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La révolte des ronds-points contre l’Etat central

La révolte des ronds-points contre l’Etat central

Pour le Neu Zürcher Zeitung, en allemand dans le texte (accessible ICI), notre président Gaspard Koenig analyse le mouvement des Gilets Jaunes comme une révolte des ronds-points contre le centralisme. Voici la traduction intégrale de cette publication :

 

Pour débattre, les Suisses se rendent sur la place du village. C’est du moins ce que j’ai pu voir dans le canton de Glaris, en assistant il y a quelques années à une Landsgemeinde qui m’a durablement impressionné, et convaincu des vertus de la démocratie directe locale.

Les Français, eux, se réunissent désormais sur des ronds-points en enfilant des vestes fluorescentes. Partout en France, durant des mois, des dizaines de milliers de « gilets jaunes », salariés, retraités, travailleurs indépendants, se sont spontanément retrouvés aux sorties des agglomérations, apostrophant les automobilistes dans une atmosphère globalement bon enfant. Ils ont construit des cahutes et renoué avec une forme de socialité villageoise, partageant victuailles et doléances.

La place du village suisse est le lieu où depuis des siècles les conflits se dénouent. Le rond-point français est devenu le lieu même du conflit contre l’Etat central. 

Les débordements du week-end, pour spectaculaires qu’ils soient, ne reflètent pas la réalité de ce mouvement profond, divers, venu des entrailles du pays, et toujours soutenu par une majorité de la population. Ce n’est pas une résistance aux réformes : c’est un embryon de révolution qui a d’ores et déjà généré ses symboles et ses martyrs, et qui fait désormais partie de notre histoire au même titre que les journées de 1789, 1830, 1848, 1871 ou 1968.

La place du village suisse est le lieu où depuis des siècles les conflits se dénouent. Le rond-point français est devenu le lieu même du conflit contre l’Etat central. Les gilets jaunes marquent à mon sens le début de la fin du jacobinisme.

Chaque municipalité veut le sien. Le rond-point signale à l’automobiliste l’entrée dans un autre monde, avec ses propres coutumes et règles.

Rappelons tout d’abord que la France détient l’étrange record du monde du nombre de ronds-points par habitant. Environ 50 000 d’entre eux parsèment notre territoire. Ils sont généralement ornés de sculptures discutables d’un point de vue esthétique mais ancrées dans l’histoire locale, célébrant un héros, un paysage ou un produit artisanal. Chaque municipalité veut le sien. Le rond-point signale à l’automobiliste l’entrée dans un autre monde, avec ses propres coutumes et règles. C’est à la fois ce qui rattache et ce qui sépare, ce qui permet la circulation et ce qui délimite l’espace.

L’historien Eugen Weber avait montré à quel point la France était restée en dépit du code civil un pays divers où coexistaient de multiples cultures. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir fleurir, dans les cortèges des manifestants, les drapeaux régionaux. Il n’est pas non plus étonnant que les protestataires les plus radicaux aient brûlé les préfectures, symboles du pouvoir central, et non les mairies, aujourd’hui à l’avant-garde du « grand débat national ». Contre le mythe d’une centralisation éternelle, la France des ronds-points prépare la revanche des Girondins.

Contre le mythe d’une centralisation éternelle, la France des ronds-points prépare la revanche des Girondins.

Les discussions sur les ronds-points tournent essentiellement autour de la personne du Président de la République. On l’interpelle, on le raille, on exige sa démission. Ses effigies sont conspuées voire, dans une mise en scène macabre, décapitées. On commente la moindre de ses phrases, on fait courir sur son entourage les rumeurs les plus folles, on rêve de prendre l’Elysée. Les réseaux sociaux n’ont rien inventé : le Père Duchesne, journal ordurier fondé pendant la Révolution, répandait déjà les plus ignobles ragots sur les puissants du jour. Si les salaires n’augmentent pas, si les hôpitaux ferment, si le prix du pétrole augmente, si les vaches sont malades ou que les enfants ont des mauvaises notes, c’est la faute à Macron. Le débat public français est malade de cette obsession présidentielle, qui empêche de traiter les questions de fond.

Les institutions de la Ve République ont transformé les citoyens français en sujets, plébiscitant tous les cinq ans leur souverain, et rêvant le reste du temps de le renverser.

Les institutions de la Ve République ont transformé les citoyens français en sujets, plébiscitant tous les cinq ans leur souverain, et rêvant le reste du temps de le renverser. Cette « rencontre d’un homme avec un peuple », selon la mythologie gaulliste, est une rencontre toujours ratée qui constitue le stade le plus infantile de la démocratie. Là encore, il n’en a pas été toujours ainsi. De 1870 à 1962, date où le général de Gaulle a introduit l’élection présidentielle au suffrage universel, la République s’était installée dans un régime parlementaire où les idées comptaient plus que les hommes.

