait vu prendre ses distances avec le positivisme, l’idéalisme et le pacifisme de sa jeunesse, dont les conversations avec Alain l’avaient, un temps, convaincu de la pertinence. À la faveur d’une promenade sur les berges du Rhin, alors que la République de Weimar agonisait, il avait pris pour lui-même l’engagement « de connaître son époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de son savoir ». Sans céder aux facilités de la posture du spectateur, il cherchait à débusquer, en toutes circonstances, les solutions les plus praticables et jamais il ne réagissait aux choix de ceux dont il observait les agissements, sans se poser la question de ce qu’il aurait pu faire lui-même. Plus tard, interrogé sur les raisons profondes de sa prise de distance avec la gauche, il avait répondu que les intellectuels qui avaient refusé la rupture fondamentale avec le soviétisme, le communisme et le stalinisme – autrement dit avec l’autre grand totalitarisme du siècle – s’étaient éloignés des idéaux initiaux, auxquels lui, avait continué de croire. Il avait par ailleurs puisé aux sources de l’économie politique nombre d’interrogations qui le faisaient douter de la pertinence de choix qu’il jugeait peu judicieux, moins pour des raisons morales, qu’en vertu de la conception qu’il pouvait avoir de l’efficacité des politiques à mettre en œuvre.

« Amoureux de la liberté pour les autres, il la pratiquait surtout pour lui-même, en la conjuguant au courage. »

 

Raymond Aron était donc avant tout un anticonformiste, dont il était difficile de figer la pensée, et hasardeux de chercher à se ménager les faveurs, car tout ce qu’il exprimait, était dicté par une rigueur intellectuelle qui le singularisait. Aucun gouvernant n’était d’ailleurs parvenu à le circonvenir, pas même le général de Gaulle, auprès duquel il s’était tenu à Londres, mais dont il critiquait la politique ombrageuse d’indépendance à l’égard des États-Unis, au motif qu’elle prenait insuffisamment en compte les menaces pesant sur le monde libre. Dans un contexte où dominait la guerre froide et où l’Union soviétique imposait au continent européen un ordre totalitaire, la priorité devait aller, selon lui, à la défense absolue de la liberté et à la dénonciation d’un système qui la rendait impossible. Par la conviction que chacun devait en toute circonstance préserver son libre arbitre, il invitait au courage, sans jamais chercher à acquérir ce statut de « professeur d’hygiène intellectuelle », auquel Claude Lévi-Strauss l’avait pourtant élevé. Sa dénonciation inlassable des crimes du stalinisme, l’avait très vite opposé à Sartre et aux intellectuels qui évoluaient dans son sillage, sans que l’antitotalitarisme parvienne alors à conquérir la gauche. Il lui faudra attendre 1974 et la publication de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, pour sortir enfin de cet isolement qui l’avait fait tant souffrir, sans que jamais toutefois, il n’exprimât le regret de ses choix.

 

Au moment où Raymond Aron exerçait son magistère intellectuel et moral, on jugeait sa parole, non en fonction de ce qu’il disait, mais en raison des lieux à partir desquels il s’exprimait. Le sectarisme se nourrissait déjà de ces facilités. Plus généralement, comme il avait eu le courage, par des positions tranchées, de se distinguer de la cohorte de ceux qui s’inscrivaient dans le courant de l’idéologie dominante, il arrivait qu’il dût subir la vindicte des meutes constituées ou de leur relais dans les milieux médiatiques et universitaires. Or, la lecture de l’œuvre de Raymond Aron constituait un éloge éloquent de l’esprit de nuance, si bien que ses congénères, engagés jusqu’à l’aveuglement dans la défense du communisme et de ses régimes totalitaires, s’affrontaient à lui sans le ménager.

 

Sans doute Aron était-il avant tout un enfant du siècle des Lumières. La rationalité de ses démonstrations, qu’il s’intéressât à la politique ou à la sociologie, qu’il analysât la pensée de Marx, ou plus tard celle d’Émile Durkheim ou de Max Weber, puisait aux sources des philosophes qui avaient pensé les droits fondamentaux de la personne humaine et consacré l’amour irrépressible de la liberté. Face à l’absolutisme et à ses dérives, il campait du côté de la raison. Son attachement profond à l’universalisme des droits, que les penseurs marxistes considéraient comme formels, ne l’avait pas pour autant dissuadé de considérer positivement l’apport de la pensée de Karl Marx à la compréhension de l’ordre social et des rapports de domination, qui pouvaient rendre impossible la mise en œuvre effective de la liberté et de l’égalité. L’avènement du totalitarisme avait cependant contribué à conforter Aron dans l’idée que Montesquieu avait raison, lorsqu’il préconisait qu’en toute circonstance et par la disposition des choses, le pouvoir devait arrêter le pouvoir, et qu’en l’absence de séparation des pouvoirs, les libertés fondamentales ne pouvaient en aucun cas être garanties. Dans une conférence prononcée en 1969, à l’occasion des Rencontres internationales de Genève, et dont la revue La Liberté et l’ordre social a reproduit le contenu, Raymond Aron précisait sa pensée en ces termes : « les droits civiques, enjeu d’une bataille intellectuellement mais non socialement gagnée, découlent de la liberté des Révolutionnaires du XVIIIe siècle, de la philosophie des Lumières. Ils enlèvent des libertés particulières, des privilèges à certains, pour garantir à tous les libertés qu’exige l’égalité devant la loi. Du même coup, nous découvrons à quel point les libertés dites formelles sont réelles, en ce sens qu’elles assurent à tous des garanties et des possibilités effectives. Montesquieu voyait dans la sûreté la forme première et pour ainsi dire minimale de la liberté. Or, la sûreté de l’individu exige que la liberté à la fois des personnes privées et des personnes publiques soit limitée par des règles… ». En s’inscrivant ainsi dans la filiation des philosophes des Lumières, dont la pensée avait fécondé l’universalisme des révolutionnaires français, Raymond Aron marquait son attachement à une histoire, hautement revendiquée par une partie de la gauche française, au moment de l’instauration sous la IIIe République, des libertés fondamentales.

 

À l’occasion de la même conférence, l’intellectuel libéral s’employait à tracer les limites des libertés dites formelles, pour épouser l’analyse critique que le courant socialiste avait pu en faire, en s’inspirant de certains des aspects de la pensée marxiste : « il ne suffit pas pour que le citoyen soit effectivement libre de faire quelque chose, que la loi interdise aux autres et à l’État de la lui interdire, sous menace de sanction, il faut encore qu’il en possède les moyens matériels ». Dans l’esprit de Raymond Aron la liberté, garantie par la loi, pouvait exiger, dans certaines circonstances, l’intervention de l’État, pour que la plupart des individus soient en situation de l’exercer vraiment. On passait ainsi imperceptiblement de la liberté négative (non-empêchement sous la menace de sanctions) à la liberté positive, se traduisant par la capacité de faire. Rien ne s’opposait donc, a priori, pour les tenants de la démocratie libérale, à ce que les individus soient dotés des moyens effectifs d’exercice de leurs libertés formelles, au terme de la reconnaissance par l’État de leurs droits économiques et sociaux. Sans doute fallait-il voir dans ce cheminement intellectuel de Raymond Aron, les raisons profondes de son adhésion de jeunesse à la pensée socialiste et l’explication du jugement positivement critique qu’il porta sur l’expérience du Front populaire.

« Sans doute Aron était-il avant tout un enfant du siècle des Lumières. »

 

En revanche, c’est bien l’expérience communiste, conduite notamment en Union soviétique, qui fut à l’origine de la rupture de Raymond Aron avec une partie de la gauche, c’est-à-dire l’avènement d’un État partisan, adossé à un parti unique, se fondant sur une vérité d’État. Face à cette idéologie, Raymond Aron porta plus loin le fer, avec cette clarté tranchante qui le singularisait de ceux qui refusaient de qualifier ces régimes incontestablement totalitaires pour ce qu’ils étaient : « aucun n’aurait imaginé que le socialisme se confondrait un jour, dans la théorie officiellement proclamée, avec le rôle dominant du parti, autrement dit avec l’interdiction du droit d’opposition et d’association publique. » écrivait-il.

 

Ainsi, l’histoire du XXe siècle avait démontré que la disparition du multipartisme et des assemblées parlementaires démocratiquement élues rendait possible le totalitarisme, sous ses multiples formes. Mais elle administrait également la preuve que la démocratie représentative, sans garantir toutes les libertés individuelles, constituait le plus solide moyen de leur préservation.

 

Il aura fallu le courage d’Alexandre Soljenitsyne, la mobilisation de certains intellectuels français et l’exode des boat people, au milieu des années soixante-dix, pour que Raymond Aron sorte peu à peu de son isolement et serre à nouveau la main de Jean-Paul Sartre, en juin 1979, après qu’ils eurent demandé ensemble, au président Valéry Giscard d’Estaing, d’ouvrir la possibilité de l’asile à des centaines de milliers de Vietnamiens et de Cambodgiens, fuyant le communisme. Avec l’humilité qui avait si souvent présidé à ses engagements, Raymond Aron n’entendait pas savourer sa revanche. Son tempérament et la tragédie vécue par des êtres perdus lui interdisaient d’y songer. Quant à son vieil ami Poulou (Jean-Paul Sartre) pour lequel il avait gardé estime et admiration, il expliquait sa démarche en ne reniant rien de ses combats passés, tout en donnant le sentiment de céder à une obligation morale : « Personnellement, j’ai pris parti pour des hommes qui n’étaient sans doute pas mes amis au temps où le Vietnam se battait pour la liberté. Mais ça n’a pas d’importance, parce que ce qui compte ici, c’est que ce sont des hommes, des hommes en danger de mort… ».

« Raymond Aron était avant tout un anticonformiste, dont il était difficile de figer la pensée, et hasardeux de chercher à se ménager les faveurs. »

 

Il y eut donc chez Aron – comme une irrépressible exigence – la recherche permanente de la vérité. Il en paya le prix, sans ne jamais rien abandonner de ce qui lui paraissait essentiel. Le travail inlassable auquel il s’était consacré, au sortir de l’École normale supérieure, en portant sur la politique le regard du spectateur engagé, avait endurci ses convictions, sans le rendre sectaire. Alors que ses détracteurs le présentaient volontiers comme le penseur conservateur, parfois incapable de pénétrer les grands mouvements de son temps, il se trompa infiniment moins que ceux qui, à droite ou à gauche, prétendaient tout comprendre de leur époque, en s’érigeant en détenteurs de la vérité. Contre la colonisation, il prit des positions courageuses qui le firent menacer par l’extrême droite. Face à l’université, dont il percevait l’urgence de la réformer, il se montra visionnaire, sans pour autant cautionner les évènements de mai 1968, dont il ne comprit pas spontanément le sens profond. Devant le général de Gaulle, dont il soutint la plupart des choix, il garda son indépendance d’esprit en suscitant parfois jusqu’à l’exaspération du héros de la France libre. Amoureux de la liberté pour les autres, il la pratiquait surtout pour lui-même, en la conjuguant au courage. Ses relations à une gauche française, alors pétrie de certitudes, ne pouvaient qu’en être affectées, comme cela est souvent le cas des compagnons de route rigoureux et déçus, qui préfèrent la solitude au risque de devoir renoncer à eux-mêmes.

 


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