En réclamant l’instauration d’un Référendum d’Initiative Populaire, les gilets jaunes expriment de la manière maladroite (et, à mes yeux, erronée) un besoin réel : celui de retrouver une forme d’exercice du pouvoir plus représentatif. Ce n’est pas le Président qu’il faut guillotiner, mais la Présidence qu’il faut abolir. Quant au référendum, il devra d’abord faire ses preuves au niveau local, comme ce fut le cas pendant des siècles en Suisse avant de passer aux votations nationales. Ainsi que l’avait compris Tocqueville, la pratique démocratique commence en bas de chez soi.

Ce n’est pas le Président qu’il faut guillotiner, mais la Présidence qu’il faut abolir.

Enfin, le rond-point se trouve au cœur d’une jacquerie fiscale : les gilets jaunes sont à l’origine des automobilistes en colère contre une surtaxe sur le diesel, investissant logiquement les carrefours pour ralentir le trafic routier. Chacun sait que la fiscalité française est la plus lourde d’Europe. Est-elle injuste ? Pas vraiment, quand l’on sait que 10% des ménages les plus aisés payent 70% de l’impôt sur le revenu. Mais elle est le symbole le plus criant de la centralisation administrative. L’impôt est décidé à Paris par des technocrates. Leurs raisons sont toujours excellentes ; hélas, personne ne les comprend, à commencer par le citoyen censé donner son consentement. Même les impôts dits « locaux » voient leurs taux largement fixés par le ministère des finances.

Les gilets jaunes sont à l’origine des automobilistes en colère contre une surtaxe sur le diesel, investissant logiquement les carrefours pour ralentir le trafic routier.

Le mythe de « l’égalité devant l’impôt » génère les pires inégalités en empêchant les collectivités de choisir leur propre modèle et d’en assumer les conséquences. Aujourd’hui, les budgets municipaux sont abondés par de mystérieux mécanismes de péréquation et de dotation ; en cas de mauvaise gestion, le préfet vient automatiquement exercer la tutelle d’Etat, en bon père de famille. Comment espérer une véritable démocratie locale dans ces conditions ? La responsabilité politique exige une autonomie fiscale. Les Français ne veulent pas moins d’impôt : ils veulent pouvoir en décider eux-mêmes.

La responsabilité politique exige une autonomie fiscale. Les Français ne veulent pas moins d’impôt : ils veulent pouvoir en décider eux-mêmes.

On parle souvent d’une révolte de territoires délaissés. Rien n’est moins vrai. Ces territoires ne sont pas délaissés, ils sont suradministrés : l’écrivain Sylvain Tesson, dans sa longue traversée de France en empruntant les « chemins noirs » les plus reculés, a témoigné de cette omniprésence étouffante, dans nos frais bocages, de la bureaucratie et de ses sinistres acronymes. Ce que réclament les citoyens des campagnes, ce n’est pas de l’argent mais du pouvoir. Le droit et la capacité de s’organiser eux-mêmes. La crise des gilets jaunes ne sera pas calmée par une distribution de bonbons, comme semble le croire le gouvernement qui se ruine en mesurettes pour le pouvoir d’achat. Elle ne peut se résoudre que dans une décentralisation massive et tous azimuts, au niveau à la fois réglementaire, fiscal, institutionnel et politique. Plutôt que de vouloir régler d’un coup de dette les problèmes de tous, donnons à chacun les moyens de résoudre les siens.

La crise des gilets jaunes ne sera pas calmée par une distribution de bonbons, comme semble le croire le gouvernement qui se ruine en mesurettes pour le pouvoir d’achat. Elle ne peut se résoudre que dans une décentralisation massive et tous azimuts, au niveau à la fois réglementaire, fiscal, institutionnel et politique.

Un tel changement de perspective serait compatible avec une Europe des régions qui prendrait la subsidiarité au sérieux. Tout l’inverse de l’Europe dessinée par Emmanuel Macron qui rêve d’ « harmonisation fiscale et réglementaire ». Unité ne signifie pas uniformisation. Que Bruxelles se charge des sujets à fortes externalités comme l’environnement, la défense, le marché intérieur, les négociations commerciales ou l’immigration, et que le reste soit délégué au niveau le plus approprié. Les autonomistes corses ou écossais promeuvent une telle vision, en articulant un projet économique et social de nature régionale avec un fort attachement aux institutions européennes. A l’Assemblée d’Ajaccio, vous pouvez aujourd’hui trouver deux drapeaux : corse et européen. Entre les deux, le tricolore s’est évaporé. Tant mieux ! L’Etat-nation, apparu avec la révolution industrielle et coupable de tant de crimes tout au long du 20e siècle, a fait son temps. Les résurgences souverainistes en sont le chant du cygne.

Un tel changement de perspective serait compatible avec une Europe des régions qui prendrait la subsidiarité au sérieux. Tout l’inverse de l’Europe dessinée par Emmanuel Macron qui rêve d’ « harmonisation fiscale et réglementaire ».

Les gilets jaunes nous forcent à repenser le fédéralisme. Sur les ronds-points, sommes-nous en train de devenir suisses ?


Pour lire le texte de Gaspard Koenig en allemand « Was die Kreisel über die Krise sagen: Im Kern fordern die Gelbwesten mehr Föderalismus » , cliquer ICI.

